VII

Jeudi, 28 novembre 1901.

Environ deux heures du matin. Nous sommes réveillés, mais délicieusement et à peine, par une musique lente, douce, jamais entendue et si étrange… Ce n’est ni très loin, ni très près… Des flûtes, des tympanons, des cithares ; on dirait aussi des carillons de clochettes, et des gongs argentins rythmant la mélodie en sourdine. En même temps nous percevons que le bruit des rames a fait trêve, que le sampan ne marche plus. Donc, nous voici au terme de notre voyage par eau, et amarrés sans doute contre la rive pour débarquer ensuite au lever du soleil. La musique persiste, monotone, répétant toujours les mêmes phrases, qui ne fatiguent pas mais qui bercent. Et nous nous rendormons bientôt, ayant dit en nous-mêmes, pendant ces minutes d’un demi-réveil : « C’est bon, nous sommes arrivés au Siam, devant quelque village, et il y a fête nocturne… dans la pagode… en l’honneur des dieux d’ici… »

Six heures et demie du matin. Réveil encore, mais pour tout de bon cette fois, car il fait jour ; entre les planches qui nous abritent, nous voyons filtrer des rais de lumière rose. La musique n’a pas cessé, toujours douce et pareille, mêlée maintenant à l’aubade sonore des coqs, aux bruits de la vie diurne qui revient.

Et c’est un enchantement de regarder au dehors ! Si la végétation de la forêt noyée, sur laquelle nos yeux s’étaient fermés, rappelait celle de nos climats, ici la plus extravagante flore tropicale s’éploie en toutes sortes de palmes, de grandes plumes vertes, de grands éventails verts. Nous sommes devant un village, sur une petite rivière aux berges de fleurs. À travers les roseaux, le soleil levant jette partout ses flèches d’or. Des maisonnettes de chaume, sur pilotis, s’alignent le long d’un sentier de sable fin. Des gens demi nus, sveltes, aux torses cuivrés, circulent parmi la verdure. Ils passent et repassent, un peu pour nous voir, mais les regards sont discrets, souriants et bons. Les fleurs embaument : une odeur de jasmin, de gardénia, de tubéreuse. Dans la pure lumière qui renaît, ce naïf va-et-vient matinal semble une scène des vieux âges où l’homme avait encore la tranquillité. Et puis, habitués comme nous l’étions à la laideur des filles d’Annam, qui n’y voient qu’entre des paupières bridées, par deux petits trous obliques, combien cela nous change et nous repose d’arriver au milieu d’une population qui ouvre ses yeux à peu près comme nous ouvrons les nôtres !

Et nous mettons pied à terre, – au Siam. Là-bas, sous un hangar à toiture de nattes qui est la pagode, les musiciens de cette nuit, qui ont cependant fait silence, se tiennent accroupis auprès de leurs tympanons, de leurs flûtes et de leurs cithares. Ils avaient donné tout ce concert pour d’humbles images bouddhiques, peinturlurées de bleu, de rouge et d’or, qui sont là pendues et devant lesquelles se fanent des offrandes de fleurs : lotus, nénufars et jasmins.

Arrivent maintenant mes charrettes à bœufs, commandées depuis hier au chef du district ; cinq charrettes, car il n’y a place dans chacune que pour une seule personne, tout contre le dos du cocher. Elles ressemblent à des espèces de mandolines qui seraient posées sur des roues et que l’on aurait attelées par leur long manche, courbé en proue de gondole.

Il faut se hâter de partir, afin d’arriver à Angkor avant le midi brûlant. Et le voyage commence en suivant l’étroite rivière par un sentier de sable bordé de roseaux et de fleurs ; c’est sous une colonnade de hauts cocotiers d’où retombent des guirlandes de lianes, fleuries en grappes. Il fait une fraîcheur matinale exquise, sous ces grandes palmes ; nous traversons des villages, tranquilles et jolis comme à l’âge d’or, où les gens nous regardent passer avec des sourires de bienveillance timide. La race semble de plus en plus mélangée de sang indien, car beaucoup de jeunes filles ont de grands yeux noirs, ombrés comme ceux des bayadères.

