XIX Une civière

Malgré la lettre d’Hélène, le comte ne perdit pas courage ; seulement il fit quitter sa livrée au domestique chargé de lui rendre compte de ce qui se passait. Il voulut essayer de quelques présens ; ils ne furent pas reçus : il savait les jours où sortait Hélène, et jamais il ne manquait de se trouver sur son chemin.

Cependant il finit par perdre patience : une autre intrigue vint le distraire, Hélène n’entendit plus parler de lui, et lui ne pensa plus à elle que comme on se rappelle un songe agréable dont l’impression s’efface tous les jours.

Cependant arrivait le printemps.

Le soleil, plus chaud, colorait les toits qui semblent le salir : les rayons du soleil doivent se coucher mollement sur l’herbe et le feuillage.

Sur le bord des rivières fleurissaient les chatons des saules, autour desquels venaient déjà bourdonner les abeilles on sentait un besoin d’air frais, et la poitrine s’en gonflait avec avidité.

Les premières violettes parfumaient l’herbe et la mousse ; les cerisiers balançaient leurs riches panaches de fleurs blanches ; les trembles, les hêtres, les érables, se couvraient de feuilles, ainsi que les aubépines ; les oiseaux d’hiver avaient cessé leurs chants secs et aigus, et la fauvette, dans le jeune feuillage des lilas, faisait entendre sa voix pleine et vibrante ; le rossignol aussi commençait à chanter.

On était au mois d’avril.

Pour la première fois de sa vie, Hélène ne jouissait pas de ce réveil de la nature ; elle demeurait tristement renfermée entre des murailles humides, elle, accoutumée à renaître avec les fleurs sous les rayons caressans du premier soleil.

De sa fenêtre, elle voyait du ciel à peu près une toise carrée : mais elle le voyait bleu, transparent ; c’était assez pour lui rappeler la forêt qui devait feuillir et exhaler un doux parfum ; l’herbe qui, perdant ce vert morne et froid de l’hiver, prenait une teinte jaune et vigoureuse. Que n’eût-elle pas donné pour une branche en feuilles, pour quelques fleurs de prunier.

Mais, dans les villes, on ne fait que soupçonner le printemps, par les indications de l’almanach et par l’aspect de l’air chaud et transparent ; les plus belles fêtes de la nature ne sont, pour l’habitant de la ville, que l’harmonie lointaine d’un bal pour le pauvre qui meurt de froid à la porte de l’hôtel.

La pauvre Hélène pleurait, puis elle tomba malade.

Marie la soigna comme eût fait une mère ; il fallut payer un médecin et acheter des drogues.

Marie travailla une partie de la nuit ; ses jolis yeux devenaient rouges et fatigués ; son teint perdait sa fraîcheur. Hélène s’en apercevait et lui serrait les mains en pleurant.

Marie s’en aperçut aussi, et, en se regardant dans son miroir, elle sentit s’échapper de ses yeux une larme qu’elle se hâta d’essuyer.

Pour Maurice, un jour il partît pour aller dessiner quelques fleurs de l’herbier de son ami Fischerwald, puis en route il se dit : — Dessiner des fleurs quand les abricotiers fleurissent ! Bast ! Je vais aller vivre au milieu des arbres qui se chargent de feuilles et de fleurs, et d’oiseaux qui chantent ; je vais marcher sur l’herbe, et sur les violettes, et sur les fleurs de fraises ; je vais respirer le parfum du jeune feuillage ; je vais voir la nature reprendre ses habits de fête ; je vais gonfler ma poitrine d’air ; je vais vivre à la campagne ; je vais me sentir et m’écouter vivre ; la vie est au printemps une jouissance et un bonheur.

Et il partit, de sorte que l’ouvrage de son ami Fischerwald fut suspendu ; de sorte que l’imprimeur ne put continuer à donner à Marie des gravures à colorier, et que Marie se trouva sans ouvrage. Alors elle vendit, sans rien dire à Hélène, une petite croix d’or qu’elle tenait de sa mère ; mais Hélène le vit, et, sans rien dire non plus, l’embrassa en pleurant. Cette somme suffit quelques jours ; mais elle devait avoir une fin, et Marie, qui sortait cependant tous les jours, ne pouvait trouver d’ouvrage.

Hélène voyait décroître chaque jour les misérables piles de kreutzers qui étaient sur la cheminée, et après cet argent, il n’y en avait pas d’autre. Hélène songea que si Marie était seule, elle pourrait, avec ce qui lui restait, attendre qu’il lui arrivât du travail ; tandis que les dépenses accrues par les frais de la maladie auraient dévoré les quelques groschen, et que toutes deux se trouveraient sans ressources et sans pain.

