L’ennui était venu vite trouver le pauvre Jean. C’était une sorte de mélancolie qu’il n’avait jamais éprouvée, vague, indéfinissable, la nostalgie de ses montagnes qui commençait, la nostalgie de son village et de la chaumière de ses vieux parents tant aimés.
Les spahis, ses nouveaux compagnons, avaient déjà traîné leur grand sabre dans différentes garnisons de l’Inde et : de l’Algérie. Dans les estaminets des villes maritimes où ils avaient promené leur jeunesse, ils avaient pris ce tour d’esprit gouailleur et libertin qu’on ramasse en courant le monde ; ils possédaient, en argot, en sabir, en arabe, de cyniques plaisanteries toutes faites qu’ils jetaient à la face de toute chose. Braves garçons dans le fond, et joyeux camarades, ils avaient des façons d’être que Jean ne comprenait guère, et des plaisirs qui lui causaient une répugnance extrême.
Jean était rêveur, par nature de montagnard. La rêverie est inconnue à la populace abêtie et gangrenée des grandes villes. Mais, parmi les hommes élevés aux champs, parmi les marins, parmi les fils de pêcheurs qui ont grandi dans la barque paternelle au milieu des dangers de la mer, on rencontre des hommes qui rêvent, vrais poètes muets, qui peuvent tout comprendre. Seulement ils ne savent pas donner de forme à leurs impressions et restent incapables de les traduire.
Jean avait de grands loisirs à la caserne, et il les employait à observer et à songer.
Chaque soir, il suivait la plage immense, les sables bleuâtres illuminés par des couchers de soleil inimaginables.
Il se baignait dans les grands brisants de la côte d’Afrique, s’amusant, comme un enfant qu’il était encore, à se faire rouler par ces lames énormes qui le couvraient de sable.
Ou bien il marchait longtemps, pour le seul plaisir de se remuer, d’aspirer à pleine poitrine l’air salé qui soufflait de la mer. Et puis aussi, cette platitude sans fin le gênait ; elle oppressait son imagination, habituée à contempler des montagnes ; il éprouvait comme un besoin d’avancer toujours, comme pour élargir son horizon, comme pour voir au delà.
La plage, au crépuscule, était couverte d’hommes noirs qui revenaient aux villages chargés de gerbes de mil. Les pêcheurs aussi ramenaient leurs filets entourés de bandes bruyantes de femmes et d’enfants.
C’étaient toujours des pêches miraculeuses que ces pêches du Sénégal : les filets se rompaient sous le poids de milliers de poissons de toutes les formes ; les négresses en emportaient sur leur tête des corbeilles toutes pleines ; les bébés noirs rentraient au logis, tous coiffés d’une couronne de gros poissons grouillants, enfilés par les ouïes. Il y avait là des figures extraordinaires arrivant de l’intérieur, des caravanes pittoresques de Maures ou de Peuhles qui descendaient la langue de Barbarie ; des tableaux impossibles à chaque pas, chauffés à blanc par une lumière invraisemblable.
Et puis les crêtes des dunes bleues devenaient roses ; de dernières lueurs horizontales couraient sur tout ce pays de sable ; le soleil s’éteignait dans des vapeurs sanglantes, et alors tout ce peuple noir se jetait la face contre terre pour la prière du soir.
C’était l’heure sainte de l’Islam ; depuis la Mecque jusqu’à la côte saharienne, le nom de Mahomet, répété de bouche en bouche, passait comme un souffle mystérieux sur l’Afrique ; il s’obscurcissait peu à peu à travers le Soudan et venait mourir là sur ces lèvres noires, au bord de la grande mer agitée.
Les vieux prêtres yolofs, en robe flottante, tournés vers la mer sombre, récitaient leurs prières, le front dans le sable, et toutes ces plages étaient couvertes d’hommes prosternés. Le silence se faisait alors, et la nuit descendait, avec la rapidité propre aux pays du soleil.
A la tombée du jour, Jean rentrait au quartier des spahis, dans le sud de Saint-Louis.
Dans la grande salle blanche, ouverte au vent du soir, tout était silencieux et tranquille ; les lits numérotés des spahis étaient alignés le long des murailles nues ; la tiède brise de mer agitait leurs moustiquaires de mousseline. Les spahis étaient dehors ; Jean rentrait à l’heure où les autres se répandaient dans les rues désertes, courant à leurs plaisirs, à leurs amours.
C’est alors que le quartier isolé lui semblait triste, et qu’il songeait le plus à sa mère.