VIII

Vendredi, 29 novembre 1901.

Éveillé à l’aube, par le crescendo matinal des psalmodies. Il y a eu tant d’humidité, tant de rosée que, malgré le toit de chaume, tout est mouillé autour de moi et sur moi, comme après une averse.

À la quasi-fraîcheur de l’extrême matin, je monte à nouveau les premiers degrés du temple entre les rampes frustes, rongées par les pluies des siècles. Et, me souvenant des chauves-souris gardiennes, j’entre avec un excès de précautions, sans faire plus de bruit qu’un chat. Elles dorment toutes là-haut, mes ennemies d’hier au soir, la tête en bas, pendues par les griffes au plafond de pierre, et simulant à cette heure des myriades de petits sacs en velours sombre. Me voici dans la place sans qu’elles aient bougé ; je reconnais la galerie, aux sonorités de caveau, que décore à perte de vue l’interminable bas-relief des batailles ; cependant, comme elle se révèle cette fois d’ensemble, fuyant en perspective toute droite, elle me paraît encore plus infiniment longue ; un demi-jour verdâtre remplace tout à coup ici la belle lumière qui naissait dehors ; ainsi que dans les souterrains, on y sent une odeur de moisissure, mais que domine la puanteur musquée des fientes de chauves-souris, déposées en couche sur le sol, comme si, de la voûte, il pleuvait constamment des graines brunes.

Pour éclairer le déploiement du bas-relief, qui couvre toute la paroi intérieure de la galerie, des fenêtres de distance en distance ouvrent sur le bocage d’alentour, donnant une lumière atténuée que verdissent les feuillages et les palmes. Très somptueuses fenêtres d’ailleurs : elles s’encadrent de si délicates ciselures que l’on croirait des dentelles plaquées sur la pierre, et elles ont des barreaux annelés qui semblent des colonnettes de bois, précieusement travaillées au tour, mais qui sont en grès, comme le reste des murailles.

Ce bas-relief, qui prolonge sa mêlée de personnages sur une longueur d’un kilomètre, aux quatre faces du temple, s’inspire de l’une des plus antiques épopées conçues par les hommes d’Asie, – ces Aryens nos ancêtres.

 

« Jadis, à l’âge appelé Kuta, vivaient les fils de Kyacyapa, qui étaient d’une force et d’une beauté surhumaines. Deux sœurs leur avaient donné le jour, Diti et Aditi. Mais les fils d’Aditi étaient dieux, tandis que les fils de Diti étaient démons.

« Un jour qu’ils s’étaient réunis en conseil pour chercher un moyen de se soustraire à la vieillesse et à la mort, ils décidèrent de cueillir toutes ces plantes des bois que l’on nomme des simples, de les jeter dans la mer de lait, et ensuite de baratter la mer ; il en résulterait un magique breuvage qui vaincrait la mort et les rendrait à jamais vigoureux et beaux.

« Ils firent donc une baratte avec une montagne, une corde avec le grand serpent sacré Vasouki, et se mirent à baratter sans trêve.

« Bientôt, des eaux remuées, sortirent les Apsâras, danseuses et courtisanes célestes qui étaient d’une incomparable beauté. Elles devinrent les femmes des demi-dieux Gandharwas et donnèrent naissance à la race des singes.

« Ensuite sortit en personne la belle Varouni, fille de l’Océan, que les fils d’Aditi prirent pour épouse. Enfin, à la surface de la mer, on vit se former le breuvage merveilleux qui devait triompher de la mort. Mais, pour le posséder, une guerre d’extermination commença entre les fils de Diti et les fils d’Aditi. Et les fils d’Aditi furent les vainqueurs. »

 

Tel est le thème résumé du Ramayana, cette légende ancestrale venue jusqu’à nous grâce au pieux Valmiki, saint ermite de la montagne qui a pris soin, dans la nuit des temps, de la transcrire et de la fixer en un poème de vingt-cinq mille distiques.

Le barattement de la mer de lait occupe à lui seul un panneau de plus de cinquante mètres de long. Viennent ensuite les batailles des démons et des dieux, ou celles des singes contre les mauvais esprits de l’île de Ceylan qui avaient enlevé à Rama la belle Sita son épouse.

