Une nuit calme de la fin de février, vraie nuit d’hiver, – calme et froide, après une journée brûlante.
La colonne des spahis, en route pour Dialamban, traverse au pas les plaines de Legbar. – La débandade est permise au goût et à la fantaisie de chacun, et Jean, qui s’est attardé à l’extrême arrière, chemine tranquillement en compagnie de son ami Nyaor…
Le Sahara et le Soudan ont de ces nuits froides, qui ont la splendeur claire de nos nuits d’hiver, avec plus de transparence et de lumière.
Un silence de mort règne sur tout ce pays. Le ciel est d’un bleu vert, sombre, profond, étoilé à l’infini. La lune éclaire comme le plein jour, et dessine les objets avec une étonnante netteté, dans des teintes roses…
Au loin, à perte de vue, des marécages, couverts de la triste végétation des palétuviers : ainsi est tout ce pays d’Afrique, depuis la rive gauche du fleuve jusqu’aux confins inaccessibles de la Guinée.
Sirius se lève, la lune est au zénith, – le silence fait peur.
Sur le sable rose s’élèvent les grandes euphorbes bleuâtres ; leur ombre est courte et dure, la lune découpe les moindres ombres des plantes avec une netteté figée et glaciale, pleine d’immobilité et de mystère.
Des brousses par-ci par-là, des fouillis obscurs, de grandes taches sombres sur le fond lumineux et rosé des sables ; – et puis des nappes d’eau croupissantes, avec des vapeurs qui planent au-dessus comme des fumées blanches des miasmes de fièvre, plus délétères et plus subtils que ceux du jour. – On éprouve une pénétrante sensation de froid, – étrange après la chaleur de la journée ; – l’air humide est tout imprégné de l’odeur des grands marais…
Çà et là, le long du chemin, de grands squelettes contournés par la douleur ; des cadavres de chameaux, baignant dans un jus noir et fétide. – Ils sont là, en pleine lumière, riant à la lune, étalant avec impudence leur flanc déchiqueté par les vautours, leur éventrement hideux.
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De temps à autre, un cri d’oiseau de marais, au milieu du calme immense.
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De loin en loin, un baobab étend dans l’air immobile ses branches massives, comme un grand madrépore mort, un arbre de pierre, et la lune accuse avec une étonnante dureté de contours sa structure rigide de mastodonte, donnant à l’imagination l’impression de quelque chose d’inerte, de pétrifié et de froid.
Au milieu de leurs branches polies sont posées des masses noires : toujours les vautours ! De confiantes familles de vautours sont là, lourdement endormies ; elles laissent approcher Jean avec leur aplomb d’oiseaux fétiches, Et la lune jette sur leurs grandes ailes repliées des reflets bleus des luisants de métal.
Et Jean s’étonne de voir pour la première fois tous les détails intimes de ce pays en pleine nuit.
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A deux heures, un concert de cris, comme ceux des chiens qui hurlent à la lune, mais quelque chose de plus fauve, de plus grinçant, de plus étrangement sinistre. Dans ces nuits de Saint-Louis, quand le vent venait du côté des cimetières, quelquefois Jean avait cru entendre, de très loin, des gémissements pareils. Mais, ce soir, c’était là tout près, dans la brousse, que se chantait ce concert lugubre des glapissements lamentables de chacals, mêlés à des miaulements suraigus et stridents d’hyènes.
Une bataille entre deux bandes errantes, en maraude pour les chameaux morts.
– Qu’est-ce que c’est ? dit Jean au spahi noir.
Pressentiment peut-être, une sorte d’horreur s’emparait de lui.
C’était bien là, tout près, dans la brousse, et le timbre de ces voix lui faisait passer des frissons dans la chair et dresser les cheveux sur la tête.
– Ceux qui sont morts, répondit Nyaor-fall, avec une pantomime expressive, ceux qui sont morts par terre, ces bêtes les cherchent pour les manger…
Et, pour dire les manger, il faisait le simulacre de mordre son bras noir avec ses dents fines et blanches.
Jean comprit et trembla. Depuis, chaque fois qu’il entendait, la nuit, les concerts lugubres, il se rappelait cette explication si clairement donnée par la mimique de Nyaor et lui qui, en plein jour, n’avait pas peur de grand’chose, il frissonnait et se sentait glacer par une de ces terreurs vagues et sombres de montagnard superstitieux.
Le bruit s’apaise, se perd dans l’éloignement ; il s’élève encore, plus voilé, d’un autre point de l’horizon, puis il s’éteint, et tout retombe dans le silence.
Sur les eaux dormantes, les vapeurs blanches s’épaississent à l’approche du matin, on se sent pénétré et transi par l’humidité glacée des marais.
Sensation étrange : dans ce pays, il fait froid. La rosée tombe. La lune peu à peu s’abaisse à l’occident, se voile et s’éteint. La solitude serre le cœur.
Et puis enfin, là-bas à l’horizon, apparaissent des pointes de chaume, le village de Dialamban, où, au petit jour, les spahis doivent camper.