Halte au bout d’une heure à Siem-Reap, presque une ville, mais tout à fait siamoise, avec ses maisonnettes toujours perchées sur pilotis, et sa pagode qui se hérisse de cornes d’or. Il y a cependant un petit bureau de poste, tout campagnard, où l’on peut affranchir ses lettres avec des timbres à l’effigie du roi Chulalongkorn. Et un petit bureau de télégraphe, car on m’apporte une dépêche ainsi conçue : « Résident supérieur de Pnom-Penh à gouverneur de Siem-Reap. Vous prie faire prévenir M. Pierre Loti qu’il trouvera quatre éléphants à Kompong-luong à son retour. » C’est à souhait ; les quatre éléphants, je les avais fait demander au bon roi Norodon, afin de pouvoir me rendre, après le pèlerinage d’Angkor, à la pagode où reposent les cendres de la reine mère du Cambodge, au milieu des bois.

Après Siem-Reap, nos charrettes à bœufs quittent la rivière, pour tourner dans un autre chemin de sable qui plonge en pleine forêt. Alors c’est fini tout à coup des grandes plumes vertes au-dessus de nos têtes ; toute cette végétation de cocotiers et d’arékiers se localisait au bord de l’eau ; nous pénétrons sous des feuillages qui ressemblent à ceux de nos climats, seulement les arbres qui les portent seraient un peu des géants à côté des nôtres. Malgré tant d’ombre, la chaleur, à mesure que monte le soleil, devient de minute en minute plus accablante. Suivant le vague sentier, à travers la futaie démesurée et la brousse impénétrable, nos charrettes sautillent, au trot de nos bœufs, entre deux rangées de buissons ou de fougères. Et les singes prudents grimpent au plus haut des branches.

C’est au bout de deux heures environ de cette course en forêt que la ville fabuleuse tout à coup se révèle à nos yeux, quand déjà nous nous sentions pris par le sommeil, à force de cahots, de bercement et de chaleur.

Devant nous voici de l’espace libre qui se développe : un marais envahi par les herbes et les nénufars ; puis toute une vaste coupée, pour nous dégager enfin de ces bois où nous cheminions enfermés. Et plus loin, au delà de ces eaux stagnantes, voici des tours ayant forme de tiare, des tours en pierre grise, de prodigieuses tours mortes qui se profilent sur le ciel pâli de lumière ! Oh ! je les reconnais tout de suite, ce sont bien celles de la vieille image qui m’avait tant troublé jadis, un soir d’avril, dans mon musée d’enfant… Donc, je suis en présence de la mystérieuse Angkor !

Cependant je n’ai pas l’émotion que j’aurais attendue. Il est trop tard sans doute dans ma vie, et j’ai déjà vu trop de ces débris du grand passé, trop de temples, trop de palais, trop de ruines. D’ailleurs, tout cela est comme estompé sous l’éblouissement du jour ; on le voit mal, parce qu’il fait trop clair. Et puis, surtout, midi approche, avec sa lassitude, avec son invincible somnolence.

 

Ces enceintes colossales et ces tours, qui viennent de nous apparaître comme quelque mirage de la torride chaleur, ce n’est pas la ville même, mais seulement Angkor-Vat, son principal temple, – auprès duquel nous devons camper pour ce soir. La ville, Angkor-Thom, on nous dit qu’elle gît plus loin, immense et imprécise, ensevelie sous la forêt tropicale.

Pour conduire à cette basilique-fantôme, un pont des vieux âges, construit en blocs cyclopéens, traverse l’étang encombré de roseaux et de nénufars ; deux monstres, rongés par le temps et tout barbus de lichen, en gardent l’entrée ; il est pavé de larges dalles qui penchent et, par places, on le dirait près de crouler dans l’eau verdâtre. Au pas de nos bœufs, nous le traversons, presque endormis ; à l’autre bout s’ouvre une porte, surmontée de donjons comme des tiares, et flanquée de deux gigantesques serpents cobras qui se redressent, éployant en éventail leurs sept têtes de pierre.

