XVII

Mardi, 10 avril.

Visité, pendant la matinée, le Trésor des Latins.

C’est, dans des sacristies dépendantes de la grande église franciscaine, un amas de richesses. Depuis le moyen âge, des rois, des empereurs, des peuples, n’ont cessé d’envoyer des présents magnifiques vers cette Jérusalem dont le prestige immense est aujourd’hui si près de mourir.

On nous montre de grands revêtements d’autel qui sont des plaques d’argent et d’or ; des flambeaux d’argent hauts de dix pieds ; des croix de diamant et des ciboires d’or émaillé ; une « exposition » pour le Saint-Sacrement, en or et pierreries, offerte jadis par un roi de Naples et pouvant valoir de quatre a cinq millions.

Dans des séries d’armoires, des costumes sans prix, pour les prêtres, s’alignent, enveloppés de mousselines et étiquetés : « don de la république de Venise » ; « don de l’Autriche » ou « don de l’Italie ». Rigides et somptueuses choses, qui semblent brodées par des fées patientes, dans toute la magnificence et la pureté des différents styles anciens. Le dernier des dons de la France est une suite d’ornements, brodés d’abeilles d’or en haut relief sur drap d’or, qui ne servirent qu’une fois, le jour du mariage de Napoléon III, à Notre-Dame de Paris. Il y a une vénérable chasuble alourdie de cristal de roche et de pierres fines, qui paraît dater des croisades. Une autre, qui date de la Renaissance espagnole, – et qui est loin d’être la plus belle de cette collection prodigieuse – vient de rentrer ces jours-ci au Trésor : on l’avait envoyé réparer dans un couvent de nonnes, et la réparation, qui a coûté quinze mille francs, a duré cinq années.

Une fois l’an, à tour de rôle, chacun de ces jeux de costumes est porté par les prêtres, pendant les pompes asiatiques déployées au Saint-Sépulcre.

Et tant de pièces précieuses ont déjà disparu, nous disent les aimables gardiens de ces merveilles ; les unes, enfouies en terre, pendant les sièges, dans des cachettes qui n’ont plus été retrouvées ; les autres, enlevées pendant les pillages ; les autres encore, – des évangiles, des étoles, – brûlées pendant la terreur des pestes, parce qu’elles avaient été touchées par des prêtres contaminés…

Alors, en les écoutant dire, devant ces amas de soieries et de dorures qu’ils déploient si complaisamment pour nous, notre pensée plonge, une fois de plus, au milieu des tourmentes superbes des vieux temps. D’ailleurs, dans cette ville entière, on sent se dégager de ce que l’on voit, de ce que l’on touche, et même sourdre mystérieusement du sol où l’on marche, l’âme d’un passé colossal, tout de magnificence et d’épouvante…

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Ces prélats de Jérusalem, si accueillants, auxquels on dit sans sourire : « Votre Grandeur », « Votre Béatitude », ou même « Votre Paternité Révérendissime », semblent – du fait même qu’ils sont ici, dans ces vieilles églises et ces vieilles demeures poussiéreuses, observant des rites surannés – être redevenus des hommes du moyen âge. On ne peut leur en vouloir, à eux-mêmes, de suivre des errements séculaires ; mais de quelle étrange façon les catholiques et les orthodoxes ont compris la grande leçon de simplicité que Jésus est venu donner au monde ! Certes, ils sont intéressants, ces prélats ; leurs cérémonies, leurs monuments et leurs trésors font revivre les époques de la foi aveugle et souveraine. Mais, tout ce passé des cultes magnifiques, chacun sait de reste qu’il a existé, et d’ailleurs il ne prouve rien ; sa reconstitution ne peut être qu’un vain amusement pour l’esprit. Derrière ce Christ conventionnel, que l’on montre ici à tous, derrière ce Christ trop auréolé d’or et de pierreries, trop rapetissé pour avoir passé pendant des siècles à travers tant de cerveaux humains, la vraie figure de Jésus s’efface maintenant à mes yeux plus que jamais ; il me semble qu’elle fuit davantage, qu’elle est plus inexistante. Durant les premières heures émues de l’arrivée, à Bethléem et au Saint-Sépulcre, sous le seul rayonnement de ces noms magiques, il s’était fait en moi comme un réveil de la foi des ancêtres… Ensuite, c’est dans la mélancolique campagne, ou dans les ruines exhumées des voies hérodiennes, qu’un reflet de Lui encore m’était apparu ; mais quelque chose de déjà plus terrestre, d’à peine divin et d’à peine consolant… Et maintenant, c’est fini… Aujourd’hui, en rentrant à Jérusalem, après ces trois jours d’absence, j’ai revu froidement le lieu du Grand Souvenir, – et ma visite au Trésor des Franciscains, sans que je puisse m’expliquer pourquoi, achève de me glacer le cœur.

Pendant notre courte absence, il est arrivé ici chaque jour des pèlerinages nouveaux. C’est l’époque de la grande animation de Jérusalem. De tous côtés, les foules accourent et les églises se parent, pour la fête de Pâques qui sera bientôt. Les rues étroites sont encombrées de gens de tous les pays du monde. Il passe des cortèges de pèlerins chantant des cantiques, des cortèges de petits enfants grecs, psalmodiant à voix nasillarde et haute ; des processions se croisent avec des défilés de mules aux harnais brodés de coquillages, dont les innombrables clochettes sonnent comme des carillons d’église ; et, conduite par des Bédouins sauvages, des chameaux entravent le tout, grandes bêtes inoffensives et lentes, accrochant les devantures des vendeurs de croix ou de chapelets avec leurs fardeaux trop larges. L’odeur des encens que l’on brûle est partout dans l’air. Et le son grave, le son étrange des trompettes turques perce la vague clameur d’adoration qui s’échappe des chapelles, des couvents et des rues, toujours plus grande aux approches de cette Pâques des Grecs, et qui sera, au Saint-Sépulcre, une fête semi-barbare et que j’aime mieux fuir… Plutôt, je m’en irai là-bas chercher le souvenir du Christ, dans les petites villes de Galilée, ou sur les bords déserts de ce lac de Tibériade où il a passé la majeure partie de sa vie. Jérusalem est trop idolâtre pour ceux dont l’enfance a été illuminée par les purs Évangiles ; les yeux peuvent s’intéresser à son formalisme pompeux, comme d’ailleurs au coloris des choses de l’Islam, mais c’est aux dépens des pensées profondes… Le Christ, le Christ de l’Évangile, en somme j’étais venu pour lui seul, comme les plus humbles pèlerins, amené par je ne sais quelle naïve, et confuse, et dernière espérance de retrouver ici quelque chose de lui, de le sentir un peu revivre au fond de mon âme, ne fût-ce que comme un frère inexplicablement consolateur… Et ma détresse aujourd’hui se fait plus morne et plus désespérée, de ce que, même ici, son ombre achève pour moi de s’évanouir…

Le Gethsémani ! Depuis tant d’années j’avais rêvé que j’y viendrais passer une nuit de solitude, de recueillement suprême, presque de prière… Et je n’ose plus, et je remets de soir en soir, redoutant trop de ne rencontrer là, comme ailleurs, que le vide et la mort…

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