Tiahoui, qui était en visite à Papeete, était descendue chez nous avec deux autres jeunes femmes de ses fetii, de Papéuriri.
Elle me prit à part un soir avec l’air grave qui précède les entretiens solennels, et nous allâmes nous asseoir dans le jardin sous les lauriers-roses.
Tiahoui était une petite femme sage, plus sérieuse que ne le sont d’ordinaire les Tahitiennes ; dans son district éloigné, elle avait suivi avec admiration les instructions d’un missionnaire indigène : elle avait la foi ardente d’une néophyte. Dans le cœur de Rarahu, où elle savait lire comme dans un livre ouvert, elle avait vu d’étranges choses :
– Loti, dit-elle, Rarahu se perd à Papeete. Quand tu seras parti, que va-t-elle devenir ?
En effet, l’avenir de Rarahu tourmentait mon cœur ; avec la différence si complète de nos natures, je ne savais qu’imparfaitement saisir tout ce qu’il y avait en elle de contradictions et d’égarements. Je comprenais pourtant qu’elle était perdue, perdue de corps et d’âme. C’était peut-être pour moi un charme de plus, le charme de ceux qui vont mourir, et plus que jamais je me sentais l’aimer…
Personne n’avait l’air plus doux ni plus paisible cependant, que ma petite amie Rarahu ; silencieuse presque toujours, calme et soumise, elle n’avait plus jamais de ses colères d’enfant d’autrefois. Elle était gracieuse et prévenante pour tous. Quand on arrivait chez nous, et qu’on la voyait là, assise à l’ombre de notre véranda, dans une pose heureuse et nonchalante, souriant à tous du sourire mystique des Maoris, on eût dit que notre case et nos grands arbres abritaient tout un poème de bonheur paisible et inaltérable.
Elle avait pour moi des instants de tendresse infinie ; il semblait alors qu’elle eût besoin de se serrer contre son unique ami et soutien dans ce monde ; dans ces moments, la pensée de mon départ lui faisait verser des larmes silencieuses, et je songeais encore à ce projet insensé que j’avais fait jadis, de rester pour toujours auprès d’elle.
Parfois elle prenait la vieille Bible qu’elle avait apportée d’Apiré ; elle priait avec extase, et la foi ardente et naïve rayonnait dans ses yeux.
Mais souvent aussi elle s’isolait de moi et je retrouvais sur ses lèvres ce même sourire de doute et de scepticisme qui avait paru pour la première fois le soir de notre retour d’Afareahitu. Elle semblait regarder au loin, dans le vague, des choses mystérieuses ; des idées étranges lui revenaient de sa petite enfance sauvage ; ses questions inattendues sur des sujets singulièrement profonds dénotaient le dérèglement de son imagination, le cours tourmenté de ses idées.
Son sang maori lui brûlait les veines ; elle avait des jours de fièvre et de trouble profond, pendant lesquels il semblait qu’elle ne fût plus elle-même. Elle m’était absolument fidèle, dans le sens que les femmes de Papeete donnent à ce mot, c’est-à-dire qu’elle était sage et réservée vis-à-vis des jeunes gens européens ; mais je crus savoir qu’elle avait de jeunes amants tahitiens. Je pardonnai, et feignis de ne pas voir ; elle n’était pas tout à fait responsable, la pauvre petite, de sa nature étrangement ardente et passionnée.
Physiquement elle n’avait encore aucun des signes qui en Europe distinguent les jeunes filles malades de la poitrine : sa taille et sa gorge étaient arrondies et correctes comme celles des belles statues de la Grèce antique. Et cependant, la petite toux caractéristique, pareille à celle des enfants de la reine, devenait chez elle plus fréquente, et le cercle bleuâtre s’accentuait sous ses grands yeux.
Elle était une petite personnification touchante et triste de la race polynésienne, qui s’éteint au contact de notre civilisation et de nos vices, et ne sera plus bientôt qu’un souvenir dans l’histoire d’Océanie…