IX

Samedi, 30 novembre 1904.

Il y a eu déluge encore cette nuit de deux heures à quatre heures du matin et, bien que le chaume du toit nous ait fidèlement garantis, l’air est si imprégné d’eau que nous nous éveillons mouillés comme par l’averse même.

Cependant le jour se lève dans une pure splendeur ; le ciel tout bleu ne se souvient plus de rien. Je fais donc atteler nos sautillantes petites charrettes, pour retourner dans la forêt et visiter ce temple du Bayon, que je n’ai fait qu’entrevoir avant-hier sous le pluvieux crépuscule.

Le soleil surgit à peine quand nous sortons du bocage enclos pour nous enfoncer, au trot de nos bœufs, dans la futaie profonde. Tout de suite l’ombre verte s’étend sur nos têtes et il se fait autour de nous un grand tapage d’oiseaux ou d’insectes en délire de joie matinale. Le long du sentier, au-dessus des impénétrables fourrés pleins de fougères, de cycas, d’orchidées, les arbres s’élancent gigantesques. Il en est de meurtris par les hommes – pourtant bien rares par ici et bien furtifs – qui les ont entaillés afin de recueillir, dans des pots en terre, je ne sais quelle essence précieuse, à la manière dont les Landais chez nous recueillent la résine de leurs pins. Il y en a d’autres dont le tronc est tout égratigné, jusqu’à deux mètres de haut, tout labouré de déchirures cruelles ; et ce sont ceux que les tigres, maniaques autant que les chats, ont adoptés pour s’y étirer les pattes et s’y dégourdir les griffes, en se réveillant le soir après la longue sieste du jour.

Il fait déjà intolérablement chaud, d’une chaleur humide et malsaine, saturée des exhalaisons de la terre grasse et des plantes fougueuses. Dans les rais de soleil qui çà et là traversent les feuillées, on voit des insectes danser en rond, et leurs petits corps à reflets de métal jettent des feux. Les moustiques, porteurs de la fièvre, tourbillonnent partout, en nuages de fine poussière. Des papillons, au corps trop léger pour leurs longues ailes de soie, volent à la dérive, comme s’ils étaient le jouet du moindre souffle, puis vont s’abattre sur quelque singulière fleur d’ombre, aux nuances pâlies. Et tant d’oiseaux, qui s’enfuient devant nous, semblent des fusées bleues ou rouges, que nous lancerions au passage dans cette demi-obscurité de dessous bois.

Au bout d’une heure à peu près, la muraille à créneaux de la ténébreuse ville d’Angkor-Thòm est là devant nous, sans que la voûte des arbres en soit interrompue, et nous mettons pied à terre, toujours dans la nuit verte, devant cette Porte de la Victoire au-dessus de laquelle sourit un colossal visage humain à chevelure de lianes.

Les remparts franchis, c’est par les sentiers plus vagues, à travers la brousse plus épaisse, que nous continuons de nous avancer.

Une demi-heure de marche environ, dans cette forêt semée de débris, qui est le linceul d’une ville et où chaque pierre porte la trace d’une antique sculpture, où des cailloux que l’on ramasse dans l’herbe représentent un masque humain. Et puis nous voici en présence d’un informe amas de rochers, d’une sorte de montagne sur laquelle les figuiers des ruines déploient superbement leurs grands parasols verts : c’est là. Ces rochers furent érigés jadis par la main des hommes ; ils sont factices, ils sont les restes de l’un des plus prodigieux temples du monde.

La destruction en est stupéfiante ; comment ces masses ont-elles pu se déjeter ainsi, se pencher, crouler, se confondre en chaos ? Il y a des tours qui semblent avoir glissé d’un seul bloc ; tout d’une pièce, elles sont descendues de leurs soubassements. Et les lourdes terrasses ont fléchi. Et le sol a monté alentour ; l’humus, au cours des siècles, a commencé d’escalader les larges escaliers pour essayer de tout engloutir.

