XV

Dimanche, 8 avril.

De Jéricho, où nous avons passé la nuit, la mer Morte semble tout près ; en quelques minutes, croirait-on, il serait aisé d’atteindre sa nappe tranquille, – qui est ce matin d’un bleu à peine teinté d’ardoise, sous un ciel dégagé de toutes les nuées d’hier. Et, pour s’y rendre à cheval, il faut encore presque deux heures, sous un lourd soleil, à travers un petit désert qui, moins l’immensité, ressemble au grand où nous venons de passer tant de jours ; vers cette mer, qui semble fuir à mesure qu’on approche, on descend par des séries d’assises effritées, de plateaux désolés tout miroitants de sable et de sel. Nous retrouvons là quelques-unes des plantes odorantes de l’Arabie Pétrée, et même des semblants de mirage, l’inappréciation des distances, le continuel tremblement des lointains. Nous y retrouvons aussi une bande de Bédouins à peu près semblables à nos amis du désert, avec leurs chemises aux longues manches pointues flottant comme des ailes, avec leurs petits voiles bruns qu’attachent au front des cordelières noires et dont les deux bouts se dressent sur les tempes comme des oreilles de bête. Du reste, ces bords de la mer Morte, surtout du côté méridional, sont, presque autant que l’Idumée, hantés par les pillards.

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On sait que les géologues font remonter aux premiers âges du monde l’existence de la mer Morte ; ils ne contestent pas cependant qu’à l’époque de la destruction des villes maudites, elle dut subitement déborder, après quelque éruption nouvelle, pour couvrir l’emplacement de la Pentapole moabitique. Et c’est alors que fut engloutie toute cette « Vallée des bois », où s’étaient assemblés, contre Chodorlahomor, les rois de Sodome, de Gomorrhe, d’Adama, de Séboïm et de Ségor (Genèse, XIV, 3) ; toute cette plaine de Siddim « qui paraissait un pays très agréable, arrosé de ruisseaux comme un jardin de délices » (Genèse, XIII, 10). Depuis ces temps lointains, cette mer s’est quelque peu reculée, sans cependant changer sensiblement de forme. Et, sous le suaire de ses eaux lourdes, inaccessibles aux plongeurs par leur densité même, dorment d’étranges ruines, des débris qui, sans doute, ne seront jamais explorés ; Sodome et Gomorrhe sont là, ensevelies dans ses profondeurs obscures…

De nos jours, la mer Morte, terminée au nord par les sables où nous cheminons, s’étend sur une longueur d’environ 80 kilomètres, entre deux rangées de montagnes parallèles : au levant, celles du Moab, éternellement suintantes de bitume, qui se maintiennent ce matin dans des violets sombres ; à l’ouest, celles de Judée, d’une autre nature, tout en calcaires blanchâtres, en ce moment éblouissantes de soleil. Des deux côtés, la désolation est aussi absolue ; le même silence plane sur les mêmes apparences de mort. Ce sont bien les aspects immobiles et un peu terrifiants du désert, – et on conçoit l’impression très vive produite sur les voyageurs qui ne connaissent pas la Grande Arabie ; mais, pour nous, il n’y a plus ici qu’une image trop diminuée des fantasmagories mornes de là-bas. – On ne perd pas de vue tout à fait, d’ailleurs, la citadelle de Jéricho ; du haut de nos chevaux, nous continuons de l’apercevoir derrière nous, comme un vague petit point blanc, encore protecteur. Dans l’extrême lointain des sables, sous le réseau tremblant des mirages, apparaît aussi une vieille forteresse, qui est un couvent de solitaires grecs. Et enfin, autre tache blanche, tout juste perceptible là-haut, dans un repli des montagnes judaïques, ce mausolée qui passe pour le tombeau de Moïse – et où va commencer, dans ces jours, un grand pèlerinage mahométan.

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Cependant, sur la sinistre grève où nous arrivons, la mort s’indique, vraiment imposante et souveraine. Il y a d’abord, comme une ligne de défense qu’il faut franchir, une ceinture de bois flottés, de branches et d’arbres dépouillés de toute écorce, presque pétrifiés dans les bains chimiques, blanchis comme des ossements, – et on dirait des amas de grandes vertèbres. Puis, ce sont des cailloux roulés, comme au bord de toutes les mers ; mais pas une coquille, pas une algue, pas seulement un peu de limon verdâtre, rien d’organique, même au degré le plus inférieur ; et on n’a vu cela nulle part, une mer dont le lit est stérile comme un creuset d’alchimie ; c’est quelque chose d’anormal et de déroutant. Des poissons morts gisent ça et là, durcis comme les bois, momifiés dans le naphte et les sels : poissons du Jourdain que le courant a entraînés ici et que les eaux maudites ont étouffés aussitôt.

