… Quand l’obscurité fut venue, Rarahu eut peur, cela va sans dire…
Le silence de cette nuit ne ressemblait à rien de connu. Les brisants, bien loin sous nos pieds, ne s’entendaient plus ; pas même un léger craquement de branches, pas même un bruissement de feuilles ; l’atmosphère était immobile. – On ne peut trouver de silence semblable que dans ces régions désertes, où les oiseaux mêmes n’habitent pas…
Il y avait toujours autour de nous des silhouettes d’arbres et de fougères, tout comme si nous eussions été en bas, dans des bois bien connus de Fataoua ; – mais on apercevait par échappées, à la lueur pâle qui tombait des étoiles, la vertigineuse concavité bleuâtre de l’Océan, et on était comme en proie au sublime de l’isolement et de l’immensité.
Tahiti est un des rares pays où l’on puisse impunément s’endormir dans les bois, sur un lit de feuilles mortes et de fougères, avec un pareo pour couverture. – C’est là ce que nous fîmes bientôt tous deux, – après avoir toutefois choisi un lieu découvert, où aucune surprise ne fût à redouter de la part des Toupapahous… Encore, ces sombres rôdeurs de la nuit qui hantent de préférence les lieux où des êtres humains ont vécu, ne montent-ils guère aussi haut, dans les régions presque vierges où nous étions couchés…
Longtemps, je restai en contemplation du ciel. Des étoiles et des étoiles… Des myriades d’étoiles brillantes, dans l’étonnante profondeur bleue ; toutes les constellations invisibles à l’Europe, tournant lentement autour de la Croix-du-Sud…
… Rarahu contemplait, elle aussi, les yeux grands ouverts et sans rien dire ; tour à tour elle me regardait en souriant ou regardait en l’air… – Les grandes nébuleuses de l’hémisphère austral scintillaient comme des taches de phosphore, laissant entre elles des espaces vides, de grandes trouées noires, où l’on n’apercevait plus aucune poussière cosmique, – et qui donnaient à l’imagination une notion apocalyptique et terrifiante de l’immensité vide…
Tout à coup, nous vîmes une terrible masse noire qui descendait de l’Orœna et se dirigeait lentement vers nous… – Elle avait des formes extraordinaires, des aspects de cataclysme. – En un instant elle nous enveloppa d’une obscurité si profonde, que nous cessâmes de nous voir. Une rafale passa dans l’air, nous couvrant de feuilles et de branches mortes, – en même temps qu’une pluie torrentielle nous inondait d’eau glacée…
A tâtons, nous rencontrâmes le tronc d’un gros arbre contre lequel nous nous mîmes à l’abri, bien serrés l’un contre l’autre, – tremblant de froid tous deux, – et elle, de frayeur aussi un peu…
Quand cette grande ondée fut passée, le jour se leva, chassant devant lui les nuages et les fantômes. – En riant nous fîmes sécher nos vêtements au beau soleil, et, après un très grand frugal repas tahitien, nous commençâmes à redescendre…