— Écoutez, j’ai réfléchi. Je ne vous dirai rien.
Rondier m’avait pourtant donné rendez-vous.
— Vous repasserez dans quatre jours ? Je vais préparer mes dépositions. Il y a vingt-cinq ans que je suis là-dedans. Aucun n’en sait plus que moi. Je pourrais tenir le crachoir pendant deux mois.
Rondier avait changé d’avis.
La scène avait lieu dans un camp, au Maroc. Rondier portait la raie, se rasait tous les matins. On dira que je mens parce que les détenus ne possèdent pas de rasoir. Je répondrai que Rondier se rasait tous les matins. Il n’avait pas la livrée réglementaire, mais un chandail de laine bleue. Rondier était frais, soigné, confortable.
Il était détenu et cuisinier et n’avait rien d’un détenu et rien d’un cuisinier. Nous aurions rencontré Rondier sur la route, notre perspicacité eût été bien ennuyée. Rien d’un travailleur, rien d’un rentier. Ni paysan, ni bourgeois, ni gentilhomme. Pas davantage un militaire. Un homme tout court peut-être ? Même pas. Rondier, décidément n’était pas né sous un chou comme tout le monde.
C’était l’orchidée de l’arbre des pénitenciers.
C’était un hors la loi vivant à son aise dans le carcan des lois.
— À quoi servirait-il que je vous parle ? Raisonnons. Je suis tranquille. J’ai quarante-six ans. Je suis l’ancien du plus vieil adjudant. Les maisons marchent comme elles marchent. Il faut savoir si l’on est de la maison ou si l’on n’en est pas. Moi j’en suis. Si j’aide à la démolir elle va me tomber sur le dos. Qu’est-ce que j’y gagnerais ?
Il astiqua les ongles de sa main droite sur la paume de sa main gauche.
— Je ne vois plus cela du même œil que les jeunes. Ma vie est là. J’ai appris à manœuvrer dans un champ, ailleurs, je serais emprunté. Que voulez-vous que j’aille faire dans le civil, par exemple ? Le pénitencier et moi cela ne fait plus qu’un. Ce n’est pas à mon âge qu’on recommence une existence.
Sur la paume de sa main droite, il astiqua les ongles de sa main gauche.
— Il ne me reste plus que trois ans. À ma sortie, et, la chose est probable, si la légion ne veut pas de moi, je ne sais ce que je deviendrai. À de vieux détenus de mon espèce, on devrait réserver une situation dans les pénitenciers mêmes. Voilà ce que je puis vous dire. Pour le reste mon intérêt est de me taire.
Rondier regagna son fourneau.
Comme un peu plus tard je passais à portée de sa cuillère à pot, il me dit :
— Pas d’ambition, un peu de jugement, c’est ce qu’il faut dans notre monde.