Un matin donc que Marie, comme de coutume, était sortie pour voir si quelqu’un voudrait lui donner à travailler, Hélène dit à une vieille voisine que Marie, à qui elle avait quelques obligations, avait priée de rester près d’elle :

— Ma bonne, je ne puis voir plus longtemps Marie se tourmenter et s’accabler de privations pour moi : on m’a dit qu’il y a des maisons où l’on reçoit et où l’on soigne les pauvres malades, faites-moi l’amitié de m’y conduire, je vous en saurai une grande reconnaissance.

— Comment ! s’écria la vieille, vous voulez aller à l’hôpital ?

— Pourquoi pas, ma bonne ?

— Mais, ma chère, dit la vieille en joignant les mains, il n’y a que les misérables qui vont là.

— À coup sûr, dit Hélène, aucun d’eux n’est plus misérable que moi. Dites-moi, ma bonne voisine, voulez-vous m’aider à m’habiller, pour que nous puissions partir avant le retour de Marie ?

— Non, non, dit la vieille, mademoiselle Marie ne me pardonnerait pas de vous avoir aidée dans un semblable projet.

— Comme vous voudrez, ma bonne, dit Hélène avec des yeux que la fièvre rendait ardens. Si vous ne voulez pas m’aider, j’irai seule en m’appuyant contre les maisons : on ne refusera pas de m’indiquer le chemin.

Et, en parlant ainsi, elle se leva sur son séant ; mais sa tête appesantie par le mal retomba sur le traversin.

— Vous le voyez, dit la vieille, vous n’auriez pas la force de faire le trajet.

— Mais alors que vais-je devenir avec ma pauvre Marie ? Malgré les privations qu’elle s’impose, elle ne pourra bientôt plus payer ni le médecin, ni les drogues, et la pauvre fille me verra mourir sous ses yeux, sans pouvoir me donner du secours. Au nom du ciel ! ma bonne, trouvez moyen de me faire porter à l’hôpital, ou, quand je devrais tomber à chaque pas, je m’y traînerai seule. Elle fit encore un effort pour se lever ; la vieille l’arrêta.

— Puisque vous êtes si décidée, dit-elle, ma pauvre enfant, je vais appeler mon mari et son fils ; ils vous porteront sur une civière.

— Merci, ma bonne, merci, dit Hélène, je n’oublierai pas ce service ; et si je ne meurs pas, si jamais je suis moins pauvre, je saurai le reconnaître.

Alors la vieille alla chercher son mari et son fils, et tous deux, après avoir couché Hélène sur une civière couverte, la portèrent à l’hôpital.

— Qui portez-vous donc ainsi ? dit une femme.

— Hé ! ma chère dame, dit la vieille, c’est une pauvre belle jeune fille bien malade que nous portons à l’hôpital.

Un jeune homme s’était arrêté pour entendre la question et la réponse.

— Une jeune et belle fille ! se dit-il, seule, sans amis, sans autre secours qu’une vieille femme qui la porte à l’hôpital. J’aimerais une femme ainsi abandonnée des hommes et du ciel ; celle-là serait toute à moi ; je serais pour elle les hommes et le ciel, toutes ses affections seraient pour moi ; je remplirais son âme tout entière ; toute sa vie serait à moi, à moi seul. Parbleu ! on dira ce qu’on voudra, je ne laisserai pas passer, ainsi sur une civière peut-être de quoi remplir toute ma vie de bonheur ; et, si je me trompe, ce sera toujours une bonne action. Qu’il est beau de dire à cette jeune fille : — Tu n’as pas une mère pour te soigner dans ta maladie, et pour veiller à ton chevet, élever ta tête trop basse, et recevoir dans son cœur tes plaintes et tes gémissemens, tu n’as pas un amant qui travaille pour toi, qui souffre de ton mal, et prenne ta fièvre sur tes lèvres ; tu n’as pas d’amis ! et Dieu te laisse pleurer, et souffrir, et mourir.

Moi, je serai ta mère, ton amant et ton Dieu ; je te soignerai, et je veillerai près de toi, et j’appuierai ta tête malade sur mon bras ; je travaillerai pour toi, et je ne te laisserai pas mourir, et cette vie que je t’aurai conservée, je la ferai heureuse par le don de ma vie et de mon âme ; je la couronnerai d’amour. Pardieu ! on dira que je suis fou ; mais on ne portera pas cette jeune fille à l’hôpital.

Et Maurice leva la tête ; mais dans sa rêverie il s’était arrêté, la civière avait marché, et il y avait trois rues; il demanda à un marchand par où avaient pris les porteurs. Cet homme n’avait rien vu, mais il le regarda avec curiosité : ses regards embarrassèrent Maurice ; il s’en alla.

— Malédiction ! dit-il, combien de fois l’homme a-t-il son bonheur à ses pieds sans daigner se baisser pour le ramasser !

Quelques instans après, le premier moment d’humeur passé, il songea que ce qu’il avait rêvé n’était guère possible ; cette fille est peut-être d’une très mauvaise nature, peut-être est-ce une prostituée ! Il continua sa route en riant de son enthousiasme.

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