— Je gage, dit mon père, que Trimm n’attache à cet article du Décalogue aucun sens déterminé. — Caporal, dit Yorick, qu’est-ce qu’honorer son père et sa mère ?— Monsieur, répondit Trimm, c’est leur donner trois sous par jour de sa paie quand ils sont vieux. — Et l’as-tu fait ? — Oui, monsieur, il l’a fait, dit mon oncle Tobie. — Eh bien, dit Yorick, en se levant de dessus sa chaise et prenant le caporal dans ses deux mains, tu es le meilleur commentateur que je connaisse de ce commandement, et je t’estime plus que si tu avais mis la main au Talmud.
(STERNE.)
Il se fit un tressaillement dans le feuillage des noisetiers.
Leyen et Fischerwald se retournèrent brusquement.
— Ce n’est pas elle, dit le comte.
— C’est le vent, dit Fischerwald,
Ventus leves permurmurat umbras.
— Vous attendez quelqu’un ? dit Maurice ; et il se leva.
— Ce n’est que ma maîtresse, dit le comte ; vous m’obligerez de ne pas vous déranger. Je ne suis pas fâché que vous la voyiez. C’est la plus belle créature que vous puissiez rencontrer.
— Je ne le puis, dit Maurice ; une affaire me rappelle…
— La voici, dit le comte. À la faveur de ce sentier si droit, j’ai aperçu sa robe blanche. Attendez-moi.
Quand le comte fut parti :
— C’est, dit Fischerwald, un objet de luxe qui lui coûte 4,000 florins par mois.
— Adieu.
— Tu n’attends pas le comte ?
— Non, je n’aime pas à rencontrer cette sorte de femme.
— C’est réellement une très belle fille.
— C’est une raison de plus que tu me donnes de m’en aller. Il me semblerait voir une belle rose rongée par un ver.
Et ici Maurice commença une dissertation sur ce qu’avait de triste pour lui la vue d’une belle nature flétrie et salie. La dissertation fut assez longue, comme presque toutes les dissertations de Maurice.
Le comte rejoignit Hélène.
Elle marchait rapidement. Ses yeux étaient fixes et ardens ; elle ne voyait pas Leyen qui l’arrêta.
— Où allez-vous donc ?
— C’est vous ?
— Oui ; qu’avez-vous ?
— Je ne vous reconnaissais pas.
— Répondez-moi. Vous êtes souffrante ; qu’avez-vous ?
— Il faut partir loin, très loin.
— Calmez-vous. Auriez-vous été exposée à quelque insulte ? Je vous jure que celui qui vous a offensée ne sortira pas vivant de cette forêt. Je vais appeler.
— Monsieur, monsieur, dit Hélène, que personne ne me voie ; je mourrais de honte. Ma mère m’a chassée, ou plutôt m’a défendu d’entrer dans la maison où je suis née ; elle m’a appelée fille perdue, monsieur ; elle m’a dit que ma présence la faisait rougir ; que mes pas salissaient la chambre où est mort mon père. Alors deux grosses larmes tombèrent des yeux d’Hélène.
— Mon Hélène, reprends ta raison, méprise le délire d’une vieille folle. Remets-toi : nous approchons. Il y a un étranger ; essuie tes yeux.
— Pourquoi y a-t-il un étranger ? reprit Hélène. Qu’ai-je besoin de voir un nouveau visage, un nouveau témoin de ma honte ? Et surtout, pourquoi faire croire que je la supporte sans désespoir ? Vous me dites d’essuyer mes yeux : pour votre vanité, il faut que je paraisse belle, n’est-ce pas ? vous faites de moi comme de votre cheval, que vous faites piaffer et caracoler quand il y a du monde. Je ne veux pas voir cet étranger.
— Hélène, vous êtes folle.