Et, cette porte franchie, nous voici en dedans de la première enceinte, qui a plus d’une lieue de tour : une morne solitude enclose, simulant un jardin à l’abandon ; des broussailles, enlacées de jasmins qui embaument, et d’où l’on voit çà et là surgir des débris de tourelles, des statues qui ferment les yeux, ou bien des têtes multiples de grands cobras sacrés. Le soleil nous brûle, maintenant que nous avons quitté l’ombre des épaisses ramures. Une avenue dallée de pierres grises allonge devant nous sa ligne fuyante, s’en va droit jusqu’au sanctuaire, dont la masse gigantesque domine à présent toutes choses ; avenue sinistre, passant au milieu d’un petit désert trop mystérieux, et pour mener à des ruines, sous un soleil de mort. Mais, plus nous approchons de ce temple, que nous pensions voué au définitif silence, plus il semble qu’une musique douce arrive à nos oreilles, – qui sont un peu troublées, à dire vrai, par la fiévreuse chaleur et le besoin de dormir… C’est bien une musique pourtant, distincte du concert des insectes et du grincement de nos chariots ; c’est quelque chose comme une lente psalmodie humaine, à voix innombrables… Qui donc peut chanter ainsi dans ces ruines, et malgré les lourdeurs accablantes de midi ?…

 

Quand nous sommes au pied même des écrasantes masses de pierres sculptées, des terrasses, des escaliers, des tours qui pointent dans le ciel, nous rencontrons le village d’où montent ces prières chantées : parmi quelques hauts palmiers frêles, des maisonnettes sur pilotis, en bois et en nattes, très légères, avec d’élégantes petites fenêtres festonnées, qui se garnissent aussitôt de têtes curieuses, pour nous voir venir. Ce sont des personnages au crâne rasé, tous uniformément vêtus d’une robe couleur citron et d’une draperie couleur orange. Ils chantent à demi-voix et nous regardent sans interrompre leur litanie tranquille.

Très singulier village, où il n’y a point de femmes, point de bétail, point de cultures ; rien que ces chanteurs, jaunes de figure et vêtus en deux nuances de jaune. Environ deux cents bonzes du Cambodge et du Siam, préposés à la garde des ruines sacrées, vivent là dans les continuelles prières, psalmodiant nuit et jour devant l’amas des blocs titanesques accumulés en montagne.

Tout de même l’arrivée de nos charrettes, de nos bœufs, de nos bouviers, interrompt un instant leur monotone rêve. Pour nous faire accueil, deux ou trois d’entre eux descendent des maisonnettes perchées, et, le crâne luisant sous le soleil, s’avancent à notre rencontre, sans hâte et à l’aise, dans cette chaleur qui tombe d’aplomb sur la terre et que la terre renvoie plus malsaine et plus mouillée.

Ils nous offrent comme gîte le grand abri qui sert aux fidèles pendant les pèlerinages : c’est, sur pilotis comme leurs maisons, un plancher à claire-voie et une toiture de chaume que supportent des colonnes en bois rougeâtre. Point de muraille ; nous n’aurons jour et nuit pour nous enfermer que les draperies transparentes de nos moustiquaires. Pour mobilier, rien qu’un vieil autel bouddhique, aux dieux d’or mourant, devant lesquels des petits tas de cendre attestent qu’on leur a brûlé beaucoup de baguettes parfumées.

Nous campons là sur des nattes, derrière nos mousselines hâtivement tendues, heureux de pouvoir enfin nous allonger, à cinq ou six pieds au-dessus de la terre où rampent les serpents, heureux de sentir nos têtes protégées par un vrai toit, qui donne, sinon de la fraîcheur, du moins de l’ombre épaisse. Et, cherchant l’ombre aussi, nos bœufs se couchent sous notre maison, contre le sol humide et chaud.

S’il y avait de l’air, il nous en viendrait de partout, même d’en bas, puisque le plancher est à jour ; mais il n’y en a nulle part, à cette heure où tout est brûlant, immobile et languide. La torpeur méridienne achève d’éteindre les bruits, de figer les choses ; l’éternelle psalmodie des bonzes, le murmure même des insectes semblent mettre une pédale sourde et se ralentir. À travers la mousseline comme à travers une brume, nous continuons de voir, tout près, tout près, les énormes soubassements du temple, dont nous devinons les tours se perdant là-haut, dans de l’incandescence blanche. La lourdeur et le mystère de ces grandes ruines qui emplissent la moitié du ciel, m’inquiètent davantage à mesure que mes yeux se ferment ; et c’est seulement lorsque le sommeil est près de me faire sombrer dans l’inconscience que je reconnais bien comme accompli mon souhait de jadis, que je me sens tout à fait arrivé à Angkor…

