Prætulerim… delirus inersque videri,
Dùm mea délectent mala me, vel denique fallant,
Quàm sapere et ringi.
(HORACE.)
Il est évident, dit Maurice, qu’il viendra un jour où je considérerai comme d’étranges rêveries mes idées présentes sur l’amour ; reste à savoir si alors je serai plus sage, ou si je n’aurai fait que changer de folie ; car je crois bien que ceux-là se vantent d’être sobres, qui ne digèrent plus ; ceux-ci d’être chastes, dont le sang est mort et stagnant ; les autres d’avoir appris à se taire, qui n’ont plus rien à dire ; en un mot, que l’homme fait des vices des plaisirs qui lui échappent, et des vertus des infirmités qui lui arrivent. Que si le jeune homme est riche de ce qu’il espère, le vieillard se fait riche de ce qu’il n’a plus, semblable au renard de la fable, qui, ayant perdu sa queue dans un piége, disait aux autres renards : « Que faites-vous de cette queue inutile qui n’est bonne qu’à balayer la poussière, et à produire dans les broussailles un bruissement révélateur ? » Ce qui me fait prendre en grande pitié la sagesse humaine, et me mène naturellement à me laisser aller à mes sensations, persuadé que je suis que celles du jeune homme ne sont mauvaises que pour le vieillard, et que toute sensation est légitime, par cela seul qu’elle est. Ainsi, je répète que je ne comprends l’amour que pour une femme vierge ; que je serais jaloux du passé autant que du présent ; que je n’aimerais une femme qu’autant qu’elle serait toute à moi, toute sa vie et tout son amour. Je serais envieux des baisers qu’elle aurait donnés à sa mère étant petite fille ; je voudrais que toute sa vie fût en moi ; je voudrais être sa mère, sa sœur, son amant ; je voudrais que le souffle, qui agiterait ses cheveux blonds ne fût que mon haleine ; qu’il n’y eût pour elle d’autre soleil que mes regards, d’autres sensations que celles que je lui donnerais ; je serais jaloux du plaisir qu’elle ressentirait à un fruit, à respirer le parfum d’une fleur ; ou plutôt, comme Dieu, je voudrais être pour elle tout ce qui est : je voudrais être le fruit quelle mangerait, la fleur quelle respirerait, l’arbre qui ombragerait son front, l’eau qui l’embrasserait à la fois tout entière, l’air qui rafraîchirait ses joues et agiterait ses cheveux, le son de l’instrument qui la charme et fait bondir son cœur et danser ses pieds d’eux-mêmes, l’herbe fleurie sur laquelle elle marche et se couche…
Alors seulement j’aurais à moi toute sa vie.
Malheureusement, c’est un amour impossible dans notre vie : aussi ai-je souvent pensé que je le trouverais après ma mort, alors que mon corps et mon âme divisés et partagés en parcelles insaisissables, je serai l’herbe, les fleurs et le vent ; car de ce que l’on appellera la pourriture de mon corps, et qui n’est qu’une dissolution de ses parties, naîtront les fraîches couleurs, l’odeur des roses et le feuillage parfumé des chênes, — À ce compte, très réellement la vie n’est qu’une prison. — Mes molécules rassemblées, resserrées sur une petite surface, me condamnent à un petit nombre de sensations ; mais la mort déliera ces molécules emprisonnées ; la partie céleste de moi, l’âme, remontera au foyer éternel du calorique, et redescendra sur la terre dans les rayons du soleil qui fait tout naître, le reste de moi se divisera à l’infini et deviendra partie de tout ce qui est.
— En attendant tout cela, dit Richard, je ne sais comment tu t’arrangeras avec ton amour pour une vierge. Comment pourras-tu jamais te convaincre qu’une femme, avant d’être à toi, n’aura pas été à un autre ?
— Ainsi l’amour qui me brûle le cœur est un pressentiment ou un souvenir d’une autre vie ; c’est un amour céleste que j’aurai, malgré moi, la folie d’offrir à des femmes pour lesquelles il est trop pur : semblable à nos ancêtres qui adressaient leurs vœux à un tronc d’arbre sous le nom d’Irminsul. Peut-être il vaudrait mieux pour l’homme se résigner aux limites de sa vie, y renfermer ses espérances et ses désirs, et jouir de ce qu’elle renferme de bon, sans tout flétrir par une comparaison avec ses souvenirs et ses pressentimens célestes. Je suis comme un homme qui, ayant respiré un air pur et dégagé d’azote sur le sommet d’une montagne, ne voudrait plus respirer dans la plaine. Les désirs pour le lendemain ne le font pas venir plus vite, et semblent au contraire l’éloigner. Il faut prendre à chaque jour ce qu’il apporte de bonheur et de plaisirs. Il en est de même de notre vie humaine. Vivons-la et attendons l’autre ; mais ne gâtons pas celle-ci par la comparaison de l’autre ; ne demandons pas au tilleul le parfum de la rose, au clavecin les sons de la harpe. Suivre ces conseils serait probablement le meilleur moyen d’arranger sa vie. Cela pourrait d’abord paraître une mutilation ; mais ce ne serait que la taille que l’on fait aux arbres, et qui leur fait porter plus de fruits. Mais c’est une chose pour moi trop difficile et à laquelle je ne puis me résigner. Ainsi, je te l’ai dit, je continuerai à me livrer à mes sensations.