— Ah ! c’est vrai ; vous avez tous les droits ; je me suis vendue. Voici mes yeux essuyés ; menez-moi devant cet étranger ; je vais tâcher d’être belle pour vous faire honneur, pour qu’on dise : Son Excellence le comte Leyen a de beaux chevaux, de beaux chiens, une belle maîtresse et un beau carrosse. Allons, monsieur.
Quand ils arrivèrent, Maurice était encore à sa péroraison ; il achevait de prouver qu’il ne pouvait rester, — mais il n’était plus temps de se retirer. Il salua silencieusement Hélène. Hélène rendit le salut froidement, et ne regarda pas Maurice.
On se remit en place.
On servit des fruits, des gâteaux, des vins fins.
Longtemps Hélène fut sombre et préoccupée, et garda les yeux baissés.
Maurice dit bas à Fischerwald : — Elle est bien belle !
Alors Hélène leva la tête et regarda Maurice pour la première fois. Maurice rougit, et parut contrarié et embarrassé qu’elle l’eût entendu. Hélène ne put comprendre pourquoi, contrairement à tous les hommes qu’elle voyait d’ordinaire, il renonçait à la petite reconnaissance que toute femme ne peut s’empêcher de ressentir pour l’homme qui lui fait un compliment.
Alors elle jeta sur lui quelques regards furtifs, et vit un sourire de mépris errer sur ses lèvres, quand Leyen et Fischerwald vinrent à parler de l’amour comme ils pouvaient en parler.
Il ne prit aucune part à la conversation tant qu’elle roula sur ce chapitre. — A-t-il donc, pensa Hélène, quelque chose à dire que ces gens ne comprendraient pas ?
— Tu ne dis rien, mon Hélène ? dit le comte.
— Eh ! monsieur, reprit-elle avec une profonde amertume ; sais-je rien de ce que vous dites, moi ?
Et dans son regard, dans l’accent de sa voix, il y avait de la douleur et du désespoir. Repoussée par sa mère, elle avait jeté les yeux sur elle-même, et sentait douloureusement son humiliation. Elle regrettait la pauvre petite maison et l’amitié d’Henreich, et elle se rappelait les paroles de son frère : Tu épouseras un brave garçon.
Maurice à son tour la regarda ; leurs yeux se rencontrèrent et se détournèrent aussitôt.
— Ma belle malade, dit Fischerwald, je suis, comme vous savez, assez original, et mes idées sont bien à moi, et ne me sont suggérées par personne.
Je ne pense pas comme les bœufs ruminent, ainsi que s’exprime un écrivain. J’ai imaginé de substituer des drogues morales et métaphysiques aux drogues végétales et pharmaceutiques, en quoi je suis approuvé par beaucoup de savans et de philosophes, qui conseillent au médecin de guérir l’esprit avant le corps. C’est pourquoi je vous ordonne formellement un peu d’oubli des idées tristes qui semblent vous préoccuper, et une légère dose de cette aimable gaîté que je vous vois quelquefois.
— À l’approbation des savans et des philosophes, le docteur peut joindre la mienne, si toutefois il la juge digne de quelque attention, dit le comte Leyen.
— C’est ce qui vous consolera facilement de ne pas obtenir la mienne, docteur Fischerwald, dit Hélène; ma gaîté est d’ordinaire exempte de préméditations, et les idées tristes qui me préoccupent sont trop profondément entrées dans mon âme pour que je les puisse secouer, ainsi que vous secouez avec les doigts les miettes de gâteau qui sont tombées sur votre jabot.
— Croiriez-vous, dit Leyen en se tournant vers Maurice, que cette profonde douleur n’a d’autre cause que d’avoir été mal reçue par sa mère, vieille folle, que cette pauvre fille accable de soins et de prévenances ?
— Non, non, dit Hélène, s’adressant aussi à Maurice ; ma mère a tort, j’aime à le croire ; car, si je me suis prostituée et vendue…
— Hélène !… dit sévèrement le comte, lui rappelant par un signe des yeux la présence de Maurice.
