Tahaapaïru, le père adoptif de Rarahu, exerçait une industrie tellement originale que dans notre Europe, si féconde en inventions de tous genres, on n’a certes encore rien imaginé de semblable.
Il était fort vieux, ce qui en Océanie n’est pas chose commune ; de plus il avait de la barbe et de la barbe blanche, objet des plus rares là-bas. Aux îles Marquises la barbe blanche est une denrée presque introuvable qui sert à fabriquer des ornements précieux pour la coiffure et les oreilles de certains chefs, – et quelques vieillards y sont soigneusement entretenus et conservés pour l’exploitation en coupes réglées de cette partie de leur personne.
Deux fois par an, le vieux Tahaapaïru coupait la sienne, et l’expédiait à Hivaoa, la plus barbare des îles Marquises, où elle se vendait au prix de l’or.
L
… Rarahu examinait avec beaucoup d’attention et de terreur une tête de mort que je tenais sur mes genoux.
Nous étions assis tout en haut d’un tumulus de corail, au pied des grands bois de fer. C’était le soir, dans le district perdu de Papenoo ; le soleil plongeait lentement dans le grand Océan vert, au milieu d’un étonnant silence de la nature.
Ce soir-là, je regardais Rarahu avec plus de tendresse ; c’était la veille d’un départ ; le Rendeer allait s’éloigner pour un temps, et visiter au nord l’archipel des Marquises.
Rarahu, sérieuse et recueillie, était plongée dans une de ses rêveries d’enfant que je ne savais jamais qu’imparfaitement pénétrer. Un moment elle avait été illuminée de lumière dorée, et puis, le radieux soleil s’étant abîmé dans la mer, elle se profilait maintenant en silhouette svelte et gracieuse sur le ciel du couchant…
Rarahu n’avait jamais regardé d’aussi près cet objet lugubre qui était posé là sur mes genoux et qui, pour elle comme pour tous les Polynésiens, était un horrible épouvantail.
On voyait que cette chose sinistre éveillait dans son esprit inculte une foule d’idées nouvelles, – sans qu’elle pût leur donner une forme précise…
Cette tête devait être fort ancienne ; elle était presque fossile, – et teinte de cette nuance rouge que la terre de ce pays donne aux pierres et aux ossements… La mort a perdu de son horreur quand elle remonte aussi loin…
– Riaria ! disait Rarahu… Riaria, mot tahitien qui ne se traduit qu’imparfaitement par le mot épouvantable, – parce qu’il désigne là-bas cette terreur particulièrement sombre qui vient des spectres ou des morts…
– Qu’est-ce qui peut tant t’effrayer dans ce pauvre crâne ? demandai-je à Rarahu…
Elle répondit en montrant du doigt la bouche édentée :
– C’est son rire, Loti ; c’est son rire de Toupapahou…
… Il était une heure très avancée de la nuit quand nous fûmes de retour à Apiré, et Rarahu avait éprouvé tout le long du chemin des frayeurs très grandes… Dans ce pays où l’on n’a absolument rien à redouter, ni des plantes, ni des bêtes, ni de hommes ; où l’on peut n’importe où s’endormir en plein air, seul et sans une arme, les indigènes ont peur de la nuit, et tremblent devant les fantômes…
Dans les lieux découverts, sur les plages, cela allait encore ; Rarahu tenait ma main serrée dans la sienne, et chantait des himéné pour se donner du courage…
Mais il y eut un certain grand bois de cocotiers qui fut très pénible à traverser…
Rarahu y marchait devant moi, en me donnant les deux mains par derrière, – procédé peu commode pour aller vite, – elle se sentait plus protégée ainsi, et plus sûre de n’être point traîtreusement saisie aux cheveux par la tête de mort couleur brique…
Il faisait une complète obscurité dans ce bois, et on y sentait une bonne odeur répandue par les plantes tahitiennes. Le sol était jonché de grandes palmes desséchées qui craquaient sous nos pas. On entendait en l’air ce bruit particulier aux bois de cocotiers, le son métallique des feuilles qui se froissent ; on entendait derrière les arbres des rires de Toupapahous ; et à terre, c’était un grouillement repoussant et horrible : la fuite précipitée de toute une population de crabes bleus, qui à notre approche se hâtaient de rentrer dans leurs demeures souterraines…