Tous ces tableaux, qui jadis étaient peints et dorés, ont pris, sous les suintements de l’humidité éternelle, une triste couleur noirâtre avec, par places, des luisances de chose mouillée. En outre, jusqu’à portée humaine, le bas-relief (qui a cinq mètres de haut) est usé par le frottement séculaire des doigts, – car, aux époques de pèlerinage, toute la multitude se fait un devoir de le toucher. Çà et là, dans les parties qu’éclairent les belles fenêtres aux colonnes torses, on voit encore des traces de coloriage sur les vêtements ou les figures ; et, parfois, aux tiares des Apsâras, un peu d’or épargné par le temps continue de briller. En m’avançant, je ne cesse d’épier là-haut les gardiennes veloutées ; les dalles sonnent creux, et, quand mon pas fait trop de bruit, quelques paires de membranes chauves se déplient ; une chauve-souris s’étire, en éveille une autre, et un remuement commence ; alors je m’immobilise, comme pétrifié, jusqu’à ce que tout se rendorme.

Ce qui est incompréhensible, c’est que la muraille à personnages semble d’un seul morceau sur des centaines de mètres de longueur ; il faut regarder de tout près pour découvrir les jointures des pierres énormes qui ont été mises à la file sans le secours d’aucun ciment et ajustées avec une précision rigoureuse, comme dans les monuments de l’antiquité égyptienne.

Au milieu de chaque face du quadrilatère, un portique s’ouvre dans ce chemin de ronde et donne accès à la cour centrale où s’élève la pagode proprement dite, le prodigieux amas de grès sculpté escaladant le ciel bleu. Là, j’hésite à pénétrer, intimidé peut-être, ou fatigué d’avance, par un tel enchevêtrement d’escaliers, de terrasses et de tours, par une telle complication de lignes, une telle lourdeur dans le silencieux ensemble. Plutôt que d’entrer, je m’attarde encore à suivre le bas-relief du pourtour.

Dans la galerie du quatrième côté, rencontre de deux enfants-bonzes, – robe jaune citron et draperie jaune orange. Que viennent-ils faire là avec une brouette, une pelle et un balai ? Ah ! tout bonnement ramasser de la fiente de chauve-souris pour fumer quelque petit jardin monacal. Et combien de milliards d’insectes mangés en l’air représentent ces tas de graines brunes, dans leur brouette, qui vont servir à féconder des fleurs, lesquelles nourriront d’autres insectes, lesquels seront mangés par d’autres chauves-souris !

Mais ils commencent à faire trop de bruit, ces jeunes bonzes – quoiqu’ils en fassent à peine – car, là-haut, les dormeuses de velours s’éveillent.

Pour éviter leurs ailes chauves, par l’un des portiques je me jette décidément dans la cour centrale. Et, ainsi, après avoir tourné longtemps autour du chaos embroussaillé des sanctuaires, j’y aborde enfin, avec brusquerie, d’un élan de fuite.

C’est à un instant où la lumière baisse tout à coup, comme si le soleil subissait quelque grande éclipse. Au-dessus des amas de terrasses, de portiques et d’escaliers, qu’enchevêtrent des verdures fougueuses, les nuages viennent d’étendre soudain une voûte de ténèbres ; une pluie diluvienne va encore se déverser sur ces ruines. Et toutes les bêtes qui habitent là sous les feuillées ou dans les trous des murailles font silence, attentives à ce qui va tomber.

Ce temple est un des lieux du monde où les hommes ont entassé le plus de pierres, accumulé le plus de sculptures, d’ornements, de rinceaux, de fleurs et de visages. Ce n’est pas simple comme les belles lignes de Thèbes ou de Baalbeck. C’est déroutant de complication aussi bien que d’énormité. Des monstres gardent tous les perrons, toutes les entrées ; les divines Apsâras, en groupes répétés indéfiniment, se montrent partout entre les lianes retombantes. Et, à première vue, rien ne se démêle ; on ne perçoit que désordre et profusion dans cette colline de blocs ciselés, au faîte de laquelle ont jailli les grandes tours.

Mais, dès que l’on observe un peu, une symétrie parfaite s’affirme au contraire du haut en bas. La colline de sculptures forme une pyramide carrée, à trois gradins, dont la base a plus d’un kilomètre de pourtour, et c’est sur le troisième de ces gradins, tout en haut, que se trouve sans doute le lieu saint par excellence. Il faut donc monter – je m’y attendais – monter, par des marches roides et déjetées, entre les Apsâras souriantes, les lions accroupis, les serpents sacrés étalant comme un éventail leurs sept têtes, et les verdures languides qu’aucun souffle en ce moment ne remue, monter en hâte, pour avoir le temps d’arriver avant que l’ondée commence. En venant ici, ce matin, j’avais prévu que cette ascension se ferait sous le soleil et le ciel bleu, avec des souffles d’air agitant les branches, avec partout des bruits d’oiseaux, d’insectes ou de reptiles en fuite devant mes pas. Mais ces mornes immobilités m’intimident ; je n’étais pas préparé à ce silence d’attente, ni à ce ciel noir… Non, mon arrivée n’éveille aucun mouvement, aucun bruit, et même je ne perçois plus qu’à peine, au lointain, le chant de ces bonzes qui psalmodient sans trêve aux pieds du temple.

