Faucher Edmond était plutôt un vieux tableau qu’un vieux cheval. Quand il me fut présenté, il ne dit pas son nom, mais ceci : l’homme le plus tatoué du monde. C’est à Maison-Carrée, près d’Alger, à la prison, que je fis cette connaissance.
Faucher n’est pas un bluffeur. Il prouve ce qu’il avance. Il retire ses chaussettes, laisse choir son pantalon, enlève sa veste :
— Voilà !
— Épatant ! fis-je, épatant !
— De la racine des cheveux à la plante des pieds.
Il leva ses pieds l’un après l’autre.
— Regardez les deux chromos des fesses !
— Épatant !
— Cherchez un coin de ma peau qui n’ait pas son paysage. Cherchez bien.
Debout sur ses doigts de pieds, les bras dressés, il tourne lentement.
— Regardez bien partout, hein ? partout. Est-ce que je vous épate ?
— Tu m’épates !
— Le motif central (le tatouage du dos) demanda deux ans et sept mois de travail. Remarquez la chevelure de la femme.
— Elle mousse.
— Cette chevelure est mon plus beau morceau. Elle est si vivante qu’on a, paraît-il, envie de la prendre dans sa main.
Il me fit face, ferma les yeux, et dit :
— Sur les paupières ! approchez-vous.
De tendres colombes bleues roucoulaient sur ses paupières.
La paume des mains, l’intérieur des oreilles étaient décorés. Une chasse à courre s’engageait sur sa poitrine et s’achevait sur sa cuisse droite par la curée. Duchesses, marquises, gentilshommes en costume Louis XV échangeaient des grâces autour de son nombril. Des retardataires accouraient ventre à terre de sa région fessière.
— Je ne fus complet qu’au bout de cinq ans et onze mois, exactement. Ce fut pénible et ce fut cher. Mais j’avais mon but. Je ne pensais pas à m’amuser, j’assurais mon avenir. C’était pour en faire mon métier. Bonne idée, vous savez ! J’en eus la preuve en Espagne. Eh oui ! Je m’étais évadé. À la foire de Santander, ce fut moi le clou. Une baraque, une Espagnole à la caisse pour recevoir les pesetas, moi à l’intérieur, la fortune arrivait. Vous avez bien observé qu’il n’y a rien d’indécent dans mes tableaux. C’est exprès. Tout le monde pouvait entrer, les femmes, les enfants. À la fête de Neuilly, à la foire du Trône, deux fois par an à Montmartre, c’était la vie assurée, honnête et régulière, de l’argent et de la renommée.
Mon enseigne était trouvée :
Le gobelin vivant
L’homme le plus et le mieux tatoué du monde
Edmond FAUCHER
Entrée : 0 fr. 50
Se tournant vers le directeur de la prison :
— Était-ce ou n’était-ce pas une bonne idée, monsieur le directeur ?
Faucher, ex-détenu militaire, est à Maison-Carrée, prison civile, parce qu’il fut récemment condamné par le conseil de guerre de Constantine à vingt ans de travaux forcés.
Un bon détenu condamné aux travaux forcés peut échapper au convoi de la Guyane. On l’oublie, on le propose pour une grâce. Cela sert d’exemple aux têtes de bois. Voyez Faucher, leur dit-on, bon esprit, il travaille ferme. Il en sortira.
— Mes quatorze condamnations antérieures, monsieur le directeur, je les accepte. Je les ai méritées. La dernière, je ne l’avale pas. Elle m’est restée dans le gosier. On n’aurait pas dû me condamner, mais me féliciter. Que fait-on à un gendarme qui abat un malfaiteur ? On le décore. Passons sur la médaille. J’ai un casier ; c’est une gratification que j’attendais. On me colle vingt ans de Guyane. Est-ce que je peux raconter la chose à M. le visiteur ?
— Au pénitencier d’Aïn-Beïda, j’étais popotier, poste de confiance s’il y en a. Mes étagères étaient garnies de vivres de réserve. On me volait. C’était tellement bien fait que moi-même qui m’y connais, j’étais roulé malgré toute ma surveillance. Je vais trouver le capitaine. « Mon capitaine, que je lui dis, on vole à mon nez et à ma barbe mes vivres de réserve, et cela depuis trois mois. – Arrangez-vous. Vous êtes popotier, vous serez responsable. » C’est ce qu’il me dit. Je compte mes boîtes, je surveille. On me volait de pluss en pluss. « Ah ! les salauds, que je me dis, ils ne se payeront pas plus longtemps la gueule à Faucher. » Tout ce que je vous dis, M. Morinaud, député de Constantine, mon éminent avocat, peut vous le confirmer. Il a même ma photographie en peau tatouée. Il vous la donnera si vous allez le trouver de ma part à la Chambre des députés, à Paris. Je dégote un fusil de Sénégalais et je m’embusque toute une nuit. Remarquez que c’était en dehors de mon travail et pour sauvegarder les vivres du gouvernement. Mais je ne vis pas les saligauds qui, eux, pionçaient un bon coup, tandis que moi je faisais le ballot. Le matin, je compte mes boîtes il me manquait encore deux boîtes. Je m’embusque la nuit suivante. Ça faisait deux nuits, observez bien, que je consacrais gratuitement à la défense des biens de l’État. Et, cette fois, je vois le salopard qui s’insinue dans ma cantine. Je l’ai tiré comme un lapin. Je l’ai tué. Voilà comment on m’a mis vingt ans de Guyane. Je vous le demande pour la justice de Dieu et des hommes, et pour l’humanité, est-ce une condamnation qui est juste ou qui ne l’est pas ?
— Mais rhabillez-vous, Faucher, fit le directeur.
— Moi, dit Faucher en riant, quand je suis tout nu, je suis encore bien habillé.