 

Je dois avoir dormi deux ou trois heures, quand par degrés la conscience me revient… Qu’est-ce donc que je rêvais ? Cela se passait dans un pays sans nom où il faisait tristement sombre ; près de moi, sur une plage blanchâtre, le long d’une mer confuse et noire, s’agitaient des silhouettes humaines, – que peut-être j’ai aimées au cours de quelque existence précédente, qui sait, car mon cœur se serre un peu quand la grande lueur réelle, tout à coup revenue, les chasse dans le non-être sans retour… Où suis-je bien ?… Sur quelle région de la Terre se rouvrent mes yeux ?… Il fait chaud, d’une chaleur molle, comme si je m’étais couché au-dessus d’une vasque d’eau bouillante… De l’ombre sur ma tête. Mais, autour de moi, encadrées par ces espèces de franges qui retombent de la toiture en roseaux, des choses proches éclatent dans une lumière trop vive : ce sont des feuillages inondés de soleil et d’interminables alignements de pierres grises, dont la réverbération m’éblouit. Et puis dans l’air il y a des chants, comme des plaintes, sur un rythme inconnu. – Ah ! les litanies des bonzes. – Et ces pierres grises ? – Oui, je me rappelle : les assises colossales des ruines… Je dormais depuis midi au pied du grand temple d’Angkor, dans cette clairière qui est gardée par des fossés et des petits murs, et que, de toutes parts, en silence, la forêt tropicale environne de ses épais linceuls verts.

Trois heures et demie, l’instant où chacun s’éveille ici, après l’accablement diurne. Sous le plancher à claire-voie, j’entends les bœufs qui se relèvent, les bouviers qui recommencent à parler. Les mouches bourdonnent en crescendo et les bonzes psalmodient plus fort.

 

Aucun nuage au ciel, aucune menace. Toute la voûte resplendit, pâlement bleue, au-dessus des énormes tours. Sans doute l’arrosage tropical va faire trêve encore pour ce soir. Que l’on attelle donc à nouveau les charrettes : au lieu d’entrer dans le temple, j’irai plutôt voir la ville, là-bas sous le suaire des arbres. Elle est loin, cette ville ensevelie. Tandis qu’il y a dix mètres à peine entre ma maisonnette suspendue et les marches qui mènent aux premières galeries du sanctuaire ; il me sera toujours facile de m’y rendre, sous n’importe quelle ondée.

Avec les mêmes grincements de roues, la même lenteur berçante, nous retraversons le bocage enclos, ensuite le portique du seuil, le pont où se tiennent en sentinelle les grands serpents à sept têtes.

Et, par les vagues sentiers de brousse, nous nous replongeons sous le couvert infini de la forêt. Alors la chaleur, qui continue de peser aussi lourdement sur nos épaules, se fait tout à coup ombreuse et mouillée ; des tourbillons de moustiques nous enveloppent, et nous respirons cette malaria spéciale qui donne la fièvre des bois.

Nous cheminions depuis une heure à travers la futaie ininterrompue, parmi les fleurs étranges, quand enfin les remparts de la ville se dressent devant nous, toujours en pleine nuit verte, sous l’enlacement des ramures. Ils étaient défendus jadis par des fossés de cent mètres de large, que la terre et les feuilles mortes achèvent de combler, et ils avaient plus de quatre lieues de pourtour. On croirait à présent des rochers, tant ils sont hauts et frustes, déformés par le travail patient des racines, envahis par les broussailles et les fougères. Et la « Porte de la Victoire », sous laquelle nous allons passer, on dirait, au premier aspect, l’entrée d’une caverne frangée de lianes…

 

À des époques imprécises, cette ville, depuis des siècles ensevelie, fut une des splendeurs du monde. De même que le vieux Nil, avec son limon seul, avait fait éclore dans sa vallée une civilisation merveilleuse, ici le Mékong, épandant chaque année ses eaux, avait déposé de la richesse et préparé l’empire fastueux des Khmers. C’est vraisemblablement à l’époque d’Alexandre le Macédonien qu’un peuple émigré de l’Inde vint s’implanter sur les bords de ce grand fleuve, après avoir subjugué les indigènes craintifs (des hommes à petits yeux, adorateurs du serpent). Les conquérants amenaient à leur suite les dieux du brahmanisme, les belles légendes du Ramayana, et, à mesure que croissait leur opulence sur ce sol fertile, ils élevaient partout des temples gigantesques, ciselés de mille figures.

