L’Homme qui n’a pas su qu’il y avait la guerre

Nous entourerons de mystère le lieu de ce récit. Nous ne dirons pas s’il se trouve au Maroc, en Algérie, en Tunisie, dans le Nord ou dans le Sud, en plaine ou en montagne.

*

* *

— Si vous êtes là pour me dépister, autant l’avouer tout de suite que je fasse mon ballot.

Mais l’homme, qui avait toujours ses instruments de travail à la main, reprit confiance au fond de son atelier.

Il lisait la lettre que je venais de lui présenter.

— C’est imprévu, dit-il, mais puisque c’est de sa part…

D’anciens pègres demeurent en Afrique. Tous ne rêvent pas de Marseille, de Nantes ou de Paname.

L’homme qui m’avait donné la lettre était resté, après sa libération, sous « le soleil de ses malheurs ». Sa profession : marchand de vin au Maroc.

J’allais parfois poser mon coude sur son comptoir.

— De votre temps, était-ce comme aujourd’hui, on assure que c’était pire.

Son temps s’acheva en 1920.

— Ni pire ni mieux, c’était honteux. Mais vous devriez aller voir X… Il déserta chez les Chleuhs pour fuir les coups. C’était un bon garçon, et intelligent. Lui vous dirait des choses utiles. Je vais vous donner une lettre, car il se garde à carreau, sa situation n’est pas légale. J’ai confiance en vous, pas ? Je vous dis tout ça comme à un curé.

C’est de la sorte qu’un mois après je trouvais l’homme au fond de son atelier, en cet endroit mystérieux.

Mettons que l’individu s’appelât Isbert.

— Je ne suis pas une vulgaire saleté. Ici, dans ce village, on me connaît. La première année on m’a laissé de côté. Puis on a vu que j’étais un ouvrier sérieux. Le travail est venu.

Il posa ses outils et m’emmena dans son galetas.

— Je ne crains pas la justice populaire. Si l’on réunissait les honnêtes gens de ce pays pour me juger ils diraient : Isbert a bien payé, laissez-le continuer d’être un brave homme. Mais si l’on me repince, ce sera pour me traîner devant le conseil de guerre et là : Isbert est un sale pègre, dira-t-on, un individu dangereux ! Et pour refaire de moi un homme, on me replongera dans la pourriture du pénitencier.

— Vous avez déserté chez les Chleuhs ?

— Je me suis évadé chez les Chleuhs, je n’ai pas déserté.

Et, se rebiffant :

— Faut pas confondre !

Il mit ses yeux au plus grand diaphragme. Et comme s’il n’était pas encore revenu de ce qu’il allait dire, il prononça avec stupeur :

— Et cependant, je n’ai pas su qu’il y avait la guerre !

« C’était en mai quatorze. J’étais tombé des joyeux dans le pénitencier. Je n’étais pas aux joyeux pour avoir descendu un citoyen dans la rue. Non ! J’avais pris deux fois, sans payer, le train de Lyon à Grenoble, et en troisième, encore ! Infraction à la police des chemins de fer, ainsi la chose se nomme. Et je fus classé parmi les grands criminels. J’arrive aux Bat’ d’Af’. Le commandant nous fait un petit discours. « Pour moi, dit-il vous n’êtes que des soldats. Vos erreurs du passé, je ne veux pas les connaître… » ça va, pensais-je, ça va bien. Dix minutes après le discours, alors que nous étions au garde à vous devant nos lits, un sergent me dit : « Vous, votre tête ne me plaît pas, il faudra en changer. » Huit jours plus tard, il me crie : « Ou vous changerez de tête, ou vous irez aux durs (aux travaux publics). » Je ne parlais pas, j’observais la discipline. Un dimanche, comme j’étais prêt pour la promenade, il me dit : « Est-ce qu’on sort dehors, quand on a une sale tête de cochon comme la vôtre ? Restez là. » Alors je lui sautai dessus, d’homme à homme : cinq ans de travaux publics pour moi.

— Qu’est-ce que vous examinez ? me demande Isbert.

— Je vous écoute, continuez.

— C’est mes portraits qui vous épatent ?

Aux murs de la chambre du déserteur antimilitariste, on pouvait admirer les augustes traits de Foch, de Joffre, de Sarrail, de Mangin, de Gouraud et de Guynemer.

— Alors, vous arrivez aux travaux publics ?…

— Oui, et l’on me reçoit au pénitencier en m’envoyant un trousseau de clefs par la figure.

— Qu’est-ce que vous aviez fait ?

— J’arrivais, c’est tout ce que j’avais fait. On tapait sur nous comme sur des ânes. Le bruit de la trique sur le corps des hommes devenait un bruit ordinaire.

Avant d’entrer chez Isbert, j’avais observé l’homme. Il semblait calme. Peu à peu, au rappel de ce passé, une fureur l’anima. Il grinça des dents.

— Quand j’y repense, je vois rouge !

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