XX

Hélène fut placée dans une des salles de l’hôpital : c’était une longue salle avec une rangée de lits de chaque côté.

Sa jeunesse, sa beauté et la douceur de sa voix affaiblie, lui attiraient quelques égards ; mais la pauvre fille était si malade qu’elle ne s’en apercevait pas, elle était plongée dans une torpeur presque complète, ses yeux entr’ouverts ne voyaient pas, ses oreilles n’entendaient pas.

Marie, aussitôt qu’elle rentra et qu’elle apprit ce qui s’était passé, accourut à l’hôpital. Quand elle arriva, et qu’elle vit Hélène confondue avec les femmes les plus misérables et les plus abandonnées, couchée comme elles, vêtue comme elles, elle se sentit le cœur bien gros ; cependant elle comprenait qu’Hélène avait pris le parti le plus sage, et chaque jour elle venait passer une partie de la journée auprès de son lit, car malheureusement elle n’avait pu trouver d’ouvrage, et son temps n’était pas employé.

Les médecins et leurs élèves, dont l’attention avait été éveillée par la beauté d’Hélène, ne tardèrent pas à s’apercevoir de tout ce qu’il y avait en elle de noble et d’élevé ; aussi, quand ils allaient de lit en lit, examinant chaque malade, et faisant leurs prescriptions d’un ton brusque et indifférent, leur attitude, leur son de voix changeaient au lit d’Hélène, et naturellement, au lieu de la désigner comme les autres par le numéro de son lit, ils l’appelaient mademoiselle, lui parlaient avec bienveillance, cherchaient à lui donner du courage et de l’espoir, la recommandaient aux gardes-malades, et jetaient encore un regard de son côté après qu’ils étaient passés au lit suivant, où ils retrouvaient leur indifférence et leur brusquerie.

Un jour, tandis qu’Hélène, de sa douce voix, disait, comme de coutume, au médecin et à ses élèves : « Merci, messieurs, » une vieille femme, dont le lit était voisin du sien, vieille femme avec des cheveux d’un gris sale, s’échappant en désordre de son bonnet, aux yeux creux et hagards, au corps maigre et desséché, lui dit d’une voix aigre et cassée :

— Pauvre folle ! de les remercier ; crois-tu donc que ce soit par bonté qu’ils te montrent de l’intérêt ? Si c’était de la compassion, ils en auraient aussi pour moi, qui suis plus malade que toi ; mais les brigands me laissent mourir, moi, parce que je suis vieille. S’ils te parlent à voix douce, c’est parce que tu as de beaux yeux, des cheveux bruns, soyeux, et qu’en prenant ton bras pour te tâter le pouls, ils découvrent ta jeune poitrine douce et blanche. Mais, ma pauvre fille, tout cela n’empêche pas de mourir, vois-tu ; il te faudra mourir comme moi que tu regardes avec dégoût. Tu entends, ma belle demoiselle, il te faudra mourir comme moi ; ils ont hoché la tête en te quittant.

— Oh ! dit Hélène, ne me parlez pas ainsi.

— Dans le lit où tu es étendue, dit la vieille femme sans l’écouter, il y avait avant toi une fille aussi jeune et aussi belle que toi, elle est morte ; les plus grands yeux s’éteignent, la plus petite bouche reste ouverte et sans haleine. Ils l’ont emportée pour la disséquer, et ces brigands qui sont si bons pour toi, ils t’emporteront et te disséqueront aussi.

— De grâce, dit Hélène, laissez-moi ; que vous ai-je fait pour me parler ainsi ?

— C’est que tu fais la fière de ce que ces coquins de médecins s’arrêtent plus longtemps à ton lit qu’au mien ; c’est que tu es orgueilleuse de ta beauté, et que je t’ai vue plusieurs fois détourner les yeux de mon lit. À quoi te servira ton beau corps quand il sera nu sur la table de dissection, et qu’ils te couperont par morceaux avec leur scalpel ?

