XVIII

Mercredi, 11 avril.

Visité dans la journée différents lieux où se manifeste encore la Jérusalem antique : les ruines d’Ophel, la cité de David… Et retrouvé là toujours l’effroi de l’entassement des passés humains ; mais plus rien du Christ. D’ailleurs, je cesse presque de poursuivre son fuyant souvenir et je suis ici maintenant comme en une ville quelconque.

Le cœur lassé et l’esprit à peine attentif, au crépuscule tombant je traverse, pour rentrer, ces ruelles du vieux bazar couvert où les choses orientales font place aux croix et aux chapelets ; alors je me rappelle le Saint-Sépulcre, – autant dire l’âme de Jérusalem, – qui est là tout près, et je veux y entrer encore, pour voir les humbles prier et pleurer…

Il y a foule ce soir, devant les portes, sur la place étroite, entre les hautes constructions démantelées, déchirées, aux airs de sombres ruines, qui sont l’extérieur de cet amas de chapelles. Et les pèlerins piétinent le marché de chapelets qui se tient là par terre, couvrant les vieux pavés d’un éternel étalage de verroteries.

C’est l’heure où les Russes et les Grecs sortent des basiliques à l’approche de la nuit, après avoir tout le jour prié, tout le jour embrassé les pierres saintes.

Le calme de chaque soir commence à se faire dans le dédale obscur du Saint-Sépulcre. Les vendeurs de petits cierges sont partis ; alors, il faut regarder à ses pieds, aller à tâtons comme les aveugles, pour ne pas trébucher sur les dalles usées, pour ne pas tomber, dans les descentes, sur les marches informes.

Par places, un peu de lumière descendue des coupoles indique encore le délabrement de ces murailles qui, jusqu’à hauteur d’homme, sont écorchées, rongées, grasses de frottements de mains et de baisers.

Toujours les mendiants, les mendiants macabres se tiennent là, demi-nus sous des haillons, accroupis contre des colonnes, dans des poses de bêtes. Il y en a un qui se lève, – un vieillard sans yeux, – et qui me tire par le bras, qui me poursuit de sa plainte, en me tâtant, pour se conduire, avec ses mains effroyables… Derrière un pilier, résonne une toux horriblement creuse ; une pauvre vieille cosaque – une pèlerine, celle-ci – est effondrée dans ce coin, malade, finie, son bâton et son rosaire à la main, buvant quelque soupe à une écuelle…

Et, au-dessus d’eux, vaguement brille, comme un givre d’argent et d’or qui tomberait des voûtes, la profusion des saintes lampes. Et partout, dans l’obscurité qui s’épaissit, étincellent les marbres, les icônes avec leurs pierreries, les inutiles et somptueuses choses qui font de ce lieu un palais de rêve, ouvert aux plus misérables de cette terre…

Par groupes, marchant sans bruit, avec un excessif respect, les pèlerins, les pèlerines, remontent des parties lointaines et obscures des sanctuaires ; en se retournant plusieurs fois, avec des saluts, des signes de croix, ils s’en vont lentement comme à regret, – et, avant de se décider à franchir les portes, reviennent sur leurs pas, comme n’ayant point encore assez salué, assez remercié le ciel et le Sauveur ; se prosternent au hasard pour baiser quelque chose de plus dans ce saint lieu, une dalle, le marbre d’un autel ou la base d’un pilier…

Sous le nuage d’encens, qui se tient immobile à mi-hauteur des colonnes superbes, couve une sinistre odeur humaine : odeur de misère, de pourriture, de cadavre, dont ces voûtes sont constamment remplies et qui, à l’époque des grands pèlerinages, devient lourde comme celle des champs de bataille au lendemain des déroutes. Elle est pour nous redire notre néant, cette odeur souillant cette magnificence, pour nous rappeler les immondices dont notre chair est pétrie ; elle est évocatrice des plus sombres pensées de mort…

Ce soir, d’ailleurs, aucune lueur un peu douce ne descend dans le noir de ma détresse infinie ; je ne sais plus voir ici que l’entassement séculaire des traditions byzantines et puis romaines ; rien ne s’éveille en moi qu’une immense pitié pour ces simples et ces confiants, pour ces vieux, pour ces vieilles presque sans lendemain qui, tout le jour, sont venus prier, pleurer, espérer – et qui déjà traînent avec eux la fétidité des cimetières…

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Avant-hier, ont pris fin les fêtes musulmanes du Baïram et le mince croissant du nouveau mois lunaire commence presque à éclairer les nuits.

Sitôt l’obscurité venue sur Jérusalem, pèlerins et touristes restent enfermés dans les couvents ou les hôtels, et la ville alors se retrouve plus elle-même, aux lueurs de ses antiques petites lanternes.

Il y a, en dehors des murs, une sorte de chemin de ronde que, chaque soir, je suis dans l’obscurité, jusqu’à la vallée de Josaphat où il descend se perdre ; il contourne le mont Sion, en longeant, à travers une absolue et funèbre solitude, les hauts remparts crénelés, depuis la porte de Jaffa jusqu’à celle des Moghrabis ; puis, en un point où les murailles se brisent à angle vif pour remonter vers le nord, il semble se dérober, tomber, plonger dans le noir – et on a devant soi le gouffre d’ombre où tant de milliers de morts attendent… attendent que l’heure de joie et d’épouvante sonne au bruit éclatant de la DERNIÈRE TROMPETTE…

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Là, je m’arrête et je rebrousse chemin, remettant de continuer ma route aux très prochains soirs où le croissant aura pris plus de force et où l’on y verra assez dans la sombre vallée pour y descendre.

Si, en plein jour, toute cette partie de Jérusalem est déjà lugubre, elle devient presque un lieu de religieux effroi la nuit, quand on s’y promène seul, et on y sent planer toute l’horreur de ce grand nom légendaire : la vallée de Josaphat !…

Ils attendent, les morts, par légions, sous leurs innombrables pierres, – et les siècles passent, et les millénaires passent, – et elle tarde à sonner, la trompette du Jugement, et on n’entend point dans les airs voler les terribles archanges du réveil. Mais les corps pourrissent, les os ensuite tombent en poussière, et à leur tour s’émiettent les granits des tombes ; dans un même néant peu à peu tout se fond, avec une inexorable tranquillité lente. Et la vallée se fait toujours plus oubliée, toujours plus silencieuse…

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