Les grandes figures de Brahma, « les vieilles dames débonnaires », si sournoises et peu rassurantes l’autre soir dans le crépuscule, je les retrouve là partout au-dessus de ma tête, avec ces sourires qui tombent sur moi, d’entre les fougères et les racines. Elles sont bien plus nombreuses que je croyais ; jusque sur les tours les plus lointaines, j’en aperçois toujours, coiffées de couronnes et le cou ceint de colliers. Mais, en plein jour, combien elles ont perdu de leur pouvoir effarant ! Ce matin elles semblent me dire : « Nous sommes bien mortes, va, et bien inoffensives ; ce n’est pas d’ironie que nous sourions ainsi les paupières closes ; non, c’est parce que nous avons à présent la paix sans rêves… »

 

Le temple dont les méconnaissables ruines sont devant moi représente la conception prime-sautière, naïve et farouchement puissante d’un peuple à part, sans analogue au monde et sans voisins : le peuple khmer, rameau détaché de la grande race aryenne, qui vint s’implanter ici par aventure et s’y développa loin de la souche originelle, séparé de tout par d’immenses étendues de forêts et de marécages. Vers le neuvième siècle, environ quatre cents ans plus tôt qu’Angkor-Vat, ce sanctuaire, plus énorme et plus rude, était dans toute sa gloire. Pour essayer de se représenter ce que fut sa magnificence terrible, il faut d’abord, par la pensée, le déblayer de la forêt, supprimer l’inextricable enlacement de ces racines, et de ces branchages verdâtres aux mouchetures blanches qui sont pour ainsi dire les tentacules du figuier des ruines ; non plus dans cette éternelle nuit verte, mais à air libre, en plein ciel, il faut redresser les tours à quatre visages – environ cinquante tours ! – les replacer d’aplomb sur leur monstrueux piédestal, qui avait trois gradins comme le piédestal d’Angkor-Vat. Imaginer ensuite, aux environs, beaucoup d’espace vide permettant de voir de loin l’écrasante stature d’ensemble ; reconstituer les terrasses successives, les marches, les somptueuses avenues qui menaient ici et que bordaient tant de colonnes, de balustres, de divinités, de monstres effondrés aujourd’hui dans l’herbe.

Ces tours, avec leurs formes trapues et leurs rangs superposés de couronnes, on pourrait les comparé, en silhouette, à de colossales pommes de pin, mises debout. C’était comme une végétation de pierre qui aurait jailli du sol, trop impétueuse et trop touffue : cinquante tours de taille différente qui s’étageaient, cinquante pommes de pin fantastiques, groupées en faisceau sur un socle grand comme une ville, accolées presque les unes aux autres et faisant cortège à une tour centrale plus géante, de soixante ou soixante-dix mètres, qui les dominait, la tête fleurie d’un lotus d’or. Et, du haut de l’air, ces quatre visages, qu’elles avaient chacune, regardaient aux quatre points cardinaux, regardaient partout, entre les pareilles paupières baissées, avec la même expression d’ironique pitié, le même sourire ; ils affirmaient, ils répétaient d’une façon obsédante l’omniprésence du dieu d’Angkor. Des différents points de l’immense ville, on ne cessait de voir ces figures aériennes, les unes de face, les autres de profil ou de trois quarts, tantôt sombres sous les ciels bas chargés de pluie, tantôt ardentes comme du fer rouge quand se couchait le soleil torride, ou bien bleuâtres et spectrales par les nuits de lune, mais toujours là et toujours dominatrices. Aujourd’hui cependant leur règne a passé : dans la verdâtre pénombre où elles se désagrègent, il faut presque les chercher des yeux, et le temps approche où on ne les reconnaîtra même plus.

Pour orner ces murailles du Bayon, des bas-reliefs sans fin, des enroulements de toute sorte ont été conçus avec une exubérante prodigalité. Et ce sont aussi des batailles, des mêlées en fureur, des chars de guerre, des processions interminables d’éléphants, ou des groupes d’Apsâras, de Tévadas aux pompeuses couronnes ; sous la mousse, tout cela s’efface et meurt. La facture en est plus enfantine, plus sauvage qu’à Angkor-Vat, mais l’inspiration s’y révèle plus violente, plus tumultueuse. Et une telle profusion déconcerte ; à notre époque de mesquinerie versatile, on arrive à peine à comprendre ce que furent la persévérance, la richesse, la foi, l’amour du grandiose et de l’éternel, chez ce peuple disparu.

