XX

Vendredi, 13 avril.

Dans trois jours, je dois quitter Jérusalem, me rendre en Galilée, où m’attirent surtout les bords déserts du lac de Génésareth.

Aujourd’hui, des visites de remerciement et d’adieu au Patriarche des Grecs, aux Pères dominicains, aux Dames de Sion, à tant d’aimables et charmants mystiques, absorbés par la ville sainte, qui vivent ici dans leurs contemplations, ou s’occupent à exhumer du sol gardien la Jérusalem du Christ et à élever des églises, à couvrir de blancs sanctuaires, toujours plus nombreux, ce lieu d’adoration.

Dans trois jours, je vais partir, et mon anxieux pèlerinage, depuis si longtemps souhaité, remis d’année en année par une instinctive crainte, sera fini, tombé comme une goutte d’eau inutile dans l’immense gouffre des choses passées qui s’oublient. Et je n’aurai rien trouvé de ce que j’avais presque espéré, pour mes frères et pour moi-même, rien de ce que j’avais presque attendu avec une illogique confiance d’enfant… Rien !… Des traditions vaines, que la moindre étude vient démentir : dans les cultes, un faste séculaire, auquel les yeux seuls s’intéressent, comme au coloris des choses orientales ; et des idolâtries – touchantes peut-être jusqu’aux larmes – mais puériles et inadmissibles !… Oh ! qui sondera mon angoisse infinie, aux heures du recueillement des soirs, aux heures de l’implacable clairvoyance des matins !… Quelque chose des espérances ancestrales subsistait donc encore au fond de moi-même, puisque, devant cette inanité de mes dernières prières, j’éprouve ici, sous une forme nouvelle et plus décisive, le sentiment de la mort… Et il n’est donc remplaçable par quoi que ce soit au monde, le Christ, quand une fois on a vécu par Lui. – puisque jamais, même aux époques les plus enténébrées de ma jeunesse finie, jamais dans les suprêmes lassitudes, jamais dans l’horreur des séparations ou des ensevelissements, je n’avais connu comme aujourd’hui cet effroi devant le vide indiscuté, absolu, éternel…

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À la tombée du jour, je redescends vers le Cédron pour refaire encore une fois – le cœur bien fermé cependant – le trajet du Christ, de la ville au Gethsémani.

C’est l’heure où des mélancolies, presque des terreurs, sans forme et sans nom, vont s’épandre sur cette vallée du jugement dernier. À un tournant du chemin, elle se découvre, silencieuse et profonde. J’y arrive par le côté de l’Islam, qui est déjà dans une ombre presque crépusculaire, quand, en face, les myriades de tombes juives, les ruines de Siloë et d’Ophel, avec leurs cavernes et leurs sépulcres, resplendissent encore dans une rouge fantasmagorie ; chaque soir, depuis toujours, il en va de même – et c’est l’inverse des matins, où le rose des aurores commence par envahir le côté musulman, tandis que le côté d’Israël tarde à s’éclairer ; entre les deux zones de cimetières qui se regardent, c’est sans trêve le même jeu, les mêmes alternances de lumière renouvelées indéfiniment.

Ce soir, elle est vide, à son ordinaire, la vallée de Josaphat ; à peine, dans toute son étendue, apercevrait-on, ça et là accroché au flanc des collines, quelque berger bédouin gardant des chèvres. Elle est vide et sombrement recueillie. À travers son silence, des appels d’oiseaux, – et puis, en différents points des lointains, le petit martelage sec et sonore des sculpteurs de tombes, éternellement occupés ici à la vaine besogne de graver des noms sur des pierres ; les cimetières de cette vallée ne chôment jamais et la terre y travaille jour et nuit à absorber des cadavres. D’abord je m’étais arrêté pour la regarder d’en haut, de l’angle surplombant des murailles du temple. Maintenant, j’y descends, plongeant dans les tristesses d’en bas, par les petits sentiers envahis d’herbes et piqués d’anémones rouges ; la grande ombre des remparts de Jérusalem y descend avec moi, semble m’y suivre, très vite allongée, à mesure que le soleil s’en va. Au milieu des tombes, c’est, de jour en jour, un plus grand luxe de fleurs – un luxe du reste qui sera très éphémère, en ce pays tout de suite desséché, tout de suite brûlé dès le printemps.

