XIX

Jeudi, 12 avril.

La diane des clairons turcs dans le voisinage me tire d’un inquiet sommeil matinal. Et un rêve que je faisais s’envole. Il avait commencé par un sentiment de suprême, mais imprécise détresse ; quelque chose qui n’était peut-être que la perception plus nette de la fuite irrémédiable de mes jours, des séparations affreuses et prochaines, de la fin de tout. Et puis, peu à peu, mon humaine angoisse s’était fondue en une prière ; le Christ était retrouvé, le Christ de l’Évangile, et je m’abîmais, de toute mon âme misérable, en Lui, comme ces pèlerins qui, sur les dalles du Saint-Sépulcre, s’affaissent de tout leur corps épuisé ; – et les terrestres fins ne m’atteignaient plus ; – et il n’y avait plus de néant, plus de poussière, ni plus de mort ; – j’étais arrivé au port ineffable et unique, au refuge des refuges, dans la certitude absolue des éternels revoirs, dans la vie et dans la lumière…

Les clairons turcs sonnaient dehors le réveil étrange. Ma prière s’enfuit dans l’irréel, dans l’impossible, me laissant plus claire et plus inexorable cette lucidité qui est spéciale aux recommencements de la vie de chaque jour.

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Et je me rappelai qu’on m’attendait aujourd’hui de bonne heure au Saint-Sépulcre, pour me montrer, grâce à la bienveillance du patriarche, le Trésor des Grecs, très difficilement ouvert.

Depuis notre arrivée, c’était le premier matin vraiment ensoleillé et chaud. Jérusalem étalait la mélancolie de ses ruines au gai printemps moqueur. Sur la petite place hautement murée du Saint-Sépulcre, parmi le marché aux perpétuels chapelets, on avait apporté déjà quelques premières gerbes de belles palmes vertes, pour cette fête des Rameaux qui s’approche.

En un point de l’église sombre, par d’étroits petits escaliers, le Custode des richesses merveilleuses nous fait monter au-dessus même du calvaire, dans les combles de la chapelle haute, toute d’argent et d’or, que les Grecs ont établie en ce lieu. Et il nous arrête là, dans une sorte d’antique couloir, bas de plafond et demi-obscur, la règle absolue interdisant l’entrée du Trésor ; devant nous est dressée une table recouverte d’un tapis blanc et on commence à nous apporter une à une les pièces d’ancienne orfèvrerie, – tandis que, sous nos pieds, aux étages d’en dessous, les cierges brûlent, l’encens fume et les éternelles prières chantent. À chaque tour, il en a son faix, d’or et de pierreries, le prêtre aux longs cheveux de femme qui est préposé au va-et-vient entre nous et le Trésor : dons sans prix, faits, dans l’élan des reconnaissances mystiques ou dans le remords des crimes, par des rois et des reines du temps passé ; grands évangiles dont les couvertures sont d’épaisses plaques d’or alourdies de diamants et de rubis ; étuis de plomb ou de fer, imitant des têtes de scaphandres, qui contiennent des tiares d’or surchargées d’émaux et de pierres précieuses. Il y a aussi des icônes, des plateaux, des buires et des ciboires. Il y a une quantité de croix – pour bénir les foules, avec de lents gestes d’évêques, aux jours de pompes superbes ; chacune d’elle renferme, au milieu d’un amas de pierres enchâssées, un petit morceau du bois où fut cloué Jésus ; la plus singulière de toutes, qui semble en cristal vert, est composée d’énormes émeraudes qu’un sertissage très fin réunit en les laissant transparentes. Certain reliquaire gothique – bien mutilé et dont l’inquiétante provenance ne doit pas être recherchée – est taillé en forme de cœur dans un seul bloc de cristal de roche, avec entourage d’émeraudes ; quand on le prend dans la main, on croirait tenir un glaçon très lourd.

Jadis, avec mes idées calvinistes, j’englobais dans une même réprobation la magnificence des autels et celle des prêtres. Aujourd’hui, si le faste des vêtement sacerdotaux me paraît toujours antichrétien, j’en arrive à admettre cet emploi des pierreries – petites choses qui sont ce que notre monde contient de plus précieux et de plus dangereusement convoité ; je comprends mieux ce besoin de les sacrifier comme des riens perdus et d’en faire des écrins d’une valeur folle, pour des évangiles, pour des fragments, vrais ou supposés tels, de la croix du Christ.

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Dans l’après-midi de ce même jour, un vent de Kamsin se lève, et le ciel, troublé de sable et de poussière, se fait sinistrement jaune ; – ce sont les déserts encore proches, qui se rappellent à nous ; – on voit, comme au travers d’une brume sèche qui estompe tout, les grisailles dorées de la ville aux innombrables petites coupoles, et les grisailles plus blanches des montagnes bibliques d’alentour. Les distances et les proportions des choses semblent doublées. Du vague s’épand sur la terre, tandis que le soleil, qui ne rayonne plus, dessine tout rond dans le ciel un disque d’astre mort.

Sous cette même demi-lueur jaune d’éclipsé, revenant le soir du mont des Oliviers, je longe, par la route toujours solitaire, les remparts de Jérusalem, les grands remparts moroses ; sur leurs parois rudes et frustes, de loin en loin, le sceau, la signature arabe se lit sous la forme d’une petite rosace géométrique d’un dessin exquis, en relief encore délicat parmi les vieilles pierres usées ; c’est comme pour dire aux passants que ceux qui ont élevé ces farouches défenses sont les mêmes qui savent ajourer des dentelles merveilleuses aux murs des mosquées et des palais.

Dans mon chemin isolé, je ne croise qu’un groupe de vieux Turcs, en longues robes, barbes blanches et turbans verts, qui se racontent des choses sombres et anciennes, en égrenant des chapelets d’ambre. Et c’est comme un tableau des temps musulmans antérieurs, sous ce voile coutumier fait de poussière et de sable…

Cependant, de la ville, tout à coup le carillon des cloches chrétiennes s’envole, surprenant ici, aujourd’hui, et comme dépaysé en plein Islam.

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