Et devant nous, cette mer fuit, entre ses rives de montagnes désertes, jusqu’à l’horizon trouble, avec des airs de ne pas finir. Ses eaux blanchâtres, huileuses, portent des taches de bitume, étalées en larges cernes irisés. D’ailleurs, elles brûlent, si on les boit, comme une liqueur corrosive ; si on y entre jusqu’aux genoux, on a peine à y marcher, tant elles sont pesantes ; on ne peut y plonger ni même y nager dans la position ordinaire, mais on flotte à la surface comme une bouée de liège.

Jadis, l’empereur Titus y fit jeter, pour voir, des esclaves liés ensemble par des chaînes de fer, et ils ne se noyèrent point.

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Du côté de l’est, dans le petit désert de ces sables où nous venons de marcher pendant deux heures, une ligne d’un beau vert d’émeraude serpente, un peu lointaine, très surprenante au milieu de ces désolations jaunâtres ou grises, et finit par aboutir à la plage funèbre : c’est le Jourdain, qui arrive entre ses deux rideaux d’arbres, dans sa verdure d’avril toute fraîche, se jeter à la mer Morte.

Encore une heure de route, à travers les sables et les sels, pour atteindre ce fleuve aux eaux saintes.

Les montagnes de la Judée et du Moab commencent à s’enténébrer, comme hier, sous des nuées d’apocalypse. Là-bas, tous les fonds sont noirs et le ciel est noir, au-dessus du morne étincellement de la terre. Et, en chemin, voici qu’un muletier syrien de Beyrouth – grand garçon naïf d’une quinzaine d’années que nous avons loué à Jérusalem, avec sa mule, pour porter notre bagage – se met à fondre en larmes, disant que nous l’avons emmené ici pour le perdre, nous suppliant de revenir en arrière. Il n’avait encore jamais vu les parages de la mer Morte, et il est impressionné par ces aspects inusités ou hostiles ; il est pris d’une espèce d’épouvante physique du désert ; alors, nous devons le rassurer et le consoler comme un petit enfant.

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Quelques ruisseaux, bruissant sur le sable et les pierres, annoncent d’abord l’approche du fleuve. Puis, subitement, l’air s’emplit de moustiques et de moucherons noirs, qui s’abattent sur nous en tourbillons aveuglants. Et, enfin, nous atteignons la ligne de fraîche et magnifique verdure qui contraste d’une façon si singulière avec les régions d’alentour : des saules, des coudriers, des tamarisques, de grands roseaux emmêlés en jungle. Entre ces feuillages, qui le voilent sous leur épais rideau, le Jourdain roule lourdement vers la mer Morte ses eaux jaunes et limoneuses ; c’est lui qui, depuis des millénaires, alimente ce réservoir empoisonné, inutile et sans issue. Il n’est plus aujourd’hui qu’un pauvre fleuve quelconque du désert ; ses bords se sont dépeuplés de leurs villes et de leurs palais ; des tristesses et des silences infinis sont descendus sur lui comme sur toute cette Palestine à l’abandon. À cette époque de l’année, quand Pâques est proche, il reçoit encore de pieuses visites ; des hordes de pèlerins, accourus surtout des pays du Nord, y viennent, conduits par des prêtres, s’y baignent en robe blanche comme les chrétiens des premiers siècles et emportent religieusement, dans leurs patries éloignées, quelques gouttes de ses eaux, ou un coquillage, un caillou de son lit. Mais après, il redevient solitaire pour de longs mois, quand la saison des pèlerinages est finie, et ne voit plus de loin en loin passer que quelques troupeaux, quelques bergers arabes moitié bandits.

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Vers le milieu du jour, nous sommes rentrés à Jéricho, d’où nous ne repartirons que demain matin, et il nous reste les heures tranquilles du soir pour parcourir la silencieuse oasis.

Une sorte de grand bocage mélancolique où souffle un air extraordinairement chaud et où vivent, grâce à la dépression profonde du sol, des bêtes et des plantes tropicales. Halliers, fouillis d’arbres verts, d’arbustes plutôt et d’herbages, le faux-baumier ou baumier-de-Galaad, le pommier-de-Sodome et le spina-Christi aux épines très longues, qui, suivant la tradition, servit à composer la couronne de Jésus.

Aux temps antiques, c’était ici une contrée de richesse et de luxe, comme de nos jours la Provence ou le golfe de Gênes, et on y faisait des jardins merveilleux, renommés par toute la terre. Salomon y avait acclimaté les premiers baumiers rapportés de l’Inde. L’eau, amenée de tous côtés par des canaux, permettait d’entretenir de grands bois de palmes, des plantations de cannes à sucre et des vergers pleins de roses. Toute cette plaine était « couverte de maisons et de palais ».