J’ai devant moi maintenant les trois mausolées si étrangement funèbres, les tombeaux de saint Jacques, d’Absalon et de Josaphat, les trois grands monolithes de granit rougeâtre qui président à l’assemblée des pierres tombales. Et, à deux pas, il y il a l’antique chaussée par où l’on franchit le lit du Cédron pour monter au Gethsémani… Mais à quoi bon continuer de ce côté ? à quoi bon retourner là-haut, à la vague poursuite du fantôme qui m’a fui ? Le Gethsémani est un lieu quelconque, froid et vide ; rien ne flotte au-dessus de ses pierres, rien n’y passe qu’un souffle de printemps propice aux asphodèles et aux anémones… Alors, je m’arrête encore, cette fois pour rebrousser chemin, – et tout à coup c’est en moi l’éveil d’un sentiment nouveau, qui est presque de la rancune contre ce Christ, que je cherchais et qui s’est dérobé : enfantillage de barbare, legs des vieux temps naïfs ; me voici comme ces simples qui promettent des dons terrestres à leurs Dieux, ou bien leur vouent des petites haines. Et, de découvrir ce sentiment-là, au fond du triste moi composite qu’ont produit les générations et les siècles, je souris moi-même d’une très ironique pitié.

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Revenu sur mes pas, je remonte dans la partie musulmane de la vallée, par ces escarpements des collines de l’ouest que couronne la longue muraille de Jérusalem, dentelée de créneaux sur le ciel jaune. Et je marche là, au hasard, parmi les petites pyramides mystérieusement sculptées, parmi les petits kiosques funéraires, aux fines ogives, qui vieillissent et s’écroulent. C’est la partie exquise de la vallée de Josaphat, toute cette zone des cimetières arabes, en pente rapide depuis le pied des grands remparts du Haram-ech-Chérif jusqu’aux profondeurs où le Cédron se cache.

La lumière s’en va. Et les pâtres bédouins rentrent vers Siloë, avec de mélancoliques ritournelles de musette… Sur la fin de mon errante promenade, je me souviens que c’est aujourd’hui vendredi ; alors une curiosité de désœuvré me ramène, à travers les solitudes de la ville basse, jusqu’à ce mur des pleurs où j’étais vendredi dernier.

Dans les ruelles qui y conduisent, encombrées de chiens morts, de chats morts, d’immondices de toute sorte, je rencontre une foule qui s’y rend aussi, par intérêt moqueur, tout un pèlerinage napolitain escorté de moines, hommes et femmes ayant sur la poitrine la croix rouge, comme ces hordes bruyantes qui, dans notre Midi français, se rendent à Lourdes.

Au pied du mur du Temple, j’arrive avec ce flot profane. Vieilles robes de velours, vieilles papillotes grises, vieilles mains levées pour maudire, ils sont là fidèlement, les anciens d’Israël, qui bientôt s’en iront féconder les herbes de la vallée de Josaphat ; moins nombreux que la dernière fois, cependant, et moins tranquilles aussi pour chanter les lamentations de leur prophète. Avant nous, qui entrons comme une invasion, déjà une bande d’enfants arabes était là pour les tourmenter : des petits déguisés en bêtes, en chiens, sous des sacs de toile bise, et venant à quatre pattes, avec des rires fous, leur aboyer dans les jambes. Ce soir, ils me font une pitié profonde quand même, les vieux dos voûtés, les longs nez pâles et les mauvais yeux…

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Là-bas, dans les quartiers que j’habite, dans la rue des Chrétiens et dans l’odieux faubourg de Jaffa où fument des usines, sur la route de la gare et dans les corridors de l’hôtel, je trouve, à la nuit tombante, un encombrement de gens nouveaux de tous les coins de l’Europe, vomis par le petit chemin de fer de la côte ; pour la plupart déplaisants et vulgaires, touristes sans respect ou pèlerins des classes moyennes, dont la dévotion de routine est pour me glacer davantage encore. – Tout ce côté de Jérusalem a pris une banalité de banlieue parisienne.

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