XII

Les jours s’écoulaient lentement dans leur monotonie chaude ; tous se ressemblaient.

– Même service régulier au quartier des spahis, même soleil sur ses murs blancs, même silence alentour. Des bruits de guerre contre Boubakar-Ségou, fils d’El Hadj, défrayant les conversations des hommes en veste rouge, mais n’aboutissant jamais. Aucun événement dans la ville morte, et les bruits d’Europe arrivant de loin, comme éteints par la chaleur.

Jean passait par différentes phases morales : il avait des hauts et des bas ; le plus souvent il n’éprouvait plus qu’un vague ennui, une lassitude de toutes choses ; et puis, de temps à autre, le mal du pays, qui semblait endormi dans son cœur, le reprenait pour le faire souffrir !

L’hivernage approchait : les brisants de la côte s’étaient calmés, il y avait déjà de ces journées où l’air manquait aux poitrines, où la mer chaude était molle et polie comme de l’huile, reflétant dans son miroir immense la puissante lumière torride…

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Jean aimait-il Fatou-gaye ?

Il n’en savait trop rien lui-même, le pauvre spahi. Il la considérait, du reste, comme un être inférieur, l’égal à peu près de son laobé jaune ; il ne se donnait guère la peine de chercher à démêler ce qu’il pouvait bien y avoir au fond de cette petite âme noire, noire, – noire comme son enveloppe de Khassonkée.

Elle était dissimulée et menteuse, la petite Fatou, avec une dose incroyable de malice et de perversité ; Jean connaissait cela depuis longtemps. Mais il avait conscience aussi de ce dévouement de chien pour son maître, adoration de nègre pour son fétiche ; et, sans savoir positivement quel degré d’héroïsme ce sentiment était capable d’atteindre, – il en était touché et attendri.

Quelquefois sa grande fierté se réveillait, sa dignité d’homme blanc se révoltait. La foi promise à sa fiancée, et trahie pour une petite fille noire, se dressait aussi devant sa conscience honnête ; il avait honte d’être si faible.

Mais elle était devenue bien belle, Fatou-gaye. Quand elle marchait, souple et cambrée, avec ce balancement de hanches que les femmes africaines semblent avoir emprunté aux grands félins de leur pays ; quand elle passait, avec une draperie de blanche mousseline jetée en péplum sur sa poitrine et ses épaules rondes, elle était d’une perfection antique ; quand elle dormait, les bras relevés au-dessus de la tête, elle avait une grâce d’amphore. Sous cette haute coiffure d’ambre, sa figure fine et régulière prenait par instants quelque chose de la beauté mystérieuse d’une idole en ébène poli ; ses grands yeux d’émail bleu qui se fermaient à demi, son sourire noir, découvrant lentement ses dents blanches, tout cela avait une grâce de nègre, un charme sensuel, une puissance de séduction matérielle, quelque chose d’indéfinissable, qui semblait tenir à la fois du singe, de la jeune vierge et de la tigresse, – et faisait passer dans les veines du spahi des ivresses inconnues.

Jean avait une sorte d’horreur superstitieuse pour toutes ces amulettes ; il y avait des instants où toute cette profusion de grigris le gênait, lui pesait, à la fin. Il n’y croyait pas, assurément ; mais en voir partout, de ces amulettes noires, et savoir qu’elles avaient presque toutes pour vertu de le retenir et de l’enlacer ; en voir à son plafond, à ses murailles ; en trouver de cachées sous ses nattes, sous son tara ; – de tapies partout, avec des airs malfaisants et des formes bizarres de petites choses vieilles et ensorcelées, – en s’éveillant le matin, en sentir de sournoisement glissées sur sa poitrine… il lui semblait qu’à la fin tout cela tissait autour de lui, dans l’air, des entraves invisibles et ténébreuses.

Et puis l’argent manquait aussi.

Bien décidément il se disait qu’il allait renvoyer Fatou. – Il emploierait ces deux dernières années à gagner enfin ses galons dorés ; il enverrait chaque mois à ses vieux parents une petite somme pour leur rendre la vie plus douce ; et il pourrait encore faire des économies pour rapporter des présents de noce à Jeanne Méry et subvenir lui-même convenablement aux dépenses de leur fête de mariage.

Mais, était-ce puissance d’amulettes, – ou force de l’habitude, – ou inertie de sa volonté endormie par toutes les lourdeurs de l’air ? Fatou continuait à le tenir sous sa petite main, – et il ne la chassait point.

Sa fiancée… il y songeait souvent… S’il eût fallu la perdre, il lui semblait que sa vie eût été brisée. – Il y avait comme un rayonnement autour de son souvenir. Il entourait d’une auréole cette grande jeune fille dont lui parlait sa mère, – qui embellissait tous les jours, lui avait-on écrit, – Il cherchait à se représenter sa figure de femme, en développant les traits de l’enfant de quinze ans qu’il avait quittée… Il rapportait à elle tous ses projets d’avenir et de bonheur… Mais c’était une chose précieuse qu’il savait posséder là-bas, bien loin, bien en sûreté, l’attendant au foyer.

– Son image était déjà un peu affaiblie dans le passé, – encore un peu lointaine dans l’avenir, – et il la perdait de vue par instants.

Et ses vieux parents, qu’il les aimait aussi, ceux-là !… Il avait pour son père un amour filial bien profond, – une vénération qui était presque un culte.

Mais peut-être la place la plus tendre dans son cœur était-elle encore pour sa mère.

Prenez les matelots, les spahis, – tous ces abandonnés, tous ces jeunes hommes qui dépensent leur vie au loin sur la grande mer ou dans les pays d’exil, au milieu des conditions d’existence les plus rudes et les plus anormales ; – prenez les plus mauvaises têtes ; – choisissez les plus insouciants, les plus débraillés, les plus tapageurs ; – cherchez dans leur cœur, dans le recoin le plus sacré et le plus profond : souvent dans ce sanctuaire vous trouverez une vieille mère assise, – une vieille paysanne de n’importe où, – une Basque en capulet de laine, – ou une brave bonne femme de Bretonne en coiffe blanche.

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