Cependant me voici sur la première des trois plates-formes. Et là se dresse devant moi le second étage, d’une hauteur double de celle du premier, m’offrant des escaliers plus abrupts, plus gardés par des sourires ou des rictus de pierre. Il est entouré sur ses quatre faces d’une galerie voûtée, sorte de cloître immense et pompeusement superbe, avec cet excès de ciselures, ces portiques trop couronnés d’étranges frontons, avec ces fenêtres trop étroites dont les barreaux de grès, déjà trop massifs, se rapprochent comme pour mieux vous emprisonner. Délabrement extrême partout. À l’intérieur, décoration plus simple que dans les couloirs d’en bas ; il y fait humide, sombre, et on y sent une intolérable odeur de chauve-souris : elles garnissent la voûte, ces dormeuses suspendues !… À cette hauteur, on n’entend plus rien de la litanie des bonzes, et le silence est si profond que l’on ose à peine marcher.

Seconde plate-forme entourée comme la première de son cloître aux façades aussi ouvragées que les plus patientes broderies. Là, on aurait le droit de se croire presque arrivé ; mais voici que le troisième étage surgit, d’une hauteur double de celle du second, et le monumental escalier qui y mène, avec ses marches usées où l’herbe pousse, est roide à donner le vertige ; les dieux sans doute veulent se faire plus inaccessibles à mesure que l’on essaie de s’en rapprocher. Vraiment on dirait que le temple grandit, s’allonge, s’étire vers le ciel obscur, et c’est un peu comme dans ces rêves fatigants où l’on s’acharne vers un but qui s’enfuit… Il doit y en avoir quatre, de ces escaliers que les Apsâras surveillent, un sur chacune des faces de l’énorme piédestal ; mais je n’ai pas le temps de choisir le meilleur, car l’ombre des nuages s’épaissit toujours et l’ondée est proche. Je monte, en courant presque, et la forêt, la forêt souveraine, semble monter en même temps que moi ; elle commence à déployer de toutes parts son cercle à l’horizon comme une mer.

Troisième plate-forme carrée, ayant de même son cloître de bordure, aux façades ciselées plus magnifiquement encore. En haut-relief sur les murailles, toujours les Apsâras qui se tiennent par groupes, m’accueillant avec des sourires de moquerie discrète, les yeux à demi clos. À cet étage supérieur, où j’atteins la base des grandes tours et les portes mêmes du sanctuaire, je dois être à plus de trente mètres au-dessus des plaines. Maintenant l’illusion se fait inverse : il me semblerait plutôt que c’est le temple qui vient de s’affaisser dans la forêt ; à le voir d’ici, on le dirait submergé, noyé au milieu de la verdure ; au-dessous de moi, trois assises graduées de cloîtres, des portiques à haute couronne, des voûtes somptueuses, à peine infléchies par les siècles, ont comme plongé dans les arbres, dans la muette étendue des arbres dont les cimes, au loin et à perte de vue, simulent des ondulations de houle…

La pluie ! Quelques premières gouttes, étonnamment larges et pesantes, pour avertir. Et puis, tout de suite, le tambourinement général sur les feuilles, des torrents d’eau qui s’abattent en fureur. Alors, par un portique, dont le fronton surchargé imite des flammes et des cornes, j’entre en courant m’abriter enfin dans ce qui doit être le sanctuaire même.

J’attendais une salle immense où je serais seul, et ce n’est encore qu’une galerie infiniment longue, mais étroite, oppressante, sinistre, – où je frémis presque de rencontrer, dans le demi-jour de l’averse et des fenêtres trop grillées, beaucoup de monde immobile, du monde mangé par les vers, des dieux-cadavres, des dieux-fantômes, assis ou effondrés le long des parois.