Aujourd’hui, plus rien, et les traces même de cette splendeur sont effacées ; des amas de pierres çà et là, d’informes ruines émiettées sous les broussailles, servent aux discussions des archéologues. On ne sait plus bien exactement où furent les trois villes célèbres qui, tour à tour, s’élevèrent ici ; ni la Jéricho primitive, dont les murs tombèrent au son des trompettes saintes et que Josué détruisit ; ni la Jéricho des prophètes où vécurent Élisée et Élie, qui fut offerte, comme un cadeau royal, par Antoine à Cléopâtre, puis vendue par Cléopâtre à Hérode et ornée par celui-ci de nouveaux palais, et enfin complètement détruite sous Vespasien ; ni la Jéricho des premiers siècles de notre ère, bâtie par l’empereur Adrien, devenue évêché dès le IVe siècle et encore célèbre au temps des croisades par ses ombrages de palmiers.

Fini et anéanti, tout cela ; non seulement les palais ont disparu avec les temples et les églises ; mais aussi les dattiers, les beaux arbres rares ont fait place aux broussailles sauvages qui recouvrent à présent l’oasis d’un triste réseau d’épines.

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Par les vagues sentiers, parmi les buissons épineux et les ruisseaux d’eaux vives, nous errons longuement, aux heures lumineuses du soir. Très loin, un petit pâtre arabe nous mène voir des amoncellements de pierres qui forment comme un immense tumulus et où se distinguent encore, entre les herbes et les ronces, quelques blocs jadis sculptés. Laquelle des trois Jéricho est là, devant vous, pulvérisée ? Probablement celle d’Hérode ; mais on n’en sait rien au juste, et, d’ailleurs, peu nous importe la précision des détails dans l’ensemble de tout ce passé mort !

Le coucher splendide du soleil nous trouve presque égarés au milieu de cette espèce de bocage funéraire, qui est jeté à la façon d’un grand linceul sur le sol plein de poussière humaine. Et nous pressons le pas, nous déchirant un peu aux épines des baumiers-de-Galaad. Pendant notre promenade solitaire, nous n’avons rencontré qu’un troupeau de chèvres et deux ou trois Bédouins de mauvaise mine armés de bâtons. Mais, dans les branches, c’est une agitation joyeuse d’oiseaux de tout plumage qui s’assemblent pour la nuit, et on entend de divers côtés le rappel des tourterelles. Cette plaine en contre-bas des mers, dans laquelle nous marchons, est partout environnée de montagnes ; il y a d’abord, à un millier de mètres de distance, montrant au-dessus des bois son sommet rougeâtre, ce mont de la Quarantaine, où, d’après la tradition, le Christ se retira pour méditer pendant quarante jours et qui est resté, depuis tantôt dix-neuf siècles, comme une sorte de Thébaïde aux cavernes toujours hantées par des moines solitaires, des ermites à longs cheveux. À l’Occident s’en va la chaîne lointaine des montagnes de la Judée, déjà dans l’ombre, tandis qu’au levant et au sud les cimes de la Sodomitide concentrent tous les derniers rayons du soir, éclatent dans une sinistre splendeur au-dessus de cette nappe assombrie qui est la mer Morte. – Tout cela cependant n’est encore rien, après les désolations et les éblouissements roses de la Grande Arabie, dont nous gardons le souvenir, l’image comme gravée au fond de nos yeux…

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Au chaud crépuscule, quand nous sommes assis devant le porche de la petite auberge de Jéricho, nous voyons accourir, sur un cheval au galop affolé, un moine en robe noire, les longs cheveux au vent. C’est l’un des solitaires du mont de la Quarantaine, qui a tenu à arriver le premier pour nous offrir des petits objets en bois de Jéricho et des chapelets en coquillages du Jourdain. – À la nuit tombée, il en descend d’autres, qui ont la pareille robe noire, la même chevelure éparse autour d’un visage de bandit et qui entrent à l’hôtel pour nous proposer des petites sculptures et des chapelets semblables.

Elle est tiède, la nuit d’ici, un peu lourde, très différente des nuits encore froides de Jérusalem, et, à mesure que s’allument les étoiles, un concert de grenouilles commence partout à la fois, sous l’enchevêtrement noir des baumiers-de-Galaad, – si continu et d’ailleurs si discret que c’est comme une forme particulière du tranquille silence. On entend aussi des aboiements de chiens de bergers, là-bas, du côté des campements arabes ; puis, de très loin, le tambour et la petite flûte bédouine, rythmant quelque fête sauvage ; – et, par instants, bien distinct de tout, le fausset lugubre d’une hyène ou d’un chacal.

Maintenant, voici même un refrain inattendu des estaminets de Berlin qui éclate tout à coup, comme en dissonance ironique, au milieu de ces bruits légers et immuables des vieux soirs de Judée : des touristes allemands, qui sont là depuis le coucher du soleil, campés sous des tentes des agences ; une bande de « Cooks », venus pour voir et profaner ce petit désert à leur portée.

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Passé minuit, quand tout enfin se tait, le silence appartient aux rossignols, qui emplissent l’oasis d’une exquise et grêle musique de cristal.

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