— C’est-à-dire que tu vois ce qu’il faut faire, et que tu ne le fais pas. Je ne suis pas de ton avis : les premières idées que tu as énoncées me paraissent singulièrement mystiques et obscures, tandis que les dernières me plaisent assez, et que je m’en servirai pour mon usage particulier. Ainsi, je ne demanderai aux femmes que ce qu’elles peuvent réellement donner : de l’affection et du plaisir.
— Je n’aime pas entrer dans ces idées, parce qu’il y a en moi une sorte de régulateur qui tend à la vérité mathématique et dépoétise mon imagination, qui, à elle seule, me donne plus de jouissance que ne m’en offre tout ce qu’il y a dans la vie. L’amour, tel que je le sens, et tel que, plus vieux, je trouverai peut-être ridicule de le sentir, est un culte, une idolâtrie ; ce que j’aime, ce n’est pas la femme telle qu’elle est, c’est la femme telle que je la fais. Je reviens à Irminsul : c’était une assez vilaine chose qu’un vieux tronc de chêne ; mais nos ancêtres le surchargeaient de la pourpre romaine et des anneaux d’or arrachés aux doigts des chevaliers romains, de telle sorte que le tronc était caché, et qu’on ne voyait plus que les offrandes et les ornemens. C’est à peu près ainsi que je procède à l’égard de la femme : son éclat est un reflet de mon amour, sa beauté est la couronne et la guirlande d’illusions dont je la cache ; l’encens divin que je brûle devant ma divinité, j’arrive à m’imaginer que c’est son haleine ; ces vives couleurs dont la peint mon imagination, je crois qu’elle les possède ; ce que j’aime, c’est un enfant de mon cerveau délirant.
Certes, il y aurait un autre amour à donner à la femme ; il y a en elle des choses que l’on pourrait aimer sans lui créer des perfections imaginaires ; mais il faudrait n’avoir pas rêvé ces perfections, n’être pas comme les compagnons d’Ulysse, qui, après avoir mangé les fruits du lotos, ne trouvaient plus de saveur à aucun autre fruit, et se consumaient de désirs près des délicieuses figues de l’Attique. Il faudrait aimer dans les femmes les qualités réelles qu’elles possèdent, et le plaisir qu’elles donnent.
— Je t’affirme que c’est tout ce que j’aime en elle, et que je ne leur demande pas autre chose.
— Tu seras plus heureux que moi, parce que ta route a un but, et que la mienne n’en a pas ; tu trouveras les figues délicieuses, moi, j’ai goûté les fruits du lotos, le souvenir de leur saveur affadira tout pour moi. Mon culte pour la femme est absurde ; la femme est trop semblable à l’homme pour qu’on lui adresse un culte ; excepté quelques modifications, le corps et l’âme sont pareils dans les deux sexes ; c’est de l’affection qu’on doit à la femme, parce que l’homme n’ayant pas comme Dieu tout en lui, la femme est le complément de son existence ; on doit aimer la femme comme une partie de soi, comme l’aveugle aimait le boiteux qui le dirigeait, comme le boiteux aimait l’aveugle qui le portait, comme s’aiment deux joueurs d’échecs, parce qu’ils trouvent ensemble un plaisir que chacun d’eux ne pourrait trouver seul. Mais cette manière de considérer l’amour, qui, plus je l’approfondis, plus elle me semble réelle et raisonnable, est trop prosaïque ; je ne veux pas dépouiller l’amour des illusions qui l’embellissent à mes yeux : si on voulait retrancher de la vie tout ce qui est illusion, on ôterait aux corps les couleurs qui ne sont que l’absorption ou la réflexion des rayons solaires ; on ôterait à l’herbe sa couleur verte, à la rose ses nuances pourprées. Je tiens pour certain que mes croyances sur l’amour sont des rêves, mais de ces rêves dans lesquels, en ayant la conscience que l’on dort, on craint de se réveiller : ainsi, je ne veux plus en parler aussi mathématiquement ; à force de me prouver que je dors, je finirais par ne plus dormir, et je regretterais le songe.
— Puisque tu refuses de te servir de ta raison, et que tu la laisses de côté, comme on laisse au grenier de beaux meubles un peu vieux pour remplir sa maison de colifichets que la mode invente et détruit en un mois, je m’en servirai en ta place, et nous verrons si j’en ferai bon usage ! Tu n’as pas oublié que tu passes la soirée chez mon père.
— Au contraire, je l’ai complètement oublié. J’ai promis d’aller ce soir travailler avec mon ami Fischerwald, qui s’occupe d’un grand ouvrage sur la botanique ; je dessine les fleurs de son herbier, et il les fait colorier par des mercenaires.