Le lendemain, quand je la revis sous les treilles et que je voulus lui parler elle se détourna comme quelqu’un qui cache ses larmes et refusa de me répondre. On voyait à ses yeux bordés d’un léger cercle noir, à la pâleur plus mate de ses joues et à une légère et gracieuse dépression des coins de sa bouche, qu’elle n’avait pas dormi, et que son cœur était encore gros des chagrins imaginaires de la veillée. Merveilleuse puissance d’un livre qui agit sur le cœur d’une enfant illettrée et d’une famille ignorante avec toute la force d’une réalité, et dont la lecture est un événement dans la vie du cœur !
C’est que de même que je traduisais le poème, le poème avait traduit la nature, et que ces événements si simples, le berceau de ces deux enfants aux pieds de deux pauvres mères, leurs amours innocents, leur séparation cruelle, ce retour trompé par la mort, ce naufrage et ces deux tombeaux, n’enfermant qu’un seul cœur, sous les bananiers, sont des choses que tout le monde sent et comprend, depuis le palais jusqu’à la cabane du pêcheur Les poëtes cherchent le génie bien loin, tandis qu’il est dans le cœur et que quelques notes bien simples, touchées pieusement et par hasard sur cet instrument monté par Dieu même, suffisent pour faire pleurer tout un siècle, et pour devenir aussi populaires que l’amour et aussi sympathiques que le sentiment. Le sublime lasse, le beau trompe, le pathétique seul est infaillible dans l’art. Celui qui sait attendrir sait tout. Il y a plus de génie dans une larme que dans tous les musées et dans toutes les bibliothèques de l’univers. L’homme est comme l’arbre qu’on secoue pour en faire tomber ses fruits : on n’ébranle jamais l’homme sans qu’il en tombe des pleurs.