Les premières lueurs indécises du jour vinrent m’éveiller après quelques moments de sommeil.
Dans cette confusion, dans cette angoisse inexpliquée, qui est particulière au réveil, je retrouvai mêlées ces idées : le départ, quitter l’île délicieuse, abandonner pour toujours ma case sous les grands arbres, et ma pauvre petite amie sauvage, – et puis, Taïmaha et ses fils, – ces nouveaux personnages à peine entrevus la nuit, et qui venaient encore, à la dernière heure, m’attacher à ce pays par des liens nouveaux…
La triste lueur blanche du matin filtrait par mes fenêtres ouvertes… Je contemplai un instant Rarahu endormie, et puis je l’éveillai en l’embrassant :
– … Ah ! oui, Loti, dit-elle… c’est le jour, tu me réveilles, et il faut partir.
Rarahu fit sa toilette en pleurant ; elle passa sa plus belle tunique ; elle mit sur sa tête sa couronne fanée et son tiaré de la veille, en faisant le serment que jusqu’à mon retour elle n’en aurait pas d’autres.
J’entr’ouvris la porte du jardin ; je jetai un coup d’œil d’adieu à nos arbres, à nos fouillis de plantes ; j’arrachai une branche de mimosas, une touffe de pervenches roses, – et le chat nous suivit en miaulant, comme jadis il nous suivait au ruisseau d’Apiré…
Au jour naissant, ma petite épouse sauvage et moi, en nous donnant la main, nous descendîmes tristement à la plage, pour la dernière fois.
Là, il y avait déjà assistance nombreuse et silencieuse ; toutes les filles de la reine, toutes les jeunes femmes de Papeete, auxquelles le Rendeer enlevait des amis ou des amants, étaient assises à terre ; quelques-unes pleuraient ; les autres, immobiles, nous regardaient venir.
Rarahu s’assit au milieu d’elles sans verser une larme, – et le dernier canot du Rendeer m’emporta à bord…
Vers huit heures, le Rendeer leva l’ancre au son du fifre.
Alors je vis Taïmaha, qui, elle aussi, descendait à la plage pour me voir partir, comme, douze ans auparavant, elle était venue, à dix-sept ans, voir partir Rouéri qui ne revint plus.
Elle aperçut Rarahu et s’assit près d’elle.
C’était une belle matinée d’Océanie, tiède et tranquille ; il n’y avait pas un souffle dans l’atmosphère ; cependant des nuages lourds s’amoncelaient tout en haut dans les montagnes ; ils formaient un grand dôme d’obscurité, au-dessous duquel le soleil du matin éclairait en plein la plage d’Océanie, les cocotiers verts et les jeunes femmes en robes blanches.
L’heure du départ apportait son charme de tristesse à ce grand tableau qui allait disparaître.