Nous nous dirigions tous deux, à cette heure déjà avancée de la nuit, vers le district de Faaa, où Taïmaha allait me montrer son plus jeune fils Atario.
Avec une condescendance légèrement railleuse, elle s’était prêtée à cette fantaisie de ma part, fantaisie qu’avec ses idées tahitiennes elle s’expliquait à peine.
Dans ce pays où la misère est inconnue et le travail inutile, où chacun a sa place au soleil et à l’ombre, sa place dans l’eau et sa nourriture dans les bois, – les enfants croissent comme les plantes, libres et sans culture, là où le caprice de leurs parents les a placés. La famille n’a pas cette cohésion que lui donne en Europe, à défaut d’autre cause, le besoin de lutter pour vivre.
Atario, l’enfant né depuis le départ de Rouéri, habitait le district de Faaa ; par suite de cet usage général d’adoption, il avait été confié aux soins de fetii (de parents) éloignés de sa mère…
Et Tamaari, le fils aîné, celui qui, disait-elle, avait le front et les grands yeux de Rouéri (te rae, te mata rahi), habitait avec la vieille mère de Taïmaha, dans cette île de Moorea qui découpait là-bas à notre horizon sa silhouette lointaine.
A mi-chemin de Faaa, nous vîmes briller un feu dans un bois de cocotiers. Taïmaha me prit par la main, et m’emmena sous bois dans cette direction, par un sentier connu d’elle.
Quand nous eûmes marché quelques minutes dans l’obscurité, sous la voûte des grandes palmes mouillées de pluie, nous trouvâmes un abri de chaume, où deux vieilles femmes étaient accroupies devant un feu de branches. Sur quelques mots inintelligibles prononcés par Taïmaha, les deux vieilles se dressèrent sur leurs pieds pour mieux me regarder, et Taïmaha elle-même, approchant de mon visage un brandon enflammé, se mit à m’examiner avec une extrême attention. C’était la première fois que nous nous voyions tous deux en pleine lumière.
Quand elle eut terminé son examen, elle sourit tristement. Sans doute elle avait retrouvé en moi les traits déjà connus de Rouéri, – les ressemblances des frères sont frappantes pour les étrangers, – même lorsqu’elles sont vagues et incomplètes.
Moi, j’avais admiré ses grands yeux, son beau profil régulier, et ses dents brillantes, rendues plus blanches encore par la nuance de cuivre de son teint…
Nous continuâmes notre route en silence, et bientôt nous aperçûmes les cases d’un district, mêlées aux masses noires des arbres.
– Tera Faaa ! (voici Faaa), dit-elle avec un sourire…
Taïmaha me conduisit à la porte d’une case en bourao enfouie sous des arbres-pain, des manguiers et des tamaris.
Tout le monde semblait profondément endormi à l’intérieur, et, à travers les claies de la muraille, elle appela doucement pour se faire ouvrir.
Une lampe s’alluma et un vieillard au torse nu apparut sur la porte en nous faisant signe d’entrer.
La case était grande ; c’était une sorte de dortoir où étaient couchés des vieillards. La lampe indigène, à l’huile de cocotier, ne jetait qu’un filet de lumière dans ce logis, et dessinait à peine toutes ces formes humaines sur lesquelles passait le vent de la mer.
Taïmaha se dirigea vers un lit de nattes, où elle prit un enfant qu’elle m’apporta…
– … Mais non ! dit-elle, quand elle fut près de la lampe, je me trompe, ce n’est pas lui !…
Elle le recoucha sur sa couchette, et elle se mit à examiner d’autres lits où elle ne trouva point l’enfant qu’elle cherchait. Elle promenait au bout d’une longue tige sa lampe fumeuse, et n’éclairait que de vieilles femmes peaux-rouges immobiles et rigides, roulées dans des pareo d’un bleu sombre à grandes raies blanches ; on les eût prises pour des momies roulées dans des draps mortuaires…
Un éclair d’inquiétude passa dans les yeux veloutés de Taïmaha :
– Vieille Huahara, dit-elle, où donc est mon fils Atario ?…
La vieille Huahara se souleva sur son coude décharné, et fixa sur nous son regard effaré par le réveil :
– Ton fils n’est plus avec nous, Taïmaha, dit-elle ; il a été adopté par ma sœur Tiatiara-honui (Araignée), qui habite à cinq cents pas d’ici, au bout du bois de cocotiers…