Quand Jean se retrouva dans la rue solitaire, il n’y put tenir, et, en frémissant, il ouvrit sa lettre.
Il y trouva cette fois l’écriture seule de sa vieille mère, écriture plus tremblée que jamais, – avec des taches de larmes.
Il dévora les lignes, – il eut un éblouissement, le pauvre spahi, – et porta ses mains à sa tête en s’appuyant au mur.
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C’était très pressé, avait dit le gouverneur, ce pli qu’il portait ; il embrassa pieusement le nom de la vieille Françoise, et s’en alla comme un homme ivre.
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Etait-ce bien possible, cela ? C’était fini, fini à jamais ! On lui avait pris sa fiancée, au pauvre exilé, – sa fiancée d’enfance, que ses vieux parents lui avaient choisie !
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« Les bans sont publiés, la noce sera faite avant un mois. Je m’en doutais bien, mon cher fils, dès le mois dernier ; Jeanne ne revenait plus nous voir. Mais je n’osais pas te le dire encore, pour ne pas te tourmenter, puisque nous ne pouvions rien y faire.
« Nous sommes dans un grand désespoir.
Maintenant, mon fils, il est venu hier à Peyral une idée qui nous fait peur : c’est que tu ne voudras plus revenir au pays, et que tu resteras en Afrique.
« Nous sommes bien vieux tous les deux ; mon bon Jean, mon cher fils, ta pauvre mère t’en supplie à genoux, que cela ne t’empêche pas d’être sage, et de nous revenir bientôt comme nous t’attendions.
Autrement, j’aimerais mieux mourir tout de suite, et Peyral aussi. »
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Des pensées incohérentes, tumultueuses, se pressaient dans la tête de Jean.
Il fit un rapide calcul de dates. Non, ce n’était pas fini encore, ce n’était pas un fait accompli. Le télégraphe !
Mais non, à quoi donc pensait-il ! Il n’y avait point de télégraphe entre la France et le Sénégal.
Et, quand même, qu’aurait-il pu leur dire de plus ?
S’il avait pu partir en laissant tout derrière, partir sur quelque navire à grande vitesse, et arriver encore à temps ; en se jetant à leurs pieds, avec supplications, avec larmes, il aurait peut-être encore pu les attendrir. Mais, si loin, quelles impossibilités, quelle impuissance ! Tout serait consommé avant qu’il ait seulement pu leur envoyer un cri de douleur.
Et il lui semblait qu’on serrait sa tête dans des mains de fer, qu’on pressait sa poitrine dans des étaux terribles.
Il s’arrêta encore pour relire, et puis, se souvenant qu’il portait un ordre pressé du gouverneur, il replia sa lettre et se remit à marcher.
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Autour de lui, tout était au grand calme du milieu du jour. – Les vieilles maisons à la mauresque s’alignaient correctement, avec leur blancheur laiteuse, sous le ciel bleu intense du ciel. – Parfois, en passant, on entendait derrière leurs murs de brique quelque plaintive et somnolente chanson de négresse ; – ou bien, sur le pas des portes, on rencontrait quelque négrillon bien noir, qui dormait le ventre au soleil, tout nu, avec un collier de corail, – et marquait une tache foncée au milieu de toute cette uniformité de lumière. – Sur le sable uni des rues, les lézards se poursuivaient avec de petits balancements de tête comiques, – et traçaient, en traînant leur queue, une infinité de zigzags fantasques, compliqués comme des dessins arabes. – Un bruit lointain de pilons à kousskouss, monotone et régulier comme sorte de silence, arrivait de Guet-n’dar, amorti par les couches chaudes et lourdes de l’atmosphère de midi…
Cette tranquillité de la nature accablée semblait vouloir narguer l’exaltation du pauvre Jean, et exaspérer sa douleur ; elle l’oppressait comme un mal physique, elle l’étouffait comme un suaire de plomb.
Ce pays lui faisait tout à coup l’effet d’un vaste tombeau.
Il s’éveillait, le spahi, comme d’un pesant sommeil de cinq années. – Une immense révolte se faisait en lui, révolte contre tout et contre tous !…
Pourquoi l’avait-on pris à son village, à sa mère, pour l’ensevelir au plus beau temps de sa vie sur cette terre de mort ?… De quel droit avait-on, fait de lui cet être à part qu’on appelle spahi, traîneur de sabre à moitié Africain, malheureux déclassé, – oublié de tous, – et finalement renié par sa fiancée !…
Il se sentait une rage folle au cœur, et ne pouvait pleurer ; il éprouvait le besoin de s’en prendre à quelqu’un ou à quelque chose, – le besoin de torturer, d’étreindre, d’écraser quelqu’un de ses semblables dans ses bras puissants…
Et rien, rien autour de lui, – que le silence, la chaleur et le sable.
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Hélas pas un ami non plus dans tout ce pays, – pas même un camarade de cœur à qui conter sa peine… Il était donc bien abandonné, mon Dieu !… et bien seul au monde !…