XVI

Lundi, 9 avril.

Nous quittons dès le matin Jéricho pour remonter vers Jérusalem. Dans les sentiers, coupés de clairs ruisseaux, sur les herbes, entre les baumiers verts, il y a une certaine animation de cavaliers arabes, qui galopent, au soleil levant, sur des chevaux harnachés de mille couleurs.

Au sortir des plaines profondes, quand nous entrons dans les calcaires blancs des montagnes de Judée, une cuisante chaleur nous accable, et nos chevaux marchent péniblement sur cette route, qui monte en lacets rapides. Nous nous élevons par degrés au-dessus de la région étrange, en contre-bas de tous les pays et de toutes les mers. La lumière est dure et éblouissante sur les blancheurs des rochers et du sol ; il n’y a de noir que nos ombres ; tout le reste est clair et fatigant à regarder. Derrière nous, le déploiement toujours plus immense des lointains, – la mer Morte, aux immobilités d’ardoise, et les montagnes bitumineuses de la Sodomitide, – tout cela semble, par contraste, un grand abîme obscur, tant sont blanches les choses rapprochées.

Très noires, nos ombres, qui se promènent sur les blanches pierres peuplées de lézards. Noirs aussi, les passants, que nous rencontrons maintenant de plus en plus nombreux, comme avant-hier, en défilé presque continu. Des Bédouins, chassant devant eux des petits ânes par centaines ; des Bédouins et des Bédouins, armés de longs fusils, de coutelas et de poignards, la corde de laine autour du front et les coins du voile arrangés en oreilles de bête ; groupes archaïques et charmants ; groupes d’hommes sveltes et fauves qui, en nous croisant, nous montrent, dans un sourire de salut, des dents de porcelaine. Et des chameaux, attachés à la file, et des troupeaux de chèvres innombrables, menés par des petits bergers aux yeux de gazelle.

Parfois, au fond de crevasses, de trous comme des entrées de l’enfer, on entend le Cédron qui bruit, et on l’aperçoit, en mince filet d’argent, qui sautille dans son lit presque souterrain, au milieu de l’obscur chaos de pierres.

Les montagnes vont peu à peu verdir à mesure que nous approcherons de Jérusalem. Pour le moment, de blanchâtres qu’elles étaient tout en bas, elles sont devenues fauves et, sur leurs croupes arrondies, il y a comme un mouchetage étonnamment régulier de petites broussailles brunes ; on dirait qu’on les a recouvertes avec de géantes peaux de léopard.

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Depuis tantôt deux heures, nous montons ; la nature des roches est changée ; l’air est plus froid et une légère teinte verte commence à s’étendre. Comme si elle s’était abîmée en profondeur, la mer Morte a disparu au-dessous de nous avec les régions maudites d’alentour.

Sur la route, continue le défilé des passants. Maintenant, c’est tout un pèlerinage de paysans cypriotes qui se rend au Jourdain, hommes, femmes et enfants, montés sur des mules ou des ânes. Puis, derrière eux, des barbes blondes ou rousses et des bonnets de fourrure : des Russes, des centaines de Russes, très âgés pour la plupart, et quand même cheminant à pied ; des moujiks à cheveux blancs et des vieilles femmes à lunettes, épuisées, branlantes. Protégés par leur pauvreté même contre les attaques bédouines, ils s’avancent sans peur, en trottinant avec des bâtons. Ils ont tous, en bandoulière, des gourdes ou des bouteilles vides, qu’ils rempliront pieusement au fleuve : grands-pères et grands’mères, qui vont rapporter, peut-être jusqu’à Arkhangel et aux rives de la mer Blanche, un peu des eaux saintes, de quoi baptiser leurs petits-enfants. En nous croisant, ils nous disent bonjour, ceux-là aussi ; ils n’ont pas le joli geste des Bédouins ni leur joli sourire ; mais leur salut, plus lourd, paraît plus franc et plus sûr.

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Au-dessous des cimes grises, les creux des vallées sont redevenus tout verts ; il y a partout des troupeaux qui paissent et des petits bergers en burnous qui jouent de la musette. Au même point que l’avant-veille, nous retrouvons les mêmes grandes bêtes percheuses, découpées en silhouettes sur le ciel, au-dessus de nos têtes : des chamelles, qu’on a mises aux champs avec leurs petits. Et enfin, les fleurs recommencent, émaillant partout les rochers de points rouges et de points roses.

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À mi-chemin, nous faisons halte au caravansérail, où il y a foule aujourd’hui.

Un caravansérail, c’est surtout une sorte de citadelle pour abriter les voyageurs et leurs montures contre les pillards des chemins. Du Levant au Moghreb, ils se ressemblent tous : une cour, un carré d’épaisses murailles garnies d’anneaux de fer pour attacher les bêtes ; sur l’une des faces intérieures, un vaste hangar pour abriter les hommes, et, près de la porte d’entrée, la tanière des gardiens du lieu, avec de petits fourneaux primitifs pour faire du café aux passants.

