XXXIX

Fischerwald sortit de sa poche un foulard qu’il étendit sur l’herbe ; puis il s’assit vis-à-vis du comte et s’écria :

— Qu’il est doux de s’étendre sur l’herbe ! In cespite viridi, comme dit Tibulle.

Patulæ… sub tegmine fagi.

Sous l’ombrage touffu d’un hêtre, comme dit Virgile.

— Ô nature !… s’écria-t-il.

À ce moment il s’arrêta ; car il ne trouvait dans aucun auteur un passage qui pût achever sa pensée. Il craignait d’être sur le point de penser une chose que personne n’avait encore pensée. Mais heureusement il se rappela encore Virgile.

— Ô nature ! dit-il, j’aime ta riche table de velours vert et tes festins sans apprêts.

Dulcia poma

Castanæ molles, et pressi copia lactis.

« Des pommes, des châtaignes et du fromage. »

— Passez-moi, je vous prie, cette cuisse de volaille, monsieur le comte, j’ai un horrible appétit ; et si vous n’aviez abondamment pourvu aux vivres, je serais tenté, comme les Troyens, Lavina ad littora, de manger nos tables.

— Monsieur, dit le comte, nous n’avons d’autre table que l’herbe.

Quand le tête-à-tête n’est consacré ni aux épanchemens de l’amour, ni à ceux de l’amitié, il ne peut se subdiviser qu’en deux classes :

1o Les tête-à-tête ennuyeux ; — 2o les tête-à-tête insupportables. — Celui du comte et de Fischerwald, qui avait commencé naturellement par être de la première espèce, après qu’on eût épuisé quelques lieux communs, commença à approcher de la seconde.

Le comte était ce qu’on appelle d’ordinaire un homme d’esprit, c’est-à-dire qu’il joignait à un grand usage du monde une certaine grâce de manières et de langage, et que, s’il n’avait, le plus souvent, rien de neuf ni d’attrayant à dire, il savait parfaitement ce qu’il ne fallait pas dire. C’est un esprit négatif avec lequel beaucoup de gens se tirent d’autant mieux d’affaire, qu’il n’offense et ne blesse personne.

On trouve fréquemment tel homme qui passe pour très spirituel dans une maison, et mérite en effet cette réputation tant qu’il est entre les murailles de ladite maison, mais qui compromet cette renommée aussitôt qu’il en a passé le seuil. C’est que son esprit consiste dans une connaissance approfondie de certaines formes, de certaines convenances, de certaines relations adoptées dans cette maison.

Il en est de même des différentes classes de la société. Un maçon ne fera pas rire des gens rassemblés dans un salon ; mais vous pouvez être sûr que l’esprit le mieux orné du salon ennuiera le maçon à la mort.

C’était la situation réciproque de Leyen et de Fischerwald. Tous deux étaient hors de leur monde et dépaysés ; chacun comprenait parfaitement qu’il n’amusait pas son compagnon, et, ce qui est pis, qu’il n’y avait aucune probabilité que la chose changeât.

Aussi Leyen se mit à pétrir dans ses doigts des boulettes de pain pour son lévrier ; Fischerwald compta les pétales d’une petite fleur qui se trouvait près de lui.

Puis, quand chacun eut tiré de son occupation particulière tout le plaisir qu’il jugea en pouvoir tirer, Fischerwald dit :

— Nous avons eu une belle journée.

— Magnifique, reprit le comte.

Et il recommença à jeter au lévrier des boulettes de pain.

Et Fischerwald cueillit une seconde fleur pour voir si le nombre des pétales égalait celui des pétales de la première.

Comme ceci dura quelque temps, et qu’il n’est personne à qui il ne soit arrivé d’en faire autant, le lecteur peut facilement se passer de plus longs détails à ce sujet.

Share on Twitter Share on Facebook