La plupart ont la taille humaine, mais quelques-uns sont géants, et d’autres sont nains ; il y en a d’un gris terreux, il y en a d’une rougeur sanguinolente, et çà et là des dorures, comme aux masques des momies, brillent encore sur certains visages ; beaucoup n’ont plus de mains, plus de bras, plus de tête, et un amas de fiente de chauve-souris enfle leur dos, déforme leurs épaules… Oh ! Dès qu’on lève les yeux, quel dégoût ! Ici, plus encore qu’en bas, elles tapissent entièrement les plafonds de pierre, ces petites pochettes en velours qui pendent accrochées par des griffes et que le moindre bruit déplierait toutes pour en faire un tourbillon d’ailes… Intérieurement les épaisses parois noirâtres, dépourvues de tout dessin, disparaissent à moitié sous de fines draperies, comme des crêpes funéraires, qui sont l’œuvre d’araignées innombrables. Au dehors, on entend l’averse qui fait rage, tout est inondé, tout ruisselle en cascades. On respire de la vapeur chaude, à la fois fétide et musquée. Dans cette longue galerie, on se sent trop enfermé par le rapprochement des murailles aussi bien que par l’énormité des fuseaux de grès masquant les ouvertures ; – et cependant le cercle de l’horizon, aperçu entre ces barreaux des fenêtres, maintient la notion de l’altitude : on n’oublie pas que l’on domine, du haut de cette sorte de prison aérienne, l’infini de la forêt mouillée.

Le voilà donc ce sanctuaire qui hantait jadis mon imagination d’enfant et où je ne suis monté qu’après tant de courses par le monde, quand c’est déjà le soir de ma vie errante ! Il me fait lugubre accueil ; je ne m’étais pas représenté ces torrents de pluie, cet enfermement parmi les toiles d’araignée, ni ma solitude de cette heure au milieu de tant de dieux-fantômes. Il y a surtout un personnage là-bas, rougeâtre comme un cadavre écorché, dont les pieds s’émiettent de vermoulure et qui, pour ne pas choir encore, s’appuie de travers contre la muraille, renversant à demi son visage aux lèvres rongées : c’est de lui, semble-t-il, qu’émanent tout le silence et toute l’indicible tristesse du lieu.

Prisonnier là tant que va durer l’orage, d’abord je m’approche d’une fenêtre, instinctivement, pour chercher plus d’air, échapper à l’odeur des chauves-souris. Et, entre les rigides barreaux fuselés, je regarde dévaler au-dessous de moi la masse architecturale que je viens de gravir. Aux flancs des ruines, toutes les verdures fléchissent et tremblent, accablées par le tumultueux arrosage ; les légions d’Apsâras, les grands serpents sacrés et les monstres accroupis aux seuils d’escaliers, semblent courber la tête sous le déluge quotidien qui, depuis des saisons sans nombre, les use à force de les laver. On entend de plus en plus l’eau crépiter, fuir par mille ruisseaux.

Pour discerner le plan d’ensemble de cette troisième et plus haute plate-forme, il faudrait pouvoir sortir ; mais la lumière continue de baisser, comme si c’était le crépuscule au lieu du matin, l’horizon des forêts s’embrume tout à fait sous les rideaux plus opaques de la pluie, – donc cela durera bien une heure. Force m’est de rester à l’abri, et, dans cette persistante pénombre d’éclipsé, me sentant suivi par les sourires cadavéreux de toute cette assemblée de Bouddhas qui me regardent, je m’avance vers ce qui doit être le centre et le cœur même d’Angkor-Vat.

Je marche doucement sur les couches de poussière et de fiente semées de plumes de hibou. Les grosses araignées velues, qui ont tissé les multiples draperies, se tiennent immobiles et au guet.

En plus de ce qui tombe sans cesse de la voûte, des petits tas de fleurs flétries et d’encens brûlé s’élèvent devant toutes les idoles, attestant qu’on les vénère toujours. Pourquoi cependant ne pas les épousseter un peu quand on vient leur faire visite ? Et puis, dans quel désordre on les a laissées ! Les petites, les grandes, les colossales, pêle-mêle comme après une déroute. À l’époque indéterminée du sac de la ville et du pillage du temple, on a dû les renverser toutes et les traîner à terre. Plus tard, la piété des Siamois les a remises debout, autant que possible, mais en groupement quelconque le long des murailles, celles en grès dur ou celles en bois vermoulu qui s’émiettent au moindre contact, celles qui n’ont plus de couleur, ou celles qui ont encore des robes rouges et des visages dorés. (Et, de crainte d’en oublier une seule dans leurs hommages, les pèlerins qui viennent ici passent des heures, paraît-il, à parcourir les galeries sans fin où elles reposent.) Statues bouddhiques, déjà plusieurs fois centenaires, elles furent cependant des nouvelles venues, des intruses toutes neuves dans ce temple d’un culte beaucoup plus ancien ; mais, après avoir supplanté les images de Brahma, dieu primitif d’Angkor, les voici qui tombent à leur tour, détruites par le temps.

