LETTRE DE JEANNE MÉRY A SON COUSIN JEAN
« Mon cher Jean,
Voila tantôt trois ans de passés depuis ton départ, et j’attends toujours pour que tu me parles de ton retour ; moi j’ai bien foi en toi, vois-tu, et je sais que tu n’es pas pour me tromper ; mais ça n’empêche pas que le temps me dure ; il y a des fois la nuit où le chagrin me prend, et il me passe toute sorte d’idées. – Avec ça, mes parents me disent que si tu avais bien voulu, tu aurais pu avoir un congé pour venir faire un tour vers chez nous. – Je crois bien aussi qu’il y en a ici, au village, qui leur montent la tête, mais c’est vrai pourtant que notre cousin Pierre est revenu deux fois au pays, lui, pendant le temps qu’il était soldat.
« Il y en a qui font courir le bruit que je vais épouser le grand Suirot. – Crois-tu ? quelle drôle de chose d’épouser ce grand benêt qui fait le monsieur ; je laisse dire, car je sais qu’il n’y a rien dans le monde pour moi comme mon cher Jean. – Tu peux être bien tranquille, il n’y a pas de danger qu’ils m’attrapent à aller au bal ; ça m’est égal qu’ils me disent que je fais des manières ; pour danser avec Suirot ou ce gros nigaud de Toinon, ou d’autres comme ça, non vraiment ; je m’assieds bien tranquille le soir sur la barre (1) de chez Rose, devant la porte, et là je pense et je repense de mon cher Jean, qui vaut mieux que tous les autres, et pour sûr je ne m’ennuie pas quand je pense à lui.
« Je te remercie de ton portrait ; c’est bien toi, quoiqu’on dise ici que tu as joliment changé ; moi je trouve que c’est bien toujours ta même figure, – seulement que tu ne regardes pas le monde tout à fait de la même manière. – Je l’ai mis sur la grande cheminée et, tout alentour, mon rameau de Pâques, ce qui fait que, quand j’entre dans la chambre, c’est le premier qui me regarde.
« Mon cher Jean, je n’ai pas encore osé porter ce beau bracelet fait par les nègres que tu m’as envoyé ; – de peur d’Olivette et de Rose ; elles trouvent déjà que je fais la demoiselle, ça serait bien pire. – Quand tu seras là et que nous serons mariés, ce sera autre chose ; je porterai aussi la belle chaîne à jaseron de la tante Tounelle et sa chaîne de ciseaux. – Viens seulement, car, vois-tu, je languis bien de ne pas te voir ; j’ai l’air de rire quelquefois avec les autres, mais après, le chagrin me monte si fort, si fort, que je me cache pour pleurer.
« Adieu, mon cher Jean ; je t’embrasse de tout cœur.
« JEANNE MÉRY. »
(1) Banc devant la porte.