— Où est Richard ? dit Maurice.
— Chez le maître d’escrime.
— C’est singulier, dit Maurice en s’en allant ; ce diable de Richard ne manque pas une leçon. Ce garçon-là fait tout ce qu’il veut. Comment se fait-il que moi je n’aie pas encore pu réussir à en prendre une seule ? Je vais aller le joindre.
C’était le matin ; il faisait un beau soleil, et il y avait à traverser un petit bois ; le soleil rendait transparentes les jeunes feuilles qui formaient sur la tête de Maurice une fraîche tente de verdure ; à peine quelques espaces laissent voir le ciel bleu ; les oiseaux chantaient doucement en secouant leurs ailes et étalant coquettement leur plumage au soleil ; l’herbe était haute et touffue et parsemée de fleurs de fraisiers ; outre le chant des oiseaux, on n’entendait rien que de temps en temps une bouffée de vent qui faisait frissonner les feuilles.
Quand Maurice fut à l’extrémité du bois, et qu’il aperçut devant lui les premières maisons du village et l’ombre qu’elles projetaient, il voulut jouir encore un instant des douces sensations qui s’étaient emparées de lui ; il se retourna, et laissa plonger sa vue entre les arbres et les buissons ; puis écouta encore le chant des oiseaux et le frissonnement des feuilles, et aspira à longs traits cet air suave et pur avant d’entrer dans la ville, comme le plongeur avant de descendre sous les flots ; puis s’appuya contre un châtaignier, et se laissa aller à une rêverie sans but et sans objet, telle que la font naître les riches et paisibles scènes de la nature quand on s’identifie à elle, quand on mêle son haleine au parfum des fleurs et au souffle du vent ; quand on vit de la vie des arbres, de celle des oiseaux, de celle de l’eau qui coule sous l’herbe ; quand la poitrine se dilate, quand on se trouve heureux rien que de vivre, rien que d’oublier et de sentir ; quand il semble qu’il manque des sens pour sentir tout cela.
— Il n’y a dans la nature ni haine ni combats, se dit Maurice ; il y a du soleil pour toutes les plantes, des plantes pour tous les terrains.
Un arbre ne cherche pas à avoir une double part de soleil aux dépens d’un autre arbre ; chaque être organisé vit renfermé dans les conditions que lui a prescrites la nature. Le chêne ne produit que des glands, le genêt ne cherche pas à projeter un large ombrage.
Dans notre société, au contraire, il semble n’y avoir qu’un peu de soleil que l’on s’arrache et se dispute, qu’un peu de terre où tout le monde ne peut mettre ses pieds. L’existence est une conquête, le sommeil une usurpation, la nourriture une victoire. Il semble toujours Qu’il y ait, trop d’hommes, ou que Dieu, père imprévoyant, n’ait pas songé, d’avance aux besoins de ses enfans.
C’est que personne ne veut rester là où il est, ni tel qu’il est ; c’est que personne ne comprend l’harmonie, que chacun veut jouer des solos ou au moins des dessus, et aime mieux causer une discordance que de ne pas paraître, dût-il jouer faux et blesser l’oreille, pourvu qu’on l’entende personnellement, lui en dehors des autres ; c’est qu’on ne comprend pas que dans la nature le moindre atome est autant qu’un homme, un fétu de paille autant qu’un monde ; parce que là il y a harmonie, parce que si vous ôtez le fétu, il y aura discordance comme si vous ôtiez ce monde.
C’est qu’on ne comprend pas que si la grosse caisse, dans un concert, ne veut obéir ni aux pauses ni aux silences, et prétend chanter, que si chaque instrument veut se faire entendre toujours et par-dessus les autres, il y aura cacophonie et charivari ; tandis que si chacun se contente de jouer sa partie, il y aura et musique et harmonie, et que chaque instrument, fût-il un chaudron et n’eût-il qu’une note, aura pour sa part contribué à cette harmonie.
Chaque homme est bien tel qu’il est, avec ses vertus, ses vices, ses passions, ses cheveux, ses yeux et ses dents : il a sa partie à jouer, mais la plupart veulent prendre les vices, les vertus, les passions, les cheveux, les yeux et les dents d’un autre. Tout le monde veut s’emparer d’une seule chose, tandis que chacun a sa vie distincte à vivre. Aujourd’hui tout le monde veut être gouvernement ; ce n’est ni plus ni moins ridicule que si tout le monde, dans une ville, s’avisait de se faire bottier.
Cela m’explique la jouissance infinie que je trouve dans la solitude, au sein de la nature, où tout est ordre, calme et harmonie ; tandis que dans la société tout est désordre, guerre et confusion.
Il faut que je sois bien irrésolu et bien lâche pour ne pas vivre dans la retraite et dans la solitude.
Il faudrait se faire une solitude à deux.
Une femme qui comprît la vie comme moi et qui mêlât son existence à la mienne, comme un ruisseau à un ruisseau, comme le son d’une harpe au son d’une harpe ; puis clore sa vie, vivre ensemble, sentir ensemble, mourir ensemble, comme si Dieu n’avait créé qu’elle et moi ; jouir du soleil, de l’ombre et de l’air, comme s’ils n’avaient été faits que pour nous deux.
À ce moment, Maurice se retourna en entendant des pas : c’était Richard qui revenait. Ils rentrèrent tous deux ensemble, prirent des fleurets et s’escrimèrent. Quoique Maurice fût naturellement plus vigoureux et plus adroit que son ami, il eut un grand désavantage. Tous deux ne s’arrêtèrent que lorsqu’ils furent accablés de fatigue et de chaleur.
— Remets ton habit, Richard, dit Maurice ; il fait un vent frais, et rien n’est si dangereux qu’une transpiration répercutée.
Richard remit son habit. Maurice continua :
— Tous les exercices violens produisent une irritation des poumons qui a pour cause la fréquence des mouvemens d’aspiration et de respiration, et l’introduction d’une plus grande quantité d’air. Si cette irritation, qui se calmerait d’elle-même en laissant la transpiration cesser doucement et naturellement, est au contraire augmentée par un refroidissement, il s’en suivra des douleurs de tête ou céphalalgie, des frissons, une douleur de côté, une toux légère, c’est-à-dire, en un seul mot, une pleurésie aiguë, et vous vous trouvez exposé au médecin et à tous les antiphlogistiques connus.
Ou si la toux est plus forte, si la douleur de côté change de place, vous avez une pneumonie.
Enfin la répercussion de la transpiration produit depuis le rhume simple jusqu’au cathare, depuis le cathare jusqu’à la phtisie pulmonaire, depuis la phtisie pulmonaire jusqu’à la mort.
Il serait donc fort niais de s’exposer, je ne dis pas à la mort, qui n’a aucunes conséquences, et qui n’est que quand nous ne sommes plus, mais à des maladies longues et aiguës, pour avoir négligé un soin hygiénique aussi simple et aussi facile que celui de ne pas s’exposer au refroidissement après un exercice qui cause la transpiration.
Seulement alors, Maurice s’aperçut que la sueur qui le couvrait était devenue froide ; il se rhabilla, mais ne put ramener la chaleur. La nuit il eut le frisson, puis une fièvre violente.
C’est pourquoi il fit appeler son ami Fischerwald.