Les dalles sont assez feutrées d’immondices et de cendre pour assourdir mon pas, et, sans que les milliers de petites oreilles m’entendent là-haut, je puis m’acheminer vers le fond plus obscur de la galerie, entre les deux rangs de personnages muets. Ce fond, c’était jadis le Saint des Saints, le lieu où devait trôner le Brahma suprême ; mais il a été muré en des temps que l’on ne sait plus.

Et, devant ce mur – qui sans doute enferme encore l’idole terrible et peut-être la conserve aussi intacte qu’une momie dans son sarcophage – un Bouddha très gigantesque, dominateur et doux, est venu depuis des siècles s’asseoir, croisant les jambes et fermant à demi ses yeux baissés ; depuis tant de siècles que les araignées l’ont patiemment drapé de mousselines noires pour éteindre ses dorures et que les chauves-souris ont eu le temps d’amonceler sur lui leur fiente en épais manteau. La peuplade des horribles petites bêtes somnolentes forme à cette heure au-dessus de son front comme un dais capitonné de peluche brune, et la pluie, qui s’obstine à ruisseler dehors, lui joue sa plaintive musique de chaque jour. Mais son visage penché, que je distingue malgré l’ombre, conserve ce même sourire qui se retrouve sur toutes les images de Lui, depuis le Thibet jusqu’à la Chine : le sourire de la Grande Paix, obtenue par le Grand Renoncement et la Grande Pitié.

 

Le soir, quand je remonte au temple, après avoir dormi en bas, à ses pieds, dans le hangar des pèlerins, pendant les heures trop brûlantes, le soir, on n’imaginerait jamais qu’il a plu à torrents toute la matinée. Au ciel, c’est une splendeur bleue que l’on croirait immuable ; la terre a eu vite fait de boire l’eau surabondante ; le soleil torride a séché les arbres de la forêt et les verdures qui s’accrochent aux ruines. Tout est lumineux, calme et chaud, bien plus encore que dans nos plus belles journées d’été. Les Apsâras, les monstres, les bas-reliefs à demi effacés, les amas de grandes pierres défuntes, baignent à présent dans une sorte d’ironique et morne magnificence. Et les milliers de petits envahisseurs du sanctuaire, ceux qui volent, ceux qui courent ou ceux qui rampent, viennent de se remettre à butiner après s’être cachés pendant l’averse ; on entend bruire partout des serpents, des lézards, chanter des tourterelles et des oiselets, miauler des chats sauvages ; de larges papillons se promènent, semblables à des découpures de soie précieuse, et des mouches par myriades, en corselet de velours ou d’or vert, mêlent à la psalmodie des bonzes leur murmure comme un bourdonnement de cloches lointaines. Seules, les chauves-souris, les obsédantes chauves-souris, principales maîtresses d’Angkor-Vat, dorment toujours à l’ombre perpétuelle, collées sous les voûtes des cloîtres.

Avec le temps et l’abandon, chacune des assises superposées du temple est devenue une sorte de jardin suspendu où les immenses feuilles des bananiers se mêlent aux touffes blanches d’un jasmin très odorant, fleuri en bouquets. Tout cela et mille autres plantes exotiques et de longues herbes folles, tout cela, après avoir fait semblant de mourir sous les coups de fouet de la pluie, s’est relevé plus vigoureux et d’une fraîcheur plus éclatante, parmi la décrépitude des pierres.

Sans me presser cette fois, puisque aucun nuage ne menace, je monte les degrés ardus qui conduisent en haut chez les dieux ! Oh ! les gracieuses et exquises ciselures jetées à profusion partout ! Ces enroulements, ces feuillages, ces rinceaux – comment s’expliquer cela ? – ils ressemblent à ceux qui apparurent chez nous à l’époque de François 1er et des Médicis ; pour un peu l’on serait tenté de croire, s’il n’y avait impossibilité, que les artistes de notre Renaissance seraient venus chercher leurs modèles sur ces murailles, – qui, de leurs jours cependant, dormaient déjà depuis trois ou quatre centenaires au milieu de forêts tout à fait insoupçonnées de l’Europe.

