Dans l’île de Tahiti, la vie est localisée au bord de la mer, les villages sont tous disséminés le long des plages, et le centre est désert.
Les zones intérieures sont inhabitées et couvertes de forêts profondes. Ce sont des régions sauvages, coupées par des remparts d’inaccessibles montagnes et où règne un éternel silence. Dans les vallées étrangement encaissées du centre, la nature est sombre et imposante ; de grands mornes surplombent les forêts, et des pics aigus se dressent dans l’air ; on est là comme au pied de cathédrales fantastiques, dont les flèches accrochent les nuages au passage ; tous les petits nuages errants que le vent alizé promène sur la grande mer sont arrêtés au vol ; ils viennent s’amonceler contre les parois de basalte, pour redescendre en rosée, ou retomber en ruisseaux et en cascades. Les pluies, les brumes épaisses et tièdes entretiennent dans les gorges une verdure d’une inaltérable fraîcheur, des mousses inconnues et d’étonnantes fougères.
En sens inverse des cascades du bois de Boulogne et de Hyde-Park, la cascade de Fataoua tombe là-bas, en dessous du vieux monde, troublant de son grand bruit monotone cette nature si profondément calme et silencieuse.
A environ mille mètres plus haut que la case abandonnée de Huamahine et Tahaapaïru, en remontant le cours du ruisseau, dans les bois et les rochers, on arrive à cette cascade célèbre en Océanie, que Tiahoui et Rarahu m’avaient autrefois souvent fait visiter.
Nous n’y étions pas revenus depuis notre installation à Papeete, et nous y fîmes, en septembre, une excursion qui marqua dans nos souvenirs.
En passant, Rarahu voulut revoir d’abord la case de ses vieux parents morts ; elle entra, en me tenant par la main, sous le chaume déjà effondré de son ancienne demeure et regarda en silence les objets familiers que le temps et les hommes avaient encore laissés à leur place. Rien n’avait été dérangé dans cette case ouverte, depuis le jour où en était parti le corps de Tahaapaïru. Les coffres de bois étaient encore là, avec les banquettes grossières, les nattes et la lampe indigène pendue au mur ; Rarahu n’avait emporté avec elle que la grosse Bible des deux vieillards.
Nous continuâmes notre route, nous enfonçant dans la vallée par des sentiers touffus et ombreux, vrais sentiers de forêt vierge encaissés dans les rochers.
Au bout d’une heure de marche, nous entendîmes près de nous le bruit sourd et puissant de la chute. Nous arrivions au fond de la gorge obscure où le ruisseau de Fataoua, comme une grande gerbe argentée, se précipite de trois cents mètres de haut dans le vide.
Au fond de ce gouffre, c’était un vrai enchantement :
Des végétations extravagantes s’enchevêtraient à l’ombre, ruisselantes, trempées par un déluge perpétuel ; le long des parois verticales et noires, s’accrochaient des lianes, des fougères arborescentes, des mousses et des capillaires exquises. L’eau de la cascade, émiettée, pulvérisée par sa chute, arrivait en pluie torrentielle, en masse échevelée et furieuse.
Elle se réunissait ensuite en bouillonnant dans les bassins de roc vif, qu’elle avait mis des siècles à creuser et à polir ; et puis se reformait en ruisseau, et continuait son chemin sous la verdure.
Une fine poussière d’eau était répandue comme un voile sur toute cette nature ; tout en haut apparaissaient le ciel, comme entrevu du fond d’un puits, et la tête des grands mornes à moitié perdus dans des nuages sombres.
Ce qui frappait surtout Rarahu, c’était cette agitation éternelle, au milieu de cette solitude tranquille : un grand bruit, et rien de vivant ; – rien que la matière inerte suivant depuis des âges incalculables l’impulsion donnée au commencement du monde.
Nous prîmes à gauche par des sentiers de chèvre qui montaient en serpentant sur la montagne.
Nous marchions sous une épaisse voûte de feuillage ; des arbres séculaires dressaient autour de nous leurs troncs humides, verdâtres, polis comme d’énormes piliers de marbre. – Les lianes s’enroulaient partout, et les fougères arborescentes étendaient leurs larges parasols, découpés comme de fines dentelles. En montant encore, nous trouvâmes des buissons de rosiers, des fouillis de rosiers en fleurs. – Les roses du Bengale de toutes les nuances s’épanouissaient là-haut avec une singulière profusion, et, à terre dans la mousse, c’étaient des tapis odorants de petites fraises des bois ; – on eût dit des jardins enchantés.
Rarahu n’était jamais allée si loin ; elle éprouvait une terreur vague en s’enfonçant dans ces bois. Les paresseuses Tahitiennes ne s’aventurent guère dans l’intérieur de leur île, qui leur est aussi inconnu que les contrées les plus lointaines ; c’est à peine si les hommes visitent quelquefois ces solitudes, pour y cueillir des bananes sauvages, ou y couper des bois précieux.
C’était si beau cependant qu’elle était ravie.
– Elle s’était fait une couronne de roses, et déchirait gaîment sa robe à toutes les branches du chemin.
Ce qui nous charmait le plus tout le long de notre route, c’étaient ces fougères toujours, qui étalaient leurs immenses feuilles avec un luxe de découpure et une fraîcheur de nuances incomparables.
Et nous continuâmes tout le jour à monter, vers des régions solitaires que ne traversait plus aucun sentier humain ; devant nous s’ouvraient de temps à autre des vallées profondes, des déchirures noires et tourmentées ; l’air devenait de plus en plus vif, et nous rencontrions de gros nuages, aux contours nets et accusés, qui semblaient dormir appuyés contre les mornes, les unes au-dessus de nos têtes, les autres sous nos pieds.