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Dimanche, 1 er décembre 1901.

Une heure encore en charrettes à bœufs, le long de la petite rivière, à la fraîcheur de l’extrême matin, traversant des villages édéniques, parmi des palmes et des guirlandes de lianes fleuries.

En un point de la berge, nous attendait le sampan qui nous avait amenés, le grand sampan dont la toiture est en forme de couvercle de cercueil. Alors, quittant nos attelages, nous commençons de redescendre au fil de l’eau, frôlés par les joncs, les graminées gigantesques. D’abord des marais, de plus en plus inondés. Et puis, la forêt noyée, qui nous enlève le peu d’air respirable, en nous enveloppant de son ombre empoisonnée ; une heure et demie à l’aviron, pour traverser le presque sombre dédale, naviguant à mi-hauteur des arbres énormes, parmi les branches emmêlées de lianes. C’est vers midi seulement que nous échappons à l’oppression de cette forêt, et que le grand lac, s’ouvrant enfin devant nous, déroule à nos yeux, tout à coup éblouis, l’étendue d’une mer d’étain luisant.

La mouche à vapeur qui doit me ramener au Cambodge est là, seule, amarrée aux branches de ce semblant de rivage, comme perdue au milieu de ce désert de verdure et d’eau chaude. Qu’on allume les feux et partons dès qu’il sera possible.

 

Tout l’après-midi, tout le soir se passent à glisser, d’un mouvement rapide et monotone, sur ce lac qui aujourd’hui n’a pas de limites visibles, tant il dégage de brume, pour estomper l’horizon ; le soleil semble le vaporiser, le boire, – un soleil tout embué d’humidité lui aussi presque trouble, mais sournois et terrible. Pas un souffle nulle part, et une tension électrique à en mourir. Notre course dessine sur l’eau morne des rides toujours pareilles qui se font et se défont en silence ; nous naviguons sur je ne sais quel métal fondu, sans doute trop nonchalant ou trop lourd pour bruire comme de l’eau ordinaire ; et ainsi nous berçons au passage des compagnies de pélicans, posés en longues bandes d’un blanc rose, qui dorment et qui se dérangent à peine à notre approche. Partout, somnolence et torpeur, sous une lumière à la fois excessive et diffuse. De temps à autre il se joue devant nous des fantasmagories pour nous effrayer ; c’est vers l’Ouest toujours ; nous voyons des choses sombres qui surgissent dans le lointain presque aussi vite que monteraient les fumées d’un volcan ; elles enténèbrent tout un côté du ciel, elles prennent des nuances de cuivre, elles affectent des airs de rochers qui croulent, de montagnes qui vont s’ébouler en chaos : ébauches d’orages qui n’éclatent pas, mais qui tout aussitôt se transforment, s’atténuent et disparaissent comme les visions des rêves.

Pas une barque en vue, pas une jonque, nous sommes seuls sur ce lac sans bords. À travers toutes ces inconsistances du ciel et de l’eau, où ne s’indique jamais un point de repère, notre pilote – un Siamois – se dirige d’instinct sans doute, comme font les oiseaux voyageurs. Au crépuscule cependant, quand il s’agit de trouver l’entrée du grand fleuve dans lequel nous devons nous engager, il est perplexe, il hésite et change de route. Aucun danger d’ailleurs, mais seulement le risque d’être retenus là jusqu’au lever du jour.

Voici la nuit qui tombe, moite et languide, et nous ne savons plus guère où nous sommes. L’eau n’a toujours pas de contours précis. Des masses noires, qui sont des nuées d’orages traînant sur le lac, simulent çà et là des rives proches ; nous voyons surgir des fantômes de montagnes, des fantômes de forêts.

De vagues étoiles, embuées aussi comme était le soleil, se dégagent enfin des brumes pour nous conduire ; le pilote croit s’y reconnaître et nous continuons notre marche à toute vitesse… Une secousse violente ! Le bateau se cabre et s’arrête, en même temps qu’éclate un fracas de branches brisées. Une masse d’ombre, qu’il avait prise pour un de ces nuages trompeurs, était réellement la berge ; nous nous y sommes jetés, l’avant en plein dans les arbres, et, de la secousse, mille bestioles qui dormaient dans la verdure tombent comme une pluie sur nous, sauterelles, scarabées, lézards ou mauvais petits serpents… Machine en arrière, et nous nous dégageons, sans avoir de mal ; c’était de la vase molle et de frêles palétuviers. Le Siamois d’ailleurs n’avait manqué l’entrée du fleuve que de quelques mètres, et maintenant nous y voici, sûrs de notre marche, qui s’accélère, aidée par le courant. C’est bien le Mékong, et tout est pour le mieux. Allons dormir.

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