Je monte sans hâte, éclairé par un soleil d’éblouissement et de mort. Oh ! combien de symboles effroyables, échelonnés sur cette pénible route ascendante ! Partout des monstres, des combats de monstres ; partout le Naga sacré, traînant sur les rampes son long corps onduleux, et puis dressant en épouvantail ses sept têtes vipérines ! Les Apsâras, qu’elles sont jolies et souriantes sous leurs coiffures de déesses, avec pourtant toujours cette expression de sous-entendu et de mystère qui ne rassure pas… Très parées, ayant des bracelets, des colliers, des bandeaux de pierreries, de hautes tiares pointues ou des touffes de plumes, elles tiennent entre leurs doigts délicats, tantôt une fleur de lotus, tantôt d’énigmatiques emblèmes ; toutes celles que l’on peut atteindre en passant ont été si souvent caressées, au cours des siècles, que leurs belles gorges nues luisent comme sous un vernis, – et ce sont les femmes qui, pendant les pèlerinages, les touchent passionnément pour obtenir d’elles la grâce de devenir mères. Dans leurs niches brodées de ciselures, elles demeurent adorables. Quel dommage que leurs pieds les déparent, toujours énormes, comme aux bas-reliefs de l’Égypte, et toujours inscrits de profil quand les jambes sont de face ; mais aussi ils commandent la méditation recueillie, ces pieds si maladroits, en attestant que les belles déesses furent l’œuvre d’une humanité très primitive dont l’art se débattait encore contre les difficultés du dessin, contre l’incompréhension du raccourci.

Ce qu’en outre ils ignoraient, les fastueux architectes d’Angkor-Vat, c’est la grande voûte développée ; les ancêtres ne leur avaient appris que celle qui se fait en encorbellement et qui, par suite, reste étroite et lourde. Aussi n’ont-ils pu construire que des galeries étouffantes, superposer des cloîtres et des cloîtres, étager des gradins massifs, amonceler des blocs par-dessus des blocs. Et ce temple est sans doute, avec celui du Bayon effondré dans la forêt proche, la plus pesante montagne de pierres que les hommes aient osé entreprendre, depuis les pyramides de Memphis.

Après chaque assise franchie, on a le répit d’un instant à l’ombre, dans l’humidité chaude du cloître de bordure.

Mais un soleil de feu darde sur le dernier escalier, deux fois plus haut que le précédent, et le plus roide de tous, celui qui mène à la plate-forme extrême et paraît grimper au ciel. En vérité, ce doublement progressif des hauteurs, d’un étage à l’autre, est une trouvaille architecturale pour agrandir le temple par une illusion à laquelle on n’échappe pas ; je l’éprouve ce soir, de même que je l’avais éprouvée ce matin sous les nuages sombres : c’est comme si la demeure des dieux, à mesure que l’on s’approche, vous fuyait en s’élevant dans les airs.

Elle est voulue aussi, et très habilement religieuse, cette décroissance successive de la décoration intérieure, plus on avance vers le Saint des Saints ; j’avais déjà remarqué l’emploi de moyens pareils dans des temples brahmaniques de l’Inde, – en particulier dans ceux d’Ellora, où, après une débauche de sculptures le long des galeries basses, on finit par trouver le symbole suprême au fond d’une salle farouche aux parois grossières et nues ; le lieu que le Divin habite ne devant plus rien contenir qui puisse détourner les visiteurs de l’adoration et de l’effroi.

Arrivé de nouveau jusqu’à la dernière des terrasses successives, je retrouve une galerie d’idoles-fantômes, comme celle où je m’étais réfugié pendant l’averse, et conduisant dans l’ombre à une porte scellée de pierres devant laquelle aussi un grand Bouddha, très doux, siège en veilleur. Mais ce n’est pas la même galerie que ce matin ; je ne reconnais pas les personnages aux figures mangées qui l’habitent, et, du reste, j’y suis venu par des escaliers, des portiques différents.

