XLII

LOTI A JOHN B., A BORD DU Rendeer

Taravao, 1872.

« Mon bon frère John,

« Le messager qui te portera cette lettre est chargé en même temps de te remettre une foule de présents que je t’envoie. C’est d’abord un plumet, en queues de phaétons rouges, objet très précieux, don de mon hôte le chef de Tehaupoo ; ensuite un collier à trois rangs de petites coquilles blanches, don de la cheffesse, et enfin deux touffes de reva-reva, qu’une grande dame du district de Papéouriri avait mises hier sur ma tête à la fête de Taravao.

« Je resterai quelques jours encore ici, chez le chef, qui était un ami de mon frère ; j’userai jusqu’au bout de la permission de l’amiral.

« Il ne me manque que ta présence, frère, pour être absolument charmé de mon séjour à Taravao. Les environs de Papeete ne peuvent te donner une idée de cette région ignorée qui s’appelle la presqu’île de Taravao : un coin paisible, ombreux, enchanteur, des bois d’orangers gigantesques, dont les fruits et les fleurs jonchent un sol délicieux, tapissé d’herbes fines et de pervenches roses…

« Là-dessous sont disséminées quelques cases en bois de citronnier, où vivent immobiles des Maoris d’autrefois ; là-dessous on trouve la vieille hospitalité indigène : des repas de fruits, sous des tendelets de verdure tressée et de fleurs ; de la musique, des unissons plaintifs de vivo de roseaux, des chœurs d’himiné, des chants et des danses.

« J’habite seul une case isolée, bâtie sur pilotis, au-dessus de la mer et des coraux. De mon lit de nattes blanches, en me penchant un peu, je vois s’agiter au-dessous de moi tout ce petit monde à part qui est le monde du corail. Au milieu des rameaux blancs ou roses, dans les branchages compliqués des madrépores, circulent des milliers de petits poissons dont les couleurs ne peuvent se comparer qu’à celles des pierres précieuses ou des colibris ; des rouges de géranium, des verts chinois, des bleus qu’on ne saurait peindre, et une foule de petits êtres bariolés de toutes les nuances de l’arc-en-ciel, ayant forme de tout excepté forme de poisson… Le jour, aux heures tranquilles de la sieste, absorbé dans mes contemplations, j’admire tout cela qui est presque inconnu, même aux naturalistes et aux observateurs.

« La nuit, mon cœur se serre un peu dans cet isolement de Robinson. Quand le vent siffle au dehors, quand la mer fait entendre dans l’obscurité sa grande voix sinistre, alors j’éprouve comme une sorte d’angoisse de la solitude, là, à la pointe la plus australe et la plus perdue de cette île lointaine, devant cette immensité du Pacifique, immensité des immensités de la terre, qui s’en va tout droit jusqu’aux rives mystérieuses du continent polaire.

« Dans une excursion de deux jours, en compagnie du chef de Tehaupoo, j’ai vu ce lac de Vaïria qui inspire aux indigènes une superstitieuse frayeur. Une nuit nous avons campé sur ses bords. C’est un site étrange que peu de gens ont contemplé ; de loin en loin quelques Européens y viennent par curiosité ; la route est longue et difficile, les abords sauvages et déserts. Figure-toi, à mille mètres de haut, une mer morte, perdue dans les montagnes du centre ; tout autour, des mornes hauts et sévères découpant leurs silhouettes aiguës dans le ciel clair du soir. Une eau froide et profonde, que rien n’anime, ni un souffle de vent, ni un bruit, ni un être vivant, ni seulement un poisson… « Autrefois, dit le chef de Tehaupoo, des Toupapahous d’une race particulière descendaient la nuit des montagnes, et battaient l’eau de leurs grandes ailes d’albatros. »

« …Si tu vas chez le gouverneur, à la soirée du mercredi, tu y verras la princesse Ariitéa ; dis-lui que je ne l’oublie point dans ma solitude, et que j’espère la semaine prochaine danser avec elle au bal de la reine. Si, dans les jardins, tu rencontrais Faïmana ou Téria, tu pourrais de ma part leur dire tout ce qui te passerait par la tête…

« Cher petit frère, fais-moi le plaisir d’aller au ruisseau de Fataoua, donner de mes nouvelles à la petite Rarahu, d’Apiré… Fais cela pour moi, je t’en prie ; tu es trop bon pour ne pas nous pardonner à tous deux… Vrai, la pauvre petite, je te jure que je l’aime de tout mon cœur… »

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