— Oh ! monsieur , reprit-elle en haussant les épaules, à quoi bon ce mystère ? monsieur ne sait-il pas qui je suis. Si je me suis prostituée et vendue, c’était pour nourrir ma mère. Vous le savez, monsieur le comte, et je vous adjure de le dire hautement. J’étais pauvre et j’ai résisté à vos offres brillantes et à votre persévérance. J’étais mourante à l’hôpital, et je vous ai vu pleurer sur mes pieds et sur mes mains, en me suppliant d’accepter vos bienfaits, et j’ai refusé, aimant mieux mourir de faim et de misère, jeune et belle, sans avoir encore vécu : je n’ai cédé qu’à la voix de ma mère qui me demandait du pain. Est-ce vrai, monsieur le comte ?
— Oui, dit Leyen ; et pourquoi n’avez-vous pas dit cela à votre mère, quand elle a osé vous chasser de chez elle ?
— Parce que cela aurait été trop affreux pour elle, de voir que c’était elle qui m’avait jetée là, — dans cet abîme de honte et d’opprobre, comme elle dit ; — qu’il lui aurait fallu traîner sa tête grise à mes pieds, dans la poussière, pour me demander pardon ; car je lui ai donné plus que ma vie. J’ai fait plus, qu’ouvrir mes veines et lui donner mon sang à boire ; j’ai fait plus que d’arracher mon cœur de ma poitrine, et le lui donner à manger. Car alors je serais morte, tandis que je vis pour porter le deuil de mon bonheur et de ma vie.
Maurice regardait Hélène sans presque respirer, pour ne pas perdre une seule de ses paroles qu’elle prononçait avec une véhémence extraordinaire, avec une voix profonde et déchirante.
— Ma mère a eu tort, continua-t-elle ; car, même ignorant ce que j’ai fait pour elle, elle ne devrait pas repousser sa fille, parce qu’elle est malheureuse. Qu’est-ce donc que l’amour et l’amitié, si l’on ne vous aime plus quand on est coupable ? Mais ce qui fait que je pleure, c’est que j’ai senti là mon malheur, malheur irréparable, et qui durera autant que moi. C’est que j’ai vu les guirlandes blanches et parfumées de ces églantiers, dont mon frère Henreich voulait tresser ma couronne de fiancée. C’est que j’ai vu, sous les arbres à l’ombre desquels j’ai passé mon enfance, comme sortir de l’herbe, où fleurissent encore des violettes que je cueillais, et voltiger autour de moi les rians fantômes de ma jeune imagination. C’est que j’ai reconnu mes joies pures et mes douces espérances, et qu’elles n’ont pu rentrer dans mon cœur, semblables à l’oiseau qui fuit les marécages fétides.
— Madame, dit Maurice, ce que vous avez fait pour votre mère est bien beau ! Si on ne peut vous appeler vertueuse, qu’est-ce que la vertu ?
— Monsieur, monsieur, s’écria Hélène en lui saisissant la main, dites-vous vrai ? Répondez-moi, ajouta-t-elle en plongeant de ses yeux dans ceux de Maurice, répondez-moi : qui vous fait parler ainsi ? est-ce une sotte complaisance comme on en a tant pour moi ? ou vos paroles sortent-elles de votre cœur ?
— Madame, dit Maurice avec le calme de la conviction, j’ai dit ce que je sentais. Pour moi, vous êtes la femme la plus vertueuse que je connaisse.
Hélène ne répondit pas ; mais il y avait dans son regard la reconnaissance qu’elle aurait ressentie, si Dieu lui avait dit :
Pauvre fille, dépouille ta vie flétrie, — comme les frêles demoiselles sortent de leurs larves qui vivaient dans la bourbe des ruisseaux, et s’élancent balancées sur leurs ailes de gaze, semblables à des émeraudes, à des saphirs, à des topazes vivantes, pour voltiger dans l’air et sur les fleurs des prairies ; — dépouille ta vie flétrie, et recommence, pure et innocente, une vie de bonheur et d’amour.