Guet-N’dar, la ville nègre, bâtie en paille sur le sable jaune. – Des milliers, des milliers de petites huttes rondes, à moitié cachées derrière des palissades de roseaux secs, et coiffées toutes d’un grand bonnet de chaume.
– Et les milliers de pointes de ces milliers de toits affectant les formes les plus extravagantes et les plus pointues, – les unes droites, menaçant le ciel, – les autres de travers, menaçant leurs voisines, – les autres, enfin, racornies, ventrues, défoncées, ayant l’air fatigué d’avoir tant séché au soleil, – paraissant vouloir se recroqueviller, s’enrouler comme de vieilles trompes d’éléphant.
– Et tout cela à perte de vue, découpant de bizarres perspectives de choses cornues sur l’uniformité du ciel bleu.
Au milieu de Guet-n’dar, partageant la cité en deux, du nord au sud, une large rue de sable, bien régulière et bien droite, s’ouvrant au loin toute grande sur le désert. – Le désert pour campagne et pour horizon.
De chaque côté de cette vaste tranchée, un dédale de petites ruelles tortueuses, contournées comme les sentiers d’un labyrinthe.
C’est dans ces quartiers que Fatou conduit Jean ; – et, pour le conduire, à la manière nègre, elle lui tient un doigt dans sa ferme petite main noire, ornée de bagues de cuivre.
On est en janvier. – Il est sept heures du matin, et le soleil se lève à peine. – L’heure est agréable et fraîche, même au Sénégal.
Jean marche de son pas fier et grave, – tout en souriant intérieurement de l’expédition drôle que Fatou-gaye lui fait faire, et du personnage auquel il va rendre visite.
Il se laisse conduire de bonne grâce ; cette promenade l’intéresse et l’amuse.
Il fait beau ; cet air pur du matin, le bien-être physique apporté par cette rare fraîcheur, tout cela influe doucement sur lui. – Et puis, en ce moment, Fatou-gaye lui paraît fort mignonne, et il l’aime presque.
C’est un de ces moments fugitifs et singuliers, où chez lui le souvenir est mort, où ce pays d’Afrique semble sourire, – où le spahi s’abandonne sans arrière-pensée sombre à cette vie qui depuis trois ans le berce et l’endort d’un sommeil lourd et dangereux, hanté par des rêves sinistres.
L’air du matin est frais et pur. Derrière les palissades grises en roseaux qui bordent les petites rues de Guet-n’dar, on commence à entendre les premiers coups sonores des pilons à kousskouss, mêlés à des éclats de voix nègres qui s’éveillent, à des bruits de verroterie qu’on remue ; – à tous les coins du chemin, des crânes de moutons cornus, – (pour ceux qui sont au courant des usages nègres : les égorgés de la tabaski), plantés au bout de longs bâtons, et regardant passer le monde, avec des airs de tendre leur cou de bois pour mieux voir. – Et, posés partout, de gros lézards fétiches, au corps bleu de ciel, dandinant perpétuellement de droite et de gauche, par suite d’un singulier tic de lézard qu’ils ont, leur tête d’un beau jaune qui semble faite en peau d’orange.
Des odeurs de nègres, d’amulettes de cuir, de kousskouss et de soumaré.
Des négrillons, commençant à paraître aux portes avec leur gros ventre orné d’un rang de perles bleues, – avec leur nombril pendant, leur sourire fendu jusqu’aux oreilles, et leur tête en poire, rasée à trois petites queues. Tous s’étirent, regardent Jean d’un air étonné avec leurs gros yeux d’émail, – et disant quelquefois, les plus osés : « Toubah !
toubah !… toubah ! bonjour ! »
………………………
Tout cela sent bien la terre d’exil, et l’éloignement de la patrie ; les moindres détails des moindres choses sont étranges. Mais il y a une telle magie dans ces levers de soleil des tropiques, une telle limpidité ce matin-là dans l’air, un tel bien-être dans cette fraîcheur inusitée, – que Jean répond gaîment aux bonjours des bébés noirs, sourit aux réflexions de Fatou, et s’abandonne et oublie…
Le personnage chez lequel se rendaient Jean et Fatou était un grand vieillard à l’œil rusé et matois qui s’appelait Samba-Latir.
Quand ils furent tous deux assis par terre sur des nattes dans la case de leur hôte, Fatou prit la parole et expliqua son cas, qui était, comme on va le voir, grave et critique :
Depuis plusieurs jours, elle rencontrait, à la même heure, une certaine vieille, très laide, qui la regardait d’une façon singulière, – du coin de l’œil, sans tourner la tête !… Hier au soir enfin, elle était rentrée chez elle tout en larmes, déclarant à Jean qu’elle se sentait ensorcelée.
Et, toute la nuit, elle avait été obligée de se tenir la tête dans l’eau, pour atténuer les premiers effets de ce maléfice.
Dans la collection d’amulettes dont elle était pourvue, il y en avait contre toute sorte de maux ou d’accidents contre les mauvais rêves et les poisons des plantes, contre les chutes dangereuses et le venin des bêtes, contre les infidélités du cœur de Jean et les dégâts des fourmis blanches, contre le mal de ventre et contre le caïman.
– Il n’y en avait point encore contre le mauvais œil et les sorts que les gens vous jettent au passage.
Or c’était là une spécialité reconnue à Samba-Latir, et voila pourquoi Fatou-gaye était venue recourir à lui.
Samba-Latir avait justement la chose toute faite. Il tira d’un vieux coffre mystérieux un petit sachet rouge fixé à un cordon de cuir ; il le mit au cou de Fatou-gaye en prononçant les paroles sacramentelles, – et l’esprit malin se trouva conjuré.
Cela ne coûtait que deux khâliss d’argent (dix francs). – Et le spahi, qui ne savait pas marchander, pas même une amulette, paya sans murmurer. – Pourtant il sentit le sang lui monter aux tempes, en voyant partir ces deux pièces, non pas qu’il tînt à l’argent ; – jamais même il n’avait pu s’habituer à en connaître la valeur ; – mais pourtant, deux khâliss, c’était beaucoup dans ce moment pour sa pauvre bourse de spahi. Et surtout il se disait, avec un remords et un serrement de cœur, que ses vieux parents se privaient sans doute de beaucoup de choses qui coûtaient moins de deux khâliss, – et qui assurément étaient plus utiles que les amulettes de Fatou.