Voici ce qui m’est arrivé ; quand j’ai reçu votre lettre avec de l’argent, dont j’attribuais l’origine à quelque présent de votre parrain, j’ai invité les bas officiers, mes camarades à un dîner.
Au dessert, j’ai dit à tous :
— Mes amis, nous autres soldats ne sommes pas riches, et l’argent qui me procure le plaisir de vous réunir ici est une libéralité d’une sœur que j’aime plus que mes deux yeux ; buvons à sa santé.
— À la santé de la sœur d’Henreich ! cria tout le monde un peu échauffé par le vin.
— À la santé de toutes les filles de joie ! — cria un de mes camarades, notre voisin Lewald, que la landwehr a emmené avec moi, et qui était plus ivre que les autres.— Ce sont les seuls parens qui soient bons à quelque chose.
J’ai deux sœurs honnêtes femmes, ajouta-t-il ; elles me laisseraient manger mon baudrier avant de m’envoyer un pfenning ; je les donnerais toutes deux pour une fille d’esprit comme la tienne, Henreich, et je t’offrirais encore une paire de guêtres neuves par-dessus le marché.
Je devins rouge et me levai.
— Lewald, dis-je, que signifie cette folie ?
— Allons, allons, dit-il, ne sais-je pas que ta sœur est la maîtresse en titre d’un riche seigneur ? Je l’ai vue, lors de mon congé, dans une belle voiture ; je la connais assez pour avoir joué avec elle quand nous étions enfans.
Échauffé moi-même par le vin, je lui jetai à la tête une bouteille que je tenais à la main. Il riposta.
— Tu as menti ! m’écriai-je en le secouant vigoureusement, tu as menti, toi et tous ceux qui diront comme toi, et je vous ferai rentrer les paroles dans la gorge avec la lame de mon sabre.
— Soit, dit Lewald ; mais je n’ai rien dit que de vrai. Ta sœur est la concubine d’un grand seigneur, et je t’en fais mon compliment.
Le lendemain, nous tirâmes le sabre, et je lui donnai un coup de pointe dans le bas-ventre ; on l’emporta à l’hôpital demi-mort. Il me fit appeler.
— Henreich, me dit-il, tu m’as tué ; et pourtant j’avais dit vrai. Si je n’avais pas été ivre, je n’aurais pas ainsi parlé devant nos camarades ; mais je te jure en mourant que ta sœur est la maîtresse d’un comte.
Il mourut dans la nuit d’hier.
Moi, je reste déshonoré et assassin de mon meilleur camarade.
Je vous renie pour ma sœur ; je ne veux plus entendre parler de vous.
Toi, cette jolie petite Hélène aux cheveux blonds, si pure, si naïve, aujourd’hui une prostituée ! c’est infâme ! Ne m’écrivez pas, je ne recevrais pas vos lettres.