Sous la tour centrale au lotus d’or, à une vingtaine de mètres au-dessus de la plaine, se cache le Saint des Saints, un réduit obscur, étouffé comme une casemate dans l’épaisseur de la pierre. On y arrivait de plusieurs côtés, par tout un jeu de galeries convergentes, lugubres autant que des chambres sépulcrales. Mais l’accès aujourd’hui en est difficile et dangereux, tant il y a eu d’éboulements aux abords. On sent que l’on est là sous la forêt – puisque la forêt couvre même les tours – sous le réseau multiple et innombrable des racines. Il y fait presque noir ; une eau tiède y suinte de toutes les parois, sur quelques dieux fantômes qui n’ont plus de bras ou qui n’ont plus de tête ; on y entend glisser des serpents, fuir d’imprécises bêtes rampantes, et les chauves-souris s’éveillent, protestent en vous fouettant de leurs membranes rapides que l’on n’a pas vues venir. Aux temps brahmaniques, ce Saint des Saints a dû être un lieu où les hommes tremblaient, et des siècles de délaissement n’en ont pas chassé l’effroi ; c’est bien toujours le refuge des antiques mystères ; les bruits que des bêtes furtives y faisaient quand on y est entré cessent dès que l’on ne bouge plus, et tout retombe aussitôt dans on ne sait quelle horreur d’attente, à forme par trop silencieuse.

 

Dans la forêt d’ombre, quantité d’autres ruines s’indiquent, en amas disjoints et bouleversés, sous les belles ramures triomphantes : débris de palais, de temples, de piscines où se baignaient des hommes et des éléphants ; ils attestent encore la splendeur de cet empire des Khmers, qui brilla pendant mille cinq cents ans, ignoré de l’Europe, et puis s’éteignit après un brusque déclin, épuisé par tant de batailles contre le Siam, l’Annam, ou même la grande Chine immémoriale et stagnante.

Pour mes yeux d’Occidental, c’est surtout une impression d’incompréhensible et d’inconnu qui se dégage de ces choses mortes. La moindre sculpture, le moindre linteau sur un portique, le moindre de ces couronnements imitant des flammes, sont pour me causer une stupeur, comme la révélation d’un monde lointain et hostile. Des monstres, en pierre verdâtre, assis dans des poses de chien et coiffés à la mode sans doute de quelque planète sans communication avec la nôtre, m’accueillent avec des regards par trop étranges, avec des rictus jamais vus même dans les vieux sanctuaires chinois d’où j’arrive : « Nous ne te connaissons pas, me disent-ils. Nous sommes des conceptions à jamais inassimilables pour toi. Que viens-tu faire chez nous ? Va-t’en ! » Du reste, à mesure que le soleil monte et flamboie davantage au-dessus de la voûte épaisse des branches, une lourdeur progressive ralentit nos pas ; nous marchons comme enveloppés de plus en plus par une sorte d’agressive poussière, dansante et scintillante, qui est un tourbillon de moustiques, et c’est avec une lassitude un peu fiévreuse que nous continuons d’errer dans cette forêt des sombres enchantements. Assez ! Il est l’heure de nous replier vers la Porte de la Victoire, pour rentrer avant midi dans l’enclos d’Angkor-Vat.

 

L’heure brûlante est proche quand nous sommes abrités à nouveau sous ce toit des pèlerins, où s’entend du matin au soir, comme une incantation, la psalmodie des bonzes en robe jaune.

Et, après le repas de midi, l’irrésistible langueur tropicale revient comme chaque jour nous engourdir. Mieux vaut alors quitter notre hangar où l’on étouffe et, malgré la morsure du soleil, franchir les quelque dix mètres qui me séparent des premières galeries du temple : dans l’ombre et l’humidité perpétuelles des plafonds de pierre je trouverai peut-être un semblant de fraîcheur ; que l’on étende là pour moi une natte, après avoir balayé une place en un point où la voûte ne sera pas trop tapissée de chauves-souris, et je dormirai sur les dalles relativement froides, en me couvrant la figure d’un éventail pour me garantir de ce qui pourrait tomber d’en haut.

Cependant le sommeil est lent à m’anéantir, parce que je me suis couché au pied même de l’immense bas-relief des batailles et que, malgré moi, mes yeux alourdis s’y intéressent longuement : tourmente silencieuse ; fureur des grandes luttes passées et oubliées, tueries que chantèrent les poètes du Ramayana, mais dont personne ne se souvient plus ; confusion de bras et de jarrets musculeux, choc de l’armée des Géants contre celle du Roi des Singes, chars de guerre écrasant des blessés par centaines… Dans l’ombre du lieu, tout cela qui est noirâtre et comme verni d’humidité, s’éclaire par endroits de demi-lueurs frisantes, et ainsi les reliefs s’accentuent, un peu de vie revient aux rictus effacés, aux contorsions mortes. J’ai perdu la notion de l’énorme masse architecturale d’alentour, mais je me sens devenu intime avec ceux des guerriers ou des guerrières qui se débattent à toucher ma tête… Tout près, une Apsâra me sourit dans la mêlée ; c’est elle que je perçois comme dernière image ; quelques minutes encore je vois luire sa belle gorge que l’on dirait moite, où semble perler une sueur tiède… et puis c’est fini, je sombre dans l’inconscience…

J’ai dormi une heure peut-être, quand l’un de mes Siamois m’apporte les cartes de trois visiteurs. Des noms français !… Oui, il faut les faire entrer, – et ici même, dans ma salle de réception splendide ; mais c’est bien la dernière chose que j’aurais attendue : recevoir des visites à Angkor !

