V

BAMBOULA

Un griot qui passe frappe quelques coups sur son tam-tam. – C’est le rappel, et on se rassemble autour de lui.

Des femmes accourent, qui se rangent en cercle serré, et entonnent un de ces chants obscènes qui les passionnent. – L’une d’elles, la première venue, se détache de la foule et s’élance au milieu, dans le cercle vide où résonne le tambour ; elle danse avec un bruit de grigris et de verroterie ; – son pas, lent au début, est accompagné de gestes terriblement licencieux ; il s’accélère bientôt jusqu’à la frénésie ; on dirait les trémoussements d’un singe fou, les contorsions d’une possédée.

A bout de forces, elle se retire, haletante, épuisée, avec des luisants de sueur sur sa peau noire ; ses compagnes l’accueillent par des applaudissements ou par des huées ; – puis une autre prend sa place, et ainsi de suite, jusqu’à ce que toutes y aient passé.

Les vieilles femmes se distinguent par une indécence plus cynique et plus enragée. – L’enfant que souvent elles portent, attaché sur leur dos, – affreusement ballotté, pousse des cris perçants ; – mais les négresses ont perdu, en pareil cas, jusqu’au sentiment maternel, et rien ne les arrête plus.

Dans toutes les contrées du Sénégal, les levers de pleine lune sont des moments particulièrement consacrés à la bamboula, des soirs de grande fête nègre ; – et il semble que la lune se lève là-bas, sur ce grand pays de sable, dans l’infini de ces horizons chauds, – plus rouge et plus énorme qu’ailleurs.

A la tombée du jour, les groupes se forment. – Les femmes mettent, pour de telles occasions, des pagnes de couleur éclatante, se parent de bijoux en or fin de Galam, – ornent leurs bras de lourds anneaux d’argent, – leur cou d’une étonnante profusion de grigris, de verroterie, d’ambre et de corail.

Et, quand le disque rouge apparaît, toujours agrandi et déformé par le mirage, jetant sur l’horizon de grosses lueurs sanglantes, – un vacarme furieux se lève de toute cette foule : – la fête commence.

A certaines époques de l’année, devant la maison de Samba-Hamet, la place solitaire devenait le théâtre de bamboulas fantastiques.

Dans ces occasions, Coura-n’diaye prêtait à Fatou quelques-uns de ses bijoux précieux pour aller à la fête.

Quelquefois elle y paraissait elle-même comme aux anciens jours.

Et alors c’était un grand bruissement d’admiration, quand la vieille griotte s’avançait, couverte d’or, la tête haute, avec une flamme étrange rallumée dans ses yeux éteints.

– Elle avait le torse effrontément nu ; sur sa poitrine ridée de momie noire, sur ses mamelles qui pendaient comme de grandes peaux vides et mortes, s’étalaient les présents merveilleux d’El-Hadj le conquérant : des colliers de jade pâle d’un vert d’eau tendre, – et puis des rangs et des rangs de grosses boules d’or fin, d’un travail rare et inimitable. – Elle avait de l’or plein les bras, de l’or aux chevilles, des bagues d’or à tous les doigts de pied, et, sur la tête, un antique édifice d’or.

La vieille idole parée se mettait à chanter ; peu à peu elle s’animait en agitant ses bras de squelette, qui avaient peine à soulever le poids de leurs bracelets. – Sa voix, rauque et caverneuse, résonnait au début comme au fond d’une carcasse vide, puis devenait vibrante à faire frémir. – On retrouvait un écho posthume de la poétesse d’El-Hadj et, dans ses yeux dilatés, éclairés par en dedans, il semblait qu’on vît passer des reflets des grandes guerres mystérieuses de l’intérieur, des grands jours d’autrefois : les armées d’El-Hadj volant dans le désert ; les grands égorgements laissant des peuplades entières aux vautours ; – l’assaut de Ségou-Koro ; – tous les villages du Massina, sur des centaines de lieues de pays, brûlant au soleil, de Médine à Tombouctou, comme des feux d’herbes dans la plaine.

………………………

Coura-n’diaye était très fatiguée quand elle avait fini ses chansons. – Elle rentrait chez elle toute tremblante et s’étendait sur son tara.

– Quand ses petites esclaves l’avaient dépouillée de ses bijoux et massée tout doucement pour la faire dormir, on la laissait tranquille comme une morte, et elle restait couchée pendant deux jours.

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