— … Vous pouvez même dire à quarante-sept ans.
C’est le doyen.
— Doyen, mais pas désabusé. La vie va reprendre.
L’homme s’occupe déjà de sa libération prochaine.
— Il me semble, lui dit un officier, que vos idées, en religion, ne sont pas bien arrêtées.
— Ma religion c’est la vie…
— Vous avez écrit en même temps au pasteur, au rabbin et à une dame patronesse d’une œuvre catholique.
— J’assure mes derrières.
— J’ai deux réponses à votre sujet. Un avocat d’Alger vous a trouvé une place dans les ponts et chaussées, et l’on vous offre un emploi aux Galeries de France, à Oran.
— Dans la nouveauté ! Non ! mon capitaine, vous ne voyez pas Schibert dans la nouveauté ?
C’était Schibert. Schibert est un vieux coq qui se redresse sur des pieds fatigués. Schibert aime la vie !
Voici la sienne :
— Je fus « exclu » une première fois. C’était en 1889. J’étais jeune, j’étais beau, j’aimais le soleil et les demoiselles. Ce mot d’exclu décida de ma destinée. Je me remis tout seul dans le mouvement, je m’évadai.
» J’aimais les demoiselles et les voyages et je partis en Indo-Chine. Engagé volontaire – j’aimais aussi l’armée, j’aimais et j’aime tout – engagé volontaire au 9e d’infanterie coloniale à Hanoï, Tonkin, voilà que je fais le chevalier, c’est-à-dire que je me bats avec un sergent en l’honneur et pour l’amour d’une Européenne au beau corsage. Dix ans de travaux publics pour le chevalier et adieu la mignonne !
» Le 16 août 1901 – j’aime la précision, j’aime tout – on embarque à Haïphong le pauvre Schibert sur le Sinaï. On me transportait du pays de Bouddha, au pays de Mahomet, je veux dire en Algérie.
» On arrive à Colombo, je brise ma chaîne, culbute la sentinelle, je me jette à l’eau, gagne la terre, me voilà Cinghalais. « Pourquoi Cinghalais ? » me dis-je. Je pars pour Singapour et je remonte à Pénang.
» Pénang ! Monsieur ! Pénang ! l’île de mon mariage ! Vingt-six novembre 1901, à cinq heures de l’après-midi, quel beau cortège ! le consul de France, le Père des Missions – ah ! le bon père – et toute la famille du principal marchand de jonc mâle de Malaisie ! Là-dessus, je dis à ma petite femme : « Allons aux Philippines. » Elle bat des mains et dit : « Allons aux Philippines ! » Je débarque à Manille avec ma rose de Pénang (sa femme) – 17 décembre 1901.
» Manille ! Là, il faut s’arrêter. Il faut s’arrêter treize ans et deux mois. Monsieur, j’apprends l’espagnol, j’apprends l’anglais. J’ai deux enfants. Ma femme est belle. Je reçois un diplôme d’honneur. Je suis cocu. Malheureux jour, monsieur, que ce jour de février 1914 où m’arriva cette surprenante révélation. Adieu ! dis-je ! Adieu une fois de plus. Je revins à Singapour comme ingénieur civil et administrateur des ponts et chaussées. Mars 1914.
» Le malheur était dans mes poches. Condamné par la cour d’assises de Singapour à six ans de travaux forcés pour viol – si l’on peut dire – je suis incarcéré le 27 avril.
» Il faut encore s’arrêter six ans, monsieur.
» Le 19 janvier 1920, à Singapour toujours, l’Angleterre m’embarque sur le Dongola et me débarque à Devonport, 73.000 habitants.
» J’étais malade. L’Angleterre me soigne à l’île de Wight dans une maison de santé. Je guéris. L’Angleterre veut me renvoyer en France. Je saute à Southampton, je vois mon consul. Je proteste. Je dis : « L’Angleterre me rejette en France parce que je suis déserteur. Elle dit que je suis déserteur et c’est elle qui, de 1914 à 1920, m’a gardé dans ses prisons. » Le consul dit : « Faut obéir à l’Angleterre. » J’obéis. Je débarque au Havre. Je me présente au commissaire spécial. Il m’arrête. Mauvais jours ! Et de tout cela, que ressort-il à la lumière de la justice de mon beau pays ? Que j’ai vingt mois à faire aux exclus ! Combien de problèmes fallut-il aligner pour arriver à cette solution ? Des milliers, monsieur, en se servant de la règle à calcul, foi d’un ingénieur des ponts et chaussées ! Vingt mois, me dis-je, ce n’est pas le Pérou. Va pour vingt mois d’exclus. Je ne connaissais pas les mines de Kenatza, il est vrai.
» Maintenant, c’est fini. Les beaux matins reviennent. Déchirez les lettres, mon capitaine, les lettres pour la place d’Alger et la maison de nouveautés d’Oran. C’est aux Antilles que je veux aller… »
Ce n’est pas un fou, c’est un « exclu », mais un sur cent…