— Au nom du ciel, taisez-vous ! dit Hélène.

— Il ne faut pas mépriser les vieilles femmes, sotte créature ; il te faut mourir comme la vieille femme, et peut-être avant elle, et, qui pis est, sans avoir vécu, alors que la vie que l’on n’a pas goûtée paraît belle et riante. Tes lèvres roses seront froides et mortes avant qu’un baiser d’amour les ait touchées ; tes yeux resteront fixes et morts avant qu’ils aient rencontré un regard d’amour ; la vieille femme est plus heureuse que toi : elle a vécu sa vie, et elle ne regrette dans la vie que la vie seule ; elle a épuisé les plaisirs. Pourtant, si ces gens n’étaient pas des brigands, ils ne me laisseraient pas mourir. Oh ! les brigands, les scélérats !

Heureusement pour Hélène, la colère fatigua tellement cette femme, qu’elle se retourna et tomba assoupie ; mais Hélène resta avec de tristes impressions. — Comment, dit-elle, je vais mourir si jeune, et, comme elle dit, sans avoir vécu, sans avoir été heureuse, sans avoir été ni épouse ni mère ! Je vais mourir de misère, sans que ma mère ni mon père, ni mon frère Henreich, soient près de mon lit, sans que personne pleure ni me dise adieu ; et cette femme dit qu’on portera mon corps nu sur une table, et ma mère ne sera pas là pour protéger ma pudeur, pour empêcher d’affreux regards, pour renfermer sa fille dans le linceul !

Et elle se prit à pleurer, amèrement ; quand Marie arriva, elle trouva son amie avec un redoublement de fièvre.

— Ma bonne Marie, dit Hélène, va voir si ma mère ne m’a pas écrit, je voudrais bien avoir de ses nouvelles.

Deux jours après, avant l’heure où l’on entrait à l’hôpital, un homme vint au lit d’Hélène, conduit par un infirmier : elle dormait.

Il la regarda fixement, et resta absorbé devant cette figure céleste, en proie à la douleur, et peut-être bientôt à la mort, sans secours d’amis, sans soins de mère ni d’amant, sans amour qui veillât sur elle.

Son émotion devint si forte, lui qui n’avait guère coutume d’être ému, que de grosses larmes roulèrent dans ses yeux, qu’il se pencha sur la main d’Hélène qui était restée hors du lit, et la baisa.

Elle se réveilla et fut d’abord surprise en voyant un homme d’un âge mûr, dont le visage ne peignait d’ordinaire que l’habitude du plaisir et de l’insouciance, pleurant près de son lit, puis elle le reconnut et s’écria avec effroi : — Le comte Leyen !

— Oui, ma belle Hélène, c’est moi, dit-il, moi bien triste de vous voir en cet état, et qui ne puis me pardonner de ne l’avoir pas su plus tôt ; mais vous serez raisonnable, vous céderez à l’amour le plus tendre, et vous me permettrez de prendre soin moi-même de la seule femme que j’aie jamais aimée.

— Monsieur le comte, dit Hélène, laissez-moi, je vous en supplie ; je vous rends grâce de l’intérêt que vous me témoignez, mais je ne puis accepter vos offres, elles m’épouvantent : ne m’en parlez plus ; rien que d’y songer me fera mourir de honte et de désespoir.

À ce moment l’infirmière revint avertir le comte qu’il était l’heure où l’on entrait dans l’hôpital.

— Chère Hélène, dit-il, pensez un peu à moi, à ce que je vous ai dit ; je reviendrai demain.

— Monsieur, dit Hélène, ne revenez pas.

Le comte ne répondit pas et donna de l’argent à l’infirmière ; et, en s’en allant, il en donna aussi aux employés, leur recommandant Hélène, puis il sortit.

Il revint le lendemain.

Et le surlendemain.

Toujours sans pouvoir fléchir Hélène, dont cependant la santé était loin de s’améliorer.

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