XVIII

Dakar, une sorte de ville coloniale ébauchée sur du sable et des roches rouges. – Un point de relâche improvisé pour les paquebots à cette pointe occidentale de l’Afrique qui s’appelle le cap Verd. – De grands baobabs plantés çà et là sur des dunes désolées. – Des nuées d’aigles pêcheurs et de vautours planant sur le pays.

Fatou-gaye est là, – provisoirement installée dans une case de mulâtres.

– Elle a déclaré qu’elle ne voulait plus revoir Saint-Louis ; là se bornent ses projets ; elle ne sait pas ce qu’elle va devenir, – ni Jean non plus. – Il a eu beau chercher, Jean, il n’a rien trouvé, rien imaginé pour elle, – et il n’a plus d’argent !…

C’est le matin, – le paquebot qui emportera les spahis doit partir dans quelques heures. – Fatou-gaye est là accroupie auprès de ses pauvres quatre calebasses qui contiennent sa fortune, – ne disant plus rien, ne répondant même plus, les yeux fixes, immobilisée dans une sorte de désespoir morne et abruti, – mais si réel et si profond, qu’il fend le cœur.

Et Jean est auprès d’elle debout, tourmentant sa moustache et ne sachant que faire.

La porte s’ouvre bruyamment tout à coup, et un grand spahi entre comme le vent, ému, les yeux animés, l’air anxieux et bouleversé.

C’est Pierre Boyer, qui a été pendant deux années à Saint-Louis le camarade de Jean, son voisin de chambrée. – Ils ne se parlaient guère, très renfermés qu’ils étaient tous deux, – mais ils s’estimaient, et quand Boyer est parti pour aller servir à Gorée, ils se sont serré les mains cordialement.

En ôtant son bonnet, Pierre Boyer murmure une excuse rapide, pour être entré ainsi comme un fou ; et puis, avec effusion, il prend les mains de Jean :

– Oh ! Peyral, dit-il, je te cherche depuis avant le jour !… écoute-moi un moment, causons : j’ai une grande chose à te demander.

« Ecoute d’abord tout ce que je vais te dire, et ne te presse pas pour me répondre…

« Tu vas en Algérie, toi !… Demain, hélas ! moi, je pars pour le poste de Gadiangué, dans l’Ouankarah, – avec quelques autres de Gorée. – Il y a la guerre là-bas. – Trois mois à y passer à peu près, – et de l’avancement à gagner sans doute, – ou la médaille.

« Nous avons le même temps à faire tous deux, nous sommes du même âge. Cela ne changerait rien pour ton retour… Peyral, veux-tu permuter avec moi ?… »

Jean avait déjà compris, et tout deviné dès les premiers mots. – Ses yeux s’ouvraient tout grands dans le vague, comme dilatés par la tourmente intérieure. – Un flot tumultueux de pensées, d’indécisions, de contradictions, lui montait déjà à la tête ; – il songeait, les bras croisés, le front penché vers la terre, – et Fatou, qui comprenait, elle aussi, s’était redressée, haletante, attendant l’arrêt qui allait tomber de la bouche de Jean.

Puis l’autre spahi continuait, parlant avec volubilité, comme pour ne pas permettre à Jean de prononcer ce non qu’il tremblait d’entendre

– Ecoute, Peyral, tu ferais une bonne affaire, je t’assure.

– Les autres, Boyer ?…

Leur as-tu demandé, aux autres ?…

– Oui, ils m’ont refusé. Mais je le savais : ils ont des raisons, eux ! Tu feras une bonne affaire, vois-tu, Peyral. Le gouverneur de Gorée s’intéresse à moi ; il te promet sa protection si tu acceptes. Nous avions pensé à toi d’abord (regardant Fatou), parce que tu aimes ce pays-ci, c’est connu… Au retour de Gadiangué, on t’enverrait finir ton temps à Saint-Louis, c’est convenu avec le gouverneur : cela se ferait, je te jure.

–…Nous n’aurons jamais le temps d’ailleurs, interrompit Jean qui se sentait perdu, et qui voulait tenter de se raccrocher à une impossibilité.

– Si !… dit Pierre Boyer avec déjà une lueur de joie. Nous aurons le temps, Peyral, tout l’après-midi devant nous. Tu n’auras à t’occuper de rien, toi. Tout est arrangé avec le gouverneur, les papiers sont prêts. Ton consentement seulement, ta signature là-dessus, – et je repars pour Gorée, je reviens dans deux heures, et tout est fait. – Ecoute, Peyral : voici mes économies, trois cents francs, ils sont à toi. Cela pourra toujours t’aider, à ton retour à Saint-Louis, pour t’installer, te servir à quelque chose, à ce que tu voudras.

– Oh !… merci !… répondit Jean ; on ne me paye pas, moi !…

Il tourna la tête avec dédain, – et Boyer, qui comprit qu’il avait fait fausse route, lui prit la main en disant : « Ne te fiche pas, Peyral ! Et il garda la main de Jean dans la sienne, et tous deux restèrent là, l’un devant l’autre, anxieux et ne parlant plus…

Fatou, elle, avait compris qu’elle pouvait tout perdre en disant un mot. Seulement elle s’était remise à genoux, récitant tout bas une prière noire, enlaçant de ses bras les jambes du spahi, et se faisant traîner par lui.

Et Jean, qui s’ennuyait d’étaler cette scène aux yeux de cet autre home, lui disait rudement :

– Allons, Fatou-gaye, laisse-moi, je te prie. Es-tu devenu folle, maintenant ?…

Mais Pierre Boyer ne les trouvait pas ridicules ; au contraire, il était ému.

Et un rayon de soleil matinal, en glissant sur le sable jaune, entrait par l’ouverture de la porte, illuminant en rouge les vêtements des deux spahis, – éclairant leurs jolies têtes énergiques, égarées de trouble et d’indécision, – faisant briller les anneaux d’argent sur les bras souples de Fatou, qui se tordaient comme des couleuvres aux genoux de Jean, – accusant la nudité triste de cette case africaine de bois et de chaume, où ces trois êtres jeunes et abandonnés allaient décider de leurs destinées…

Peyral, continua tout bas l’autre spahi d’une voix douce, Peyral, c’est que vois-tu, je suis Algérien, moi. Tu sais ce que c’est : j’ai là-bas, à Blidah, mes braves vieux parents qui m’attendent ; ils n’ont plus que moi. Tu dois bien comprendre ce que c’est, toi, que de rentrer au pays.

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– Eh bien, oui ! dit Jean en rejetant en arrière son bonnet rouge, en frappant du pied par terre. – Allons, oui !… J’accepte, je permute, je reste !…

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Le spahi Boyer le serra dans ses bras et l’embrassa.

Et Fatou, toujours roulée par terre, eut un cri de triomphe, puis se cacha la figure contre les genoux de Jean, avec une espèce de râlement de fauve, terminé en éclat de rire nerveux, et suivi par des sanglots…

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