CHEZ LES CHLEUHS

» Et un matin je me suis sauvé devant moi. Je n’ai pas décidé le coup froidement. Je me suis emballé comme un cheval. Les balles de la sentinelle sifflaient dans mon galop. Je suis tombé chez l’ennemi.

Pourquoi nous tape-t-on dessus comme ça ?

Savez-vous ce qu’il faudrait dans les pénitenciers ?

Il rit comme pour marquer d’avance qu’il allait dire une chose énorme.

— Des curés.

Par curé, ils n’entendent pas un prêtre qui viendrait leur faire le catéchisme. Curé ! rabbin ! pasteur ! ils ne sont pas fixés sur la confession. En soutane ou en pantalon, ils n’y regarderaient pas de si près. Ce n’est pas leur foi qui a soif. S’ils disent curé, c’est pour tout résumer d’un mot. Ils voudraient un homme qui fût parmi eux, non par métier, mais par bienveillance. Lorsqu’une bonne pensée naît dans l’esprit ou le cœur d’un détenu, ce détenu ne trouve personne à qui la confier. Tout élan vers le bien est étouffé par de gros rires. De mauvais meneurs, tant que vous en voudrez ; de bons meneurs, aucun ! Me désignant un travailleur, un sergent me dit : « C’est le moraliste ! » et à ce mot une bonne rigolade jaillit de son nombril et inonda tout son corps.

— Alors, vous êtes tombé chez les Chleuhs ?

— Dans un village d’abord. C’était au bout de trois jours de marche, hein ? Et pour nourriture des artichauts sauvages. À ma vue, la population décampa. Je me suis dit : on va te tuer ! Je levai une main comme l’on fait dans le pays. Ce sont les enfants qui avaient fui et les femmes. Je n’avais pas vu d’hommes chleuhs encore. J’avais jeté mon képi, bien entendu. Le soleil m’avait tapé dessus et j’avais bien mal à la tête. Hé ! savez-vous bien que j’étais très malheureux ! Ils ne m’ont pas tué, non, c’est une race intelligente. Ils ont compris que j’étais un perdu, et que je ne leur voulais pas de mal… J’ai gardé leurs troupeaux, j’ai réparé leurs bricoles. Je n’ai pas cherché leurs femmes. J’y suis resté sept ans.

» Ils parlaient bien de barouds (de batailles), je croyais que c’étaient des batailles du Maroc. C’est pendant ce temps que j’ai vu manœuvrer les Allemands, quatre dans mes sept ans. Je n’étais pas très calé sur ces histoires de nations, aussi le premier n’a fait que m’épater. C’était un matin. Qu’est-ce que je vois dans le village ?… un Français ! Je veux dire un type que je croyais français. Je vais lui dire bonjour. Il parlait français, mais pas très bien. Il me demande ce que je fais ici. Je lui dis tout. Et il s’en va sans plus s’intéresser à moi. C’est plus tard, quand il en passa deux autres tout pareils, que j’appris que c’étaient des gens qui venaient porter du flouss (de l’argent) au chef, contre nous, et que j’ai vu que c’étaient des Allemands. Eh bien ! si j’avais pu faire savoir le truc à ceux que ça regarde chez nous, je l’aurais fait. C’étaient des gars culottés tout de même ! Ils parlaient berbère mieux que moi. Et comment qu’ils avaient fait pour passer ? Il y a dans la vie de fichus fourbis qu’on ne connaît pas !

— Comment êtes-vous revenu ?

— On a beau s’habituer, on ne s’habitue pas ! J’ai dit un jour : je vais rentrer, tant pis ! Il passait par moments des marchands qui venaient par le trick (le chemin) du Tasfilet, et pour vendre quoi ? Rien du tout. Je crois que c’est plutôt pour balader leurs femmes sur des ânes ; ils ont toujours plus de femmes que de marchandises. Je me suis mis bien avec l’un d’eux. J’avais laissé pousser ma barbe, comme de juste. J’avais bu de l’eau pendant tout ce temps. Sous mon burnous, je parie que ma mère ne m’aurait pas reconnu. Et je partis pour piquer les ânes des mouquères.

— C’était en 1920 ?

— Sept ans après, 1920. Alors, attendez. C’est à ce moment que je n’allais plus rien comprendre. Le voyage à pied dura vingt-deux jours, pas ? J’arrive à Meknès. Je m’habille comme tout le monde. Là, je vois des soldats marocains qui s’en allaient et j’entends dire : « Ils vont en Allemagne ! »

— Pourquoi qu’ils vont en Allemagne ?

— Pour garder le Rhin ! qu’on me répond.

— Alors, c’est les Marocains qui gardent le Rhin, à présent ?

— D’où que tu sors ?

— C’était un chauffeur à qui je parlais. Je ne pouvais pas lui dire d’où que je sortais. Alors, je ne dis rien. Ce fut comme ça pendant deux jours. Je n’osais pas interroger, je voyais dans les journaux : « Les bolcheviks marchent sur Varsovie ! » Qu’est-ce que c’est que les bolcheviks ? que je demandais. Voilà que de nouveaux peuples avaient poussé sur la terre ! On me dit : « Les bolcheviks, c’est des Russes, eh ! ballot ! » Alors, je crus que c’étaient des espèces de Lapons qui s’étaient réveillés et descendaient comme des pirates vers les pays chauds. Guillaume, que je connaissais – que je connaissais comme tout le monde – il n’était plus empereur, mais bourgeois dans la Hollande !

» J’avais laissé les journaux, car c’était comme si je n’avais pas su lire ; je ne comprenais plus rien de ce qui était dessus. C’est un copain, un soir, à qui j’ai dit ce qui m’était arrivé, qui m’a tout dit. Le tsar Nicolas était bouzillé et toute sa famille bouzillée aussi ; les Américains avaient traversé la mer.

» — Et tu sais, qui me dit, y a plus d’Autriche !

» — Où que ça s’est passé la bataille, que je demande, à Sedan ? Combien de morts en tout ?

» — Devine.

» — Trente mille, que je réponds.

Le copain se tape sur les cuisses.

» — Six millions !

» — Six millions, que je dis en rigolant ! Faut tout de même pas me prendre pour une tourte.

» — Mais puisque ça a duré cinq ans !

» — Où que ça s’est passé, alors ?

» — À point d’endroit. De batailles y en a pas eu, qu’un jour, la bataille de la Marne. Après, ce fut partout à la fois.

» — Ah ! là là ! que je faisais. Ah ! là là ! Et combien de morts pour les Français ?

» — Un million et quatre cent mille !

» — Alors, mon père, mon frère, mon oncle y sont peut-être bien morts ?

» — Oh ! ça, sûrement ! qui me répond.

*

* *

J’emmenai l’homme boire un café chez l’Arabe.

— Et toutes ces aventures vous sont arrivées parce qu’un jour vous aviez pris le train sans payer de Lyon à Grenoble ?

Mon compagnon fit un effort pour se tirer de son formidable souvenir :

— Et aussi parce qu’on nous frappait comme des bêtes.

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