XII Hélène à Marie

Il n’y a qu’à toi que j’oserais écrire ce qui s’est passé en moi, et ce que je fais me paraît à moi-même si extraordinaire, que je ne suis pas bien sûre de n’avoir pas de grands torts.

Depuis ma dernière lettre, mon père a senti son état s’améliorer, hier même il a essayé de se lever, mais il est encore trop faible. Monsieur le garde général est venu tous les jours à la maison, toujours s’efforçant de me dire des choses agréables, moi ne répondant pas, ou répondant des choses insignifiantes. Avant qu’il fût décidé qu’il serait mon mari, cet homme ne me déplaisait pas, je le voyais même avec plaisir ; mais maintenant sa vue me produit l’effet que cause l’aspect d’un reptile, un frisson involontaire. Notre mariage est fixé à trois jours d’ici, et hier ma mère m’a prise à part, elle m’a fait de bizarres confidences : dans trois jours je serai déshabillée dans le même lit avec cet homme, et il faudra me soumettre à tout ce qu’il jugera à propos. Je me suis mise à pleurer ; j’ai juré à ma mère que je n’y pourrais jamais consentir, que je ressentais pour lui un invincible éloignement ; elle a souri, en me disant que cela passerait. J’ai été choquée de voir répondre aussi légèrement sur une chose qui me rend si malheureuse ; je me suis crue perdue en voyant que ma mère n’avait aucune sympathie pour mes chagrins. J’ai longtemps pleuré quand j’ai été seule, puis j’ai écrit à monsieur le garde général ; je lui ai dit que la probité m’obligeait à lui avouer que je ne l’aimais pas, que je ne l’épousais qu’avec répugnance, et que je ne me croyais pas capable d’accomplir les devoirs dont j’allais prendre l’engagement sacré. Il ne m’a pas répondu, et le lendemain matin mes parens m’ont montré une lettre qu’il leur avait envoyée. Il m’a semblé bien mal à lui de vouloir m’obtenir ainsi sans me consulter, de prétendre faire l’affaire avec mes parens malgré moi, comme s’il s’agissait d’une coupe de bois ou de quelques pièces de gibier. Ma mère m’a reproché de manquer de confiance en elle ; je lui ai répondu qu’elle avait repoussé ma confiance par un sourire ironique. Alors je leur ai peint énergiquement ma répugnance pour ce mariage ; ils m’ont répliqué par des considérations d’intérêt ; et quand je leur ai parlé avec l’effroi que j’en ressens du supplice horrible d’un mariage sans amour, ils m’ont dit que j’étais une enfant, que je ne savais ce que je disais, qu’ils voyaient mieux que moi ce qui était bon et convenable, qu’ils ne faisaient rien que dans mon intérêt, que de bons parens devaient user de leur autorité pour faire boire à leur enfant une boisson amère, si elle doit lui être salutaire. J’ai encore voulu discuter, mais ils m’ont dit de me taire. Alors je me suis jetée à genoux et je les ai priés… ils ont été inflexibles ; puis ma mère m’a dit que mon père ne pourrait travailler d’ici à quelques temps, que si ce mariage ne se faisait pas, notre avenir à tous trois était de mourir de faim ; j’ai répondu que je travaillerais pour eux le jour et la nuit ; que je serais heureuse et fière de nourrir mes parens. Ils m’ont renvoyée dans ma chambre.

Plus j’y songe, Marie, plus je vois qu’il est impossible que ce mariage s’accomplisse ; il m’effraie plus que ne ferait la mort ; — il ne se fera pas.

J’ai fait encore une dernière tentative : j’ai écrit une seconde lettre à monsieur le garde général ; si elle n’obtient pas de succès, je prendrai la fuite ; j’irai te demander un asile et du travail ; je travaillerai pour moi et pour mes parens ; j’abandonnerai cette vie si douce, si calme, si renfermée, que j’ai menée jusqu’ici ; cette maison où mon frère et moi nous sommes nés ; je quitterai tout plutôt que de céder à ce qu’on veut faire de moi.

Share on Twitter Share on Facebook