XXV

Une nuit de juillet, à neuf heures, Jean prit place avec Fatou et les spahis de Gorée, dans un canot monté par dix rameurs noirs, sous la conduite de Samba-Boubou, patron habile et pilote éprouvé des rivières de Guinée, pour remonter jusqu’au poste de Gadiangué, situé en amont à une distance de plusieurs lieues.

Cette nuit était sans lune, mais sans nuages, chaude et étoilée, – une vraie nuit de l’équateur. – Ils glissaient sur la rivière calme avec une étonnante vitesse, emportés vers l’intérieur par un courant rapide et par l’infatigable effort de leurs rameurs.

Et les deux rives défilaient mystérieusement dans l’obscurité ; les arbres, massés par la nuit passaient comme de grandes ombres, et les forêts fuyaient après les forêts.

Samba-Boubou conduisait le chant des rameurs noirs ; sa voix triste et grêle donnait une note haute, d’un timbre sauvage, et puis se traînait en plainte jusqu’aux extrêmes basses, et le chœur reprenait alors, d’une voix lente et grave ; et, pendant de longues heures, on entendit la même phrase étrange, suivie de la même réponse des rameurs… Ils chantèrent longtemps les louanges des spahis, celles de leurs chevaux, même celles de leurs chiens, ensuite les louanges des guerriers de la famille Soumaré, et celles encore de Saboutané, une femme légendaire des bords de la Gambie.

Et, quand la fatigue ou le sommeil, ralentissait le mouvement régulier des rames, Samba-Boubou sifflait entre ses dents, et ce sifflement de reptile répété par tous ranimait leur ardeur comme par magie…

Ils glissèrent ainsi en pleine nuit tout le long des grands bois sacrés de la religion mandingue, dont les arbres antiques étendaient au-dessus de leurs têtes de massives ramures grises ; des structures anguleuses, des aspects gigantesques d’ossements, de grandes rigidités de pierre, se dessinant vaguement à la lueur diffuse des étoiles, – et puis passant…

Au chant des noirs, au bruit de l’eau qui fuyait, se mêlait la voix sinistre des singes hurleurs dans les bois, ou des cris d’oiseaux de marais : tous les appels, tous les tristes cris de la nuit dans la sonorité des forêts… Des cris humains aussi parfois, des cris de mort dans le lointain, des fusillades et des coups sourds de tam-tam de guerre… De grandes lueurs d’incendie s’élevaient de loin en loin au-dessus des forêts, quand on passait dans les parages d’un village africain ; – on se battait déjà dans tout ce pays : Sarakholés contre Landoumans, Nalous contre Toubacayes, et tous les villages brûlaient.

Et puis, pendant des lieues, tout retombait dans le silence, silence de la nuit et des forêts profondes. Et toujours même chant monotone, même bruit de rames fendant l’eau noire, même course fantastique, comme dans le pays des ombres ; l’eau les emportait toujours dans son courant rapide ; toujours des silhouettes de hauts palmiers passant sur leurs têtes, toujours des forêts s’enfuyant après des forêts… Leur course semblait s’accélérer d’heure en heure ; la rivière s’était singulièrement rétrécie, ce n’était plus qu’un ruisseau qui courait dans les bois, et les entraînait vers l’intérieur ; la nuit était profonde.

Les noirs continuaient de chanter leurs louanges ; Samba-Boubou, de pousser son étrange note de tête mêlée à la voix des singes hurleurs, – et le chœur, de faire sa sombre réponse ; ils chantaient comme dans une espèce de rêve, ils ramaient avec fureur, comme galvanisés, avec la fièvre d’arriver, avec une force surhumaine…

………………………

La rivière s’encaisse enfin entre deux rangs de collines boisées. Des lumières s’agitent là-haut sur un grand rocher qui se dessine devant eux, les lumières semblent courir et descendre sur les berges.

Samba-Boubou allume une torche et pousse un cri de ralliement. Ce sont les gens de Gadiangué qui viennent à leur rencontre ; – ils sont arrivés.

Gadiangué est perché là au sommet de ce rocher vertical. Ils y montent par des sentiers ardus et des noirs les éclairent avec des torches, et s’endorment là-haut sur des nattes, dans une grande case qu’on leur a préparée, en attendant le jour, qui ne tardera pas à paraître.

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