Des bêtes sellées, de toute classe et de toute espèce, encombrent ce caravansérail de la route de Jéricho. Il en entre et il en sort à chaque instant, avec des ruades et des écarts : chevaux de touristes, à selle anglaise, ou chevaux ébouriffés, à grande selle arabe, les flancs et la poitrine surchargés de franges de toutes couleurs ; longs dromadaires majestueusement bêtes ; mules aux harnais bariolés de perles et de coquilles ; ânons modestes des plus pauvres pèlerins ; pauvres ânons dépenaillés ayant sur le dos des vieilles toiles et des vieilles besaces. Et tout cela se mêle, s’entrave les pieds, s’affole et crie.

Sous le hangar qui regarde cette cour, une centaine de personnes s’empressent à déjeuner, – avec des provisions apportées, bien entendu, le caravansérail ne fournissant que l’eau fraîche, le café, le narguilé et la protection de ses murs. Les uns mangent sur des tables ; les autres, qui n’en ont plus trouvé, s’arrangent par terre. Groupes presque élégants de touristes anglais ou américains. Groupes plus humbles de pèlerins grecs. Amas de pèlerins russes, têtes de vieux braves avec des médailles à la poitrine, faisant bouillir par terre, sur des feux de branches, des petites soupes au pain noir. Beaux guides syriens, tout brodés de soie, poseurs avec des cheveux à la Capoul échappés du turban, en coquetterie avec les dames touristes des agences. – Et des Turcs et des Serbes. Et des prêtres, qui déjeunent en tenant leurs ânons par la bride. Et des moines blancs et des moines bruns. Et des Bédouins mangeant avec leurs doigts comme au dessert, déchiquetant, à belles dents blanches, d’immondes débris de poulets.

À la table voisine de la nôtre, sont assises des jeunes femmes maronites ; les unes en costume encore un peu national, long manteau de velours et d’hermine, cheveux pris dans un mouchoir pailleté ; les autres, hélas ! en chapeau à fleurs, habillées comme, il y a cinq ou six ans, les grisettes de France ; charmantes quand même à force d’être fraîches, d’avoir de grands yeux. – Et un échange amical de dattes et d’oranges s’établit entre notre tablée et la leur, tandis que nous faisons passer des tranches de pain blanc à de bons vieux moujiks accroupis à nos pieds.

Vraiment, pour rencontrer si étrange et si cordiale Babel, il faut venir, en temps de pèlerinage, sur les routes de Palestine…

Et, dans quelques jours d’ici, après les fêtes de Pâques, ce caravansérail va se retrouver, pour de longs mois, silencieux et vide, sous un soleil devenu dévorant.

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Trois heures encore, après cette halte, pour monter à Jérusalem.

Et toujours nous rencontrons des pèlerins ; même des pèlerins musulmans, qui commencent à descendre vers la mer Morte pour les dévotions annuelles au tombeau de Moïse ; des groupes de Turcs et d’Arabes, des hommes à pied, des femmes, entièrement voilées de blanc, assises sur des petits ânes. De nonchalants dromadaires passent aussi, portant sur le dos des choses immenses et légères qui leur font à chacun comme les ailes éployées d’un papillon : sortes de paniers, que recouvrent des étoffes rouges tendues sur des cerceaux d’osier et dans lesquels voyagent commodément d’invisibles dames.

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Sur la route, le village de Béthanie, où Jésus aimait venir, est au penchant d’une montagne, entouré de quelques oliviers, de quelques figuiers et de champs magnifiquement verts. Très misérable petit village, aujourd’hui tout arabe ; maisonnettes en ruine, informes écroulements de pierres. Le vent froid des hauteurs y souffle en ce moment, agitant les branches, les herbes folles, le velours des orges nouvelles. Et des milliers de coquelicots, d’anémones, le long des petits chemins ou sur les vieux murs, jettent leurs vives taches rouges.

Nous mettons pied à terre au milieu d’enfants en haillons charmants, accourus pour tenir nos chevaux. Et c’est devant un vieux portique ogival, enduit de chaux blanche, sur lequel, pour célébrer quelque retour heureux de la Mecque, on a peinturluré, suivant l’usage, des arabesques naïves, bleues, jaunes et roses.

Çà et là, dans les décombres et sous les herbes, gisent des fragments de colonnes, débris des églises des premiers siècles ou du grand couvent des croisades. On nous montre, attenant à une humble mosquée, un faux tombeau de Lazare ; ailleurs, de très contestables ruines de la maison de Marie et de Madeleine… Mais non, rien de tout cela n’est pour nous émouvoir ; les souvenirs terrestres du Christ ne se retrouvent vraiment plus ici ; il est trop tard, des mains humaines trop nombreuses ont bouleversé la Béthanie de l’Évangile, avant la venue de ses tranquilles habitants d’aujourd’hui.

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Sitôt après Béthanie, nous découvrons la vallée de Josaphat, et Jérusalem aussi reparaît, intacte de ce côté-ci, superbe et désolée, profilant très haut sur le ciel sa muraille sarrasine, que dépassent ses coupoles grises.

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