XV

Quand je fus arrivé au moment où Virginie, rappelée en France par sa tante, sent, pour ainsi dire, le déchirement de son être en deux, et s’efforce de consoler Paul sous les bananiers, en lui parlant de retour et en lui montrant la mer qui va l’emporter, je fermai le volume et je remis la lecture au lendemain.

Ce fut un coup au cœur de ces pauvres gens. Graziella se mit à genoux devant moi, puis devant mon ami, pour nous supplier d’achever l’histoire. Mais ce fut en vain. Nous voulions prolonger l’intérêt pour elle, le charme de l’épreuve pour nous. Elle arracha alors le livre de mes mains. Elle l’ouvrit, comme si elle eût pu, à force de volonté, en comprendre les caractères. Elle lui parla, elle l’embrassa. Elle le remit respectueusement sur mes genoux, en joignant les mains et en me regardant en suppliante.

Sa physionomie si sereine et si souriante dans le calme, mais un peu austère, avait pris tout à coup dans la passion et dans l’attendrissement sympathique de ce récit quelque chose de l’animation, du désordre et du pathétique du drame. On eût dit qu’une révolution subite avait changé ce beau marbre en chair et en larmes. La jeune fille sentait son âme, jusque-là dormante, se révéler à elle dans l’âme de Virginie. Elle semblait avoir mûri de six ans dans cette demi-heure. Les teintes orageuses de la passion marbraient son front, le blanc azuré de ses yeux et de ses joues. C’était comme une eau calme et abritée où le soleil, le vent et l’ombre seraient venus à lutter tout à coup pour la première fois. Nous ne pouvions nous lasser de la regarder dans cette attitude. Elle, qui jusque-là, ne nous avait inspiré que de l’enjouement, nous inspira presque du respect. Mais ce fut en vain qu’elle nous conjura de continuer ; nous ne voulûmes pas user notre puissance en une seule fois, et ses belles larmes nous plaisaient trop à faire couler pour en tarir la source en un jour. Elle se retira en boudant et éteignit la lampe avec colère.

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