Le soleil de cinq heures en ce moment rayonne dans ses ors un peu rougis du soir. Plus aucune trace du déluge de la matinée. Je puis me rendre compte maintenant que, sur cette plate-forme du sommet, il y a quatre galeries identiques, aussi longues, aussi peuplées d’hôtes funèbres, tendues des mêmes toiles d’araignées noires et ouatées au plafond des mêmes chauves-souris dormantes. Toutes les quatre forment une croix à branches égales et viennent aboutir au Saint des Saints qui marque le centre du temple montagne. Mais, après une telle prodigalité d’ornementation dans les cloîtres d’en bas, ces plus hautes nefs – si brodées pourtant au dehors – ne présentent, à l’intérieur, que des piliers carrés à peine dégrossis, que des murailles rudes et frustes : c’est que l’on devait y entrer seulement pour la prière, après s’être dégagé l’esprit de tous les mirages de ce monde ; elles étaient les seuils de l’Invisible et de l’Inexprimable, il n’y fallait donc plus rien pour rappeler nos vanités, nos luxes terrestres ; et, dans leurs profondeurs obscures, derrière les pareils Bouddhas géants, leurs pareilles portes, aujourd’hui murées, ferment les quatre faces du réduit suprême, – où peut-être l’âme du vieux temple subsiste encore, ensevelie avec les quatre Brahmas terribles.

L’une de ces tours colossales à profil de tiare, qui apparaissent de si loin dans la plaine, s’élève au bout de chaque branche de la croix formée par les quatre nefs, et, au-dessus du Saint des Saints où ces nefs se rejoignent, une cinquième tour encore, la plus étonnante et la plus compliquée, surpassant toutes les autres, domine d’une hauteur d’environ soixante-dix mètres l’épais linceul vert de la forêt. D’après un lettré chinois, qui visita ce mystérieux empire à la veille de son déclin, vers le treizième siècle, et qui nous a laissé les seuls documents connus sur sa splendeur, cette tour centrale était couronnée d’un lotus d’or, si grand, que, de tous les points de la ville aujourd’hui ensevelie, on voyait briller en l’air sa fleur sacrée.

Dans la forêt qui m’entoure et qui, sous le ciel pur de ce soir, se précise nettement jusqu’au cercle de l’horizon, je n’avais pas remarqué ce matin quelques arbres à feuillage annuel, çà et là, qui sont jaunis ou dépouillés parce que décembre commence… C’est qu’en effet, pour venir ici, j’ai marché vers le Nord pendant trois ou quatre jours : ce pays donc n’est déjà plus absolument celui de l’immuable verdure, comme était la Cochinchine d’où j’arrive. Et malgré cette puissante chaleur tranquille, une impression inattendue d’automne, d’effeuillement comme dans les forêts de chez nous, vient augmenter pour moi tout à coup la mélancolie sans nom de ces ruines.

Je croyais être bien seul à errer jusqu’à la nuit dans les galeries hautes. Mais – tandis que je suivais des yeux, entre les massifs barreaux d’une fenêtre, le soleil qui, avant de s’éteindre, incendiait tout – des gens, derrière moi, arrivent à pas craintifs et veloutés, des vieillards portant barbiche blanche… Leurs costumes indiquent des pèlerins de la Birmanie. Devant chaque Bouddha ils font un salut, déposent une fleur et allument une baguette d’encens. Même aux plus informes débris tombés sur les dalles, ils adressent en passant une révérence, et, chaque fois que le lambeau est encore un peu reconnaissable – un bras, un torse vermoulu, une tête sans corps – ils s’arrêtent pour planter auprès, entre les joints du pavage, une de leurs baguettes allumées. Une fois de plus, donc, l’air fade et moisi, dans lequel ces figures ou ces vestiges achèvent de retourner à la poussière, s’emplit pour un moment d’une suave odeur.

L’un des pèlerins cependant, le chef de la bande, dit quelque chose qui doit signifier : « Hâtons-nous, la nuit approche et nous prendrait dans les ruines. » Alors, ils brusquent leurs dévotions, esquissent des révérences plus courtes ; arrivés devant le grand Bouddha qui, au fond de la galerie, défend le sanctuaire muré, ils choisissent les places où la dorure de ses jambes est le plus éteinte, et, avec soin, ils y appliquent des feuilles d’or qu’ils tirent d’un portefeuille. Après quoi ils s’en vont ; j’entends se perdre le bruit de leurs pas discrets qui redescendent les roides escaliers de pierre.

Leur départ a rendu tout à coup la solitude plus imposante et semble faire baisser plus vite le jour. D’ailleurs la plongée du soleil est si verticale et si rapide en ces régions presque sans crépuscule !

