Cependant le temps s’écoulait lentement. Il fallait plus d’une heure encore avant que la jeune fille qui était allée chercher les actes de naissance des enfants de Taïmaha pût revenir.
En l’attendant, je fis au bord de la mer, avec mes nouveaux amis, une promenade qui m’a laissé un souvenir fantastique comme celui d’un rêve.
Depuis cet endroit jusqu’au district d’Afareahitu vers lequel nous nous dirigions, le pays n’est plus qu’une étroite bande de terrain, longue et sinueuse, resserrée entre la mer et les mornes à pic, – au flanc desquels sont accrochées d’impénétrables forêts.
Autour de moi, tout semblait de plus en plus s’assombrir. Le soir, l’isolement, la tristesse inquiète qui me pénétrait, prêtaient à ces paysages quelque chose de désolé.
C’étaient toujours des cocotiers, des lauriers-roses en fleurs et des pandanus, tout cela étonnamment haut et frêle, et courbé par le vent. Les longues tiges des palmiers, penchées en tous sens, portaient çà et là des touffes de lichen qui pendaient comme des chevelures grises. – Et puis, sous nos pieds, toujours cette même terre nue et cendrée, criblée de trous de crabes.
Le sentier que nous suivions semblait abandonné : les crabes bleus avaient tout envahi ; ils fuyaient devant nous, avec ce bruit particulier qu’ils font le soir. – La montagne était déjà pleine d’ombres.
Le grand Téharo marchait près de moi, rêveur et silencieux comme un Maori, et je tenais par la main l’enfant de mon frère.
De temps à autre, la voix douce de Taamari s’élevait au milieu de tous les grands bruits monotones de la nature ; ses questions d’enfant étaient incohérentes et singulières. – J’entendais cependant sans difficulté le langage de ce petit être, que bien des gens qui parlent à Tahiti le dialecte de la plage n’eussent pas compris ; il parlait la vieille langue maorie à peu près pure.
Nous vîmes poindre sur la mer une pirogue voilée, qui revenait imprudemment de Tahiti ; elle entra bientôt dans les bassins intérieurs du récif, presque couchée sous ce grand vent alizé.
Il en sortit quelques indigènes, deux jeunes filles qui se mirent à courir toutes mouillées, jetant au vent triste la note inattendue de leurs éclats de rire.
Il en sortit aussi un vieux Chinois en robe noire, qui s’arrêta pour caresser le petit Taamari, et tira de son sac des gâteaux qu’il lui donna.
Cette prévenance de ce vieux pour cet enfant, et son regard, me donnèrent une idée horrible…
Le jour baissait, les cocotiers s’agitaient au-dessus de nos têtes, secouant sur nous leurs cent-pieds et leurs scorpions. – Il passait des rafales qui courbaient ces grands arbres comme un champ de roseaux ; les feuilles mortes voltigeaient follement sur la terre nue…
Je fis cette réflexion naturelle, qu’il faudrait sans doute rester plusieurs jours dans cette île avant qu’il fût possible à une pirogue de prendre la mer ; cela arrive fréquemment entre Tahiti et Moorea. – Le départ du Rendeer était fixé aux premiers jours de la semaine suivante ; mon absence ne le retarderait pas d’une heure, – et les derniers moments que j’aurais pu passer avec Rarahu, – les derniers de la vie, s’envoleraient ainsi loin d’elle.
Quand nous revînmes, la nuit tombait tout à fait. – Je n’avais prévu cette nuit, ni l’impression sinistre que me causait son approche.
Je commençais à sentir aussi l’engourdissement et la soif de la fièvre ; – les impressions si vives de cette journée l’avaient déterminée sans doute, en même temps qu’un grand excès de fatigue.
Nous nous assîmes devant la case de la vieille Hapoto.
Il y avait là plusieurs jeunes filles couronnées de fleurs, qui étaient venues des cases voisines pour voir le paoupa (l’étranger) – car il en vient rarement dans ce district.
– Tiens ! dit l’une d’elles, en s’approchant de moi, – c’est toi, Mata-reva !…
Depuis longtemps je n’avais pas entendu prononcer ce nom que Rarahu m’avait donné jadis et contre lequel avait prévalu celui de Loti.
Elle avait appris ce nom dans le district d’Apiré, au bord du ruisseau de Fataoua, où l’année précédente elle m’avait vu.
La nature et toutes choses prenaient pour moi des aspects étranges et imprévus, sous l’influence de la fièvre et de la nuit. – On entendait dans les bois de la montagne le son plaintif et monotone des flûtes de roseau.
A quelques pas de là, sous un toit de chaume soutenu par des pieux de bourao, on faisait la cuisine à mon intention. – Le vent balayait terriblement cette cuisine ; des hommes nus, avec de grands cheveux ébouriffés, étaient accroupis là, comme des gnomes, autour d’une épaisse fumée. – Le mot « Toupapahou ! », prononcé près de moi, résonnait étrangement à mes oreilles…