Trois Français en effet. On les a envoyés au Siam pour des études archéologiques et depuis hier ils campent non loin de moi, sous un abri de chaume, dans le saint enclos. Ils sont érudits et aimables. D’ailleurs, après des jours de solitude et de silence, en voyage sans compagnons, c’est une détente d’échanger des pensées avec des hommes de France.

– Je devrais rester, me disent-ils, car la forêt est pleine de ruines inconnues ; en plus des grands temples où tout le monde vient, on trouve un peu partout, au bord des rivières ou des marécages, quantité de monuments en terre cuite, d’un art plus singulier, remontant au quatrième siècle ou aux premiers âges du vaste empire khmer.

– Mais non, je persisterai à partir aujourd’hui, au déclin du soleil. D’abord il y a les éléphants du bon roi Norodon avec lesquels j’ai pris rendez-vous pour après-demain à Kampong-Luong. Et puis, surtout, comment oublierais-je que je ne suis en somme qu’un modeste aide de camp dont la permission est limitée et que je dois rentrer, dans les délais voulus, à bord du cuirassé qui m’attend à Saigon ?

 

J’ai donné l’ordre de préparer le départ pour cinq heures. Et, pendant que l’on attelle mes charrettes à bœufs, pendant que l’on replie mon bagage, une dernière fois je monte au temple.

Aucun déluge n’est tombé depuis cette nuit, pour désaltérer les plantes suspendues, mouiller les monceaux de pierres, et en ce moment c’est une intolérable chaleur de braise qui émane des terrasses, des murailles, des sculptures sur lesquelles le soleil vient de darder tout le jour ; mais les divines Apsâras, qui depuis des siècles ont l’habitude d’être ainsi brûlées de rayons, me sourient pour l’adieu, sans se départir de leur aisance ni de leur gracieuse ironie coutumière. – En prenant congé d’elles, je ne m’imaginais pas que bientôt, par le fastueux caprice du roi de Pnom-Penh, j’allais les revoir, une nuit, au son évocateur des vieilles musiques de leur temps ; les revoir non plus mortes, avec ces sourires pétrifiés, mais en pleine vie et jeunesse ; non plus avec ces gorges de grès rigide, mais avec de palpitantes gorges de chair, et coiffées de véritables tiares d’or, et constellées de véritables pierreries…

Le soleil est déjà bas et commence d’éclairer rouge quand mon petit cortège de charrettes se met en marche, s’éloignant pour toujours d’Angkor, par l’avenue dallée, entre les broussailles aux fleurs blanches qui embaument le jasmin. Après les larges fossés pleins de roseaux et de lotus, après le pont, les derniers portiques et les grands serpents à sept têtes gardiens du seuil, voici le sentier du départ qui se présente à nous : il plonge sous des arbres, prêts à nous cacher aussitôt le mystérieux temple. Je me retourne alors pour jeter derrière moi un regard d’adieu. Ce pèlerinage, que depuis mon enfance j’avais souhaité faire, est donc maintenant une chose accomplie, tombée dans le passé comme y tombera demain ma brève existence humaine, et jamais plus je ne reverrai se dresser dans le ciel les grandes tours étranges. Je ne puis même pas, cette dernière fois, les suivre longtemps des yeux, car la forêt tout de suite se referme sur nous, amenant soudain le crépuscule.

 

Vers sept ou huit heures, nous sommes rentrés au village siamois de Siem-Reap, au bord de la rivière, dans la région des grandes palmes. Il fait nuit noire, et les gens, qui circulent demi-nus sous les voûtes d’arbres, s’éclairent en agitant des brandons enflammés, comme il est aussi d’usage aux Indes, à la côte du Malabar. Ils s’empressent à nous accueillir, et nous installent au bord de l’eau dans la maisonnette des voyageurs pèlerins, qui a l’air d’avoir des échasses tant elle est haut perchée sur pilotis.

Share on Twitter Share on Facebook