Déjà l’ombre envahit au-dessous de moi la masse architecturale, que je regarde comme à vol d’oiseau, et aussi toute l’étendue de la forêt enveloppante où bientôt vont s’ouvrir, innombrables, les yeux des bêtes nocturnes. Seules, deux tours, qui se dressent là dans mon voisinage, resplendissent encore comme des braises vives ; les rayons rouges éclairent en apothéose leur architecture inconnue, qui n’est ni hindoue ni chinoise, qui ne ressemble à celle d’aucun autre pays de la terre ; si les ornements des murailles, les rinceaux et les feuillages rappelaient notre Renaissance européenne, ces tours, au contraire, sont d’une étrangeté frappante : conception d’une race à part qui a jeté un vif éclat dans ce coin du monde, et puis qui a disparu sans retour. On dirait un peu des gerbes de tuyaux d’orgue au-dessus desquels on aurait posé, par rangs de taille, des couronnes à fleurons ; il s’y mêle aussi des Apsâras, des dieux très bizarrement nimbés, des groupes de monstres. Dans le ciel, qui déjà change et tourne aux grisailles crépusculaires, tout cela reste éclatant pour quelques secondes encore : c’est du métal rougi au feu, ce sont les tours brûlantes d’on ne sait quel palais magique…

Jadis, à la place de cette mer de verdure, silencieuse à mes pieds, la ville d’Angkor-Thôm (Angkor-la-Grande) s’étendait au loin dans la plaine ; il suffirait d’élaguer les branches touffues pour voir encore là-dessous reparaître des murailles, des terrasses, des temples, et se développer les longues avenues dallées que bordaient tant de divinités, de serpents à sept têtes, de clochetons, de balustres, effondrés aujourd’hui dans la brousse. La forêt profonde, la voilà redevenue ce qu’elle avait été depuis le commencement des âges, pendant des siècles incalculables ; on n’y reconnaît plus l’œuvre de ces aventuriers hindous qui, environ trois cents ans avant notre ère, étaient venus y jeter la cognée, y déblayer l’espace d’une ville de près d’un million d’âmes ; non, cela n’a duré qu’un millénaire et demi, cet épisode de l’empire des Khmers, autant dire une bien négligeable période, en comparaison des longévités du règne végétal ; et c’est fini, la cicatrice s’est refermée, il n’y paraît rien ; le figuier des ruines étale partout ses dômes de feuilles vertes.

De nos jours, il est vrai, d’autres aventuriers, venus d’un pays plus à l’Occident (le pays de France), troublent quelque peu la forêt éternelle, car ils ont fondé non loin d’ici un semblant de petit empire. Mais ce nouvel épisode manquera de grandeur, et surtout manquera de durée ; bientôt, lorsque ces pâles conquérants auront laissé encore, dans la terre indo-chinoise, beaucoup des leurs – hélas ! beaucoup de pauvres jeunes soldats irresponsables de l’absurde équipée – ils devront plier bagage et fuir ; alors on ne verra plus guère dans cette région errer, comme je le fais, ces hommes de race blanche qui convoitent si follement de régir l’immémoriale Asie et d’y déranger toutes choses…

Les deux fantastiques donjons, quasi incandescents, que je regardais de cette fenêtre, se refroidissent singulièrement vite ; se refroidissent par leur base, sans doute parce qu’elle plonge dans le temple, lequel plonge dans l’humide fouillis des arbres. Il n’y reste plus de feu rouge qu’à la pointe extrême, du feu qui tout de suite passe au violet et achève de s’éteindre.

La lumière de l’immense décor se meurt comme celle d’une lampe sur laquelle on a soufflé, et la forêt est déjà pleine d’ombre sous un ciel cendré où des phosphorescences jaunes et vertes indiquent seules le côté du couchant. Les Bouddhas autour de moi commencent à m’inquiéter ; je crois qu’ils s’amusent à enfler davantage les épaules sous ces couches de fiente brune, qui les déforment comme de trop grosses pèlerines en fourrure.

Les ruines s’enveloppent d’une majesté soudaine, tellement que je me sens profanateur d’être encore là. Et puis, une épouvante inconnue sort des recoins les plus assombris où ces géants au dos voûté, ces nains bossus, prennent tout à fait l’air de fantômes ; elle sort lentement, la sournoise épouvante ; dans la galerie, elle se traîne comme une onde paresseuse vers la fenêtre où j’étais ; mais je devine qu’elle va emplir le temple et que je n’y échapperai pas. Du reste, il faut s’en aller, descendre, pour ne pas être surpris par l’obscurité au milieu des escaliers aux marches glissantes entravées de lianes. Et, au-dessus de ma tête, voici des petits cris de rat qui se répondent le long des plafonds de grès sonore ; c’est l’heure où toutes les membranes chauves vont se déplier pour danser la ronde en vertige autour du vieux sanctuaire, reprendre le tourbillonnement général de chaque soir, la grande chasse, le grand massacre des moucherons et des phalènes.

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