Le soir nous étions presque arrivés à la zone centrale de l’île tahitienne : au-dessous de nous se dessinaient dans la transparence de l’air tous les effondrements volcaniques, tous les reliefs des montagnes ; – de formidables arêtes de basalte partaient du cratère central, et s’en allaient en rayonnant mourir sur les plages. – Autour de tout cela l’immense océan bleu ; l’horizon monté si haut, que par une commune illusion d’optique, toute cette masse d’eau produisait à nos yeux un effet concave. La ligne des mers passait au-dessus des plus hauts sommets ; l’Orœna, le géant des montagnes tahitiennes, la dominait seul de sa majestueuse tête sombre. – Tout autour de l’île, une ceinture blanche et vaporeuse se dessinait sur la nappe bleue du Pacifique : l’anneau des récifs, la ligne des éternels brisants de corail.
Tout au loin apparaissaient l’îlot de Toubouaimanou et l’île de Moorea ; sur leurs pics bleuâtres, planaient de petits nuages colorés de teintes invraisemblables, qui étaient comme suspendus dans l’immensité sans bornes.
De si haut, nous observions, comme n’appartenant plus à la terre, tous ces aspects grandioses de la nature océanienne. – C’était si admirablement beau que nous restions tous deux en extase et sans rien nous dire, assis l’un près de l’autre sur les pierres.
– Loti, demanda Rarahu après un long silence, quelles sont tes pensées ? (E loti, e aho ta oé manao iti ?)
– Beaucoup de choses, répondis-je, que toi tu ne peux pas comprendre. Je pense, ô ma petite amie, que sur ces mers lointaines sont disséminés des archipels perdus ; que ces archipels sont habités par une race mystérieuse bientôt destinée à disparaître ; que tu es une enfant de cette race primitive ; – que tout en haut d’une de ces îles, loin des créatures humaines, dans une complète solitude, moi, enfant du vieux monde, né sur l’autre face de la terre, je suis là auprès de toi, et que je t’aime.
« Vois-tu, Rarahu, à une époque bien reculée, avant que les premiers hommes fussent nés, la main terrible d’Atua fit jaillir de la mer ces montagnes ; l’île de Tahiti, aussi brûlante que du fer rougi au feu, s’éleva comme une tempête, au milieu des flammes et de la fumée.
« Les premières pluies qui vinrent rafraîchir la terre après ces épouvantes, tracèrent ce chemin que le ruisseau de Fataoua suit encore aujourd’hui dans les bois. – Tous ces grands aspects que tu vois sont éternels ; ils seront les mêmes encore dans des centaines de siècles, quand la race des Maoris aura depuis longtemps disparu, et ne sera plus qu’un souvenir lointain conservé dans les livres du passé.
– Une chose me fait peur, dit-elle, ô Loti, mon aimé (e Loti, ta u here) ; comment les premiers Maoris sont-ils venus ici, puisque aujourd’hui même ils n’ont pas de navires assez forts pour communiquer avec les îles situées en dehors de leurs archipels ; comment ont-ils pu venir de ce pays si éloigné où, d’après la Bible, fut créé le premier homme ? Notre race diffère tellement de la tienne que j’ai peur, quoi que nous disent les missionnaires, que votre Dieu sauveur ne soit pas venu pour nous et ne nous reconnaisse point…
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Le soleil, qui allait bientôt se lever sur l’Europe pour une matinée d’automne, s’abaissait rapidement dans notre ciel ; il jetait sur ces tableaux gigantesques ses dernières lueurs dorées. – Les gros nuages qui dormaient sous nos pieds dans les gorges de basalte prenaient d’extraordinaires teintes de cuivre ;
– à l’horizon, l’île de Moorea s’épanouissait comme une braise, avec ses grands pics rougis, – éblouissants de lumière.
Et puis tout cet incendie s’éteignit par la base, et la nuit descendit, rapide et sans crépuscule, et la Croix-du-Sud et toutes les étoiles australes s’allumèrent dans le ciel profond.
– Loti, dit Rarahu, – ton pays, à quelle hauteur faudrait-il monter pour l’apercevoir ?…