Une salle blanche, tout ouverte au vent de la nuit ; – deux lampes suspendues, que de gros éphémères affolés par la flamme viennent battre de leurs ailes ; – une tablée bruyante d’hommes habillés de rouge, – et des maritornes très noires s’empressant alentour : – un grand souper de spahis.
Le jour, il y a eu fête à Saint-Louis : – fête militaire, revue au quartier, courses de chevaux du désert, – courses de chameaux, – courses de bœufs montés et course de pirogues. – Tout le programme habituel des réjouissances d’une petite ville provinciale, – avec, en plus, la note étrange apportée par la Nubie.
Par les rues, on a vu circuler en uniforme tous les hommes valides de la garnison, marins, spahis ou tirailleurs. – On a vu des mulâtres et des mulâtresses en habits des grands jours ; les vieilles signardes du Sénégal (métis de distinction), raides et dignes avec leurs haute coiffure de foulard madras et leurs deux papillotes en tire-bouchon à la mode de 1820 ; – et les jeunes signardes, en toilettes de notre époque, – drôles et fanées, sentant la côte d’Afrique. – Puis deux ou trois femmes blanches en toilettes fraîches ; et, derrière elles, comme repoussoirs, la foule nègre couverte de grigris et d’ornements sauvages : tout Guet-n’dar en tenue de fête.
Tout ce que Saint-Louis peut déployer d’animation et de vie ; tout ce que la vieille colonie peut mettre de monde dans ses rues mortes ; – tout cela dehors pour un jour, – et prêt à rentrer demain dans l’assoupissement de ses maisons silencieuses, enveloppées d’un suaire uniforme de chaux blanche.
Et les spahis qui ont, par ordre, paradé toute la journée sur la place du Gouvernement, sont très réveillés et très excités par ce mouvement insolite. – Ils fêtent ce soir des nominations et des médailles qui leur sont arrivées par le dernier courrier de France ; et Jean, qui d’ordinaire fait un peu bande à part, assiste avec eux à ce souper qui est un repas de corps.
Elles ont eu fort à faire, les maritornes noires, pour servir les spahis ; non pas qu’ils aient mangé beaucoup, mais ils ont bu effroyablement, et ils sont tous gris.
Un grand nombre de toasts ont été portés ; – beaucoup de propos, extravagants de naïveté ou de cynisme, ont été tenus ; – beaucoup d’esprit a été dépensé, – d’un esprit de spahis, très originalement cru, à la fois très sceptique et très enfantin. – Beaucoup de chansons singulières, affreusement risquées, venues on ne sait d’où, de l’Algérie, de l’Inde ou d’ailleurs, ont été chantées, – les unes en soli comiquement discrets, – les autres en chœurs terribles, accompagnés de bris de verres et de coups de poing à casser les tables. – On a débité de vieilles facéties ingénues et ressassées, qui ont excité des rires jeunes et joyeux ; on a aussi lancé des mots capables de faire monter le rouge au front du diable même.
Et tout à coup, voilà qu’un spahi, au milieu de ce débordement d’insanités tapageuses, lève un verre de champagne et porte ce toast inattendu :
– A ceux qui sont tombés à Mecké et à Bobdiarah !
Bien bizarre, ce toast, que l’auteur de ce récit n’a pas inventé ; bien imprévue, cette santé portée !… Hommage de souvenir, ou plaisanterie sacrilège à l’adresse de ceux qui sont morts ?… Il était très ivre, le spahi qui avait porté ce toast funèbre, et son œil flottant était sombre.
………………………
Hélas ! dans quelques années, qui s’en souviendra, de ceux qui sont tombés dans la déroute, à Bobdiarah et à Mecké – et dont les os ont déjà blanchi sur le sable du désert ?
Les gens de Saint-Louis qui les ont vus partir ont retenu leurs noms peut-être… Mais, dans quelques années, qui s’en souviendra et qui pourra les redire encore ?…
………………………
Et les verres furent vidés à la mémoire de ceux qui sont tombés à Mecké et à Bobdiarah. – Mais ce toast étrange avait amené pour un instant un grand silence d’étonnement, et jeté comme un crêpe noir sur le dîner de corps des spahis.
Jean surtout, dont les yeux s’étaient animés au contact de cette gaîté des autres, et qui, ce soir-là, par hasard, riait de tout son cœur, – Jean redevint rêveur et grave, sans trop pouvoir démêler pourquoi… – Tombés là-bas dans le désert !… Il n’était pas maître de cela, mais cette image venait de le glacer, comme un son de voix de chacal ; elle avait fait courir un frisson dans sa chair…
Bien enfant encore, le pauvre Jean ; pas assez aguerri, pas assez soldat ! – Il était très brave, pourtant ; – il n’avait pas peur, pas du tout peur de se battre. – Quand on parlait de Boubakar-Ségou, qui rôdait alors avec son armée presque aux portes de Saint-Louis, dans le Cayor, – il sentait son cœur bondir ; il en rêvait quelquefois ; il lui semblait que cela lui ferait du bien et le réveillerait, d’aller enfin voir le feu, même le feu contre un roi nègre ; par moments, il en mourait d’envie…
C’était bien pour se battre qu’il s’était fait spahi, – et non pour aller languir, atone, dans une petite maison blanche, sous les sortilèges d’une fille khassonkée !…
………………………
Pauvres garçons, qui buvez à la mémoire des morts, riez, chantez, soyez bien gais et bien fous, profitez de l’instant joyeux qui passe !… Mais les chants et le bruit sonnent faux sur cette terre du Sénégal, – et il doit avoir encore là-bas, dans le désert, des places marquées pour quelques-uns de vous.