Plus tard – quelques siècles plus tard, on ne sait trop, car l’existence de ce peuple s’est beaucoup effacée de la mémoire des hommes – les puissants souverains d’Angkor virent arriver, de l’Occident, des missionnaires en robe jaune, porteurs de la lumière nouvelle dont s’émerveillait le monde asiatique : le Bouddha, devancier de son frère Jésus, venait d’éclairer l’Inde, et ses envoyés se répandaient vers l’Extrême-Asie, pour y prêcher cette même morale de pitié et d’amour que les disciples du Christ avaient récemment donnée à l’Europe. Alors les farouches temples de Brahma devinrent des temples bouddhiques ; les statues de leurs autels changèrent d’attitude et baissèrent les yeux avec des sourires plus doux.

Il semble que, sous le bouddhisme, la ville d’Angkor connut l’apogée de sa gloire. Mais l’histoire de son rapide et mystérieux déclin n’a pas été écrite, et la forêt envahissante en garde le secret. Le petit Cambodge actuel, conservateur de rites compliqués au sens perdu, est un dernier débris de ce vaste empire des Khmers, qui depuis plus de cinq cents ans a fini de s’éteindre sous le silence des arbres et des mousses…

 

Donc, à travers l’ombre, nous arrivons à la « Porte de la Victoire », qui d’abord nous semblait l’entrée d’une grotte. Cependant elle est surmontée de monstrueuses figures de Brahma, que nous cachaient les racines enlaçantes, et, de chaque côté, dans des espèces de niches, sous les feuillées, se tiennent embusqués d’informes éléphants à trois têtes.

Au delà de cette porte, couronnée de sombres visages, nous pénétrons dans ce qui fut la ville immense. Il faut le savoir, car, à l’intérieur des murailles, la forêt se prolonge, aussi ombreuse, aussi serrée, éployant aussi haut ses ramures séculaires. Nous quittons là nos charrettes pour nous avancer à pied par des sentiers à peine tracés, des foulées de bête fauve ; comme guide, j’ai mon interprète cambodgien, qui est un familier des ruines ; à sa suite, nos pas s’étouffent dans l’herbe, et nous n’entendons que le glissement discret des serpents, la fuite légère des singes.

Cependant de méconnaissables débris d’architecture apparaissent un peu partout, mêlés aux fougères, aux cycas, aux orchidées, à toute cette flore de pénombre éternelle qui s’étale ici sous la voûte des grands arbres. Quantité d’idoles bouddhiques, petites, moyennes ou géantes, assises sur des trônes, sourient au néant ; on les avait taillées dans la pierre dure et elles sont restées, chacune à sa même place, après l’écroulement des temples, qui devaient être en bois sculpté ; presque toujours de pieux pèlerins leur ont construit des toits en chaume pour les abriter contre les averses d’orage ; on leur a même brûlé des baguettes d’encens et apporté des fleurs ; mais il n’y a point de bonzes habitant à leurs côtés, à cause de la terrible « fièvre des bois » qui ne permet pas de dormir sous l’épaisseur des cimes vertes, et, même aux époques des grands pèlerinages, on les laisse passer leurs nuits dans la solitude.

Voici où furent des palais, voici où vécurent des rois prodigieusement fastueux, – de qui l’on ne sait plus rien, qui ont passé à l’oubli sans laisser même un nom gravé sur une pierre ou dans une mémoire. Ce sont des constructions humaines, ces hauts rochers qui, maintenant, font corps avec la forêt et que des milliers de racines enveloppent, étreignent comme des pieuvres.

Car il y a un entêtement de destruction même chez les plantes. Le Prince de la Mort, que les Brahmes appellent Shiva, celui qui a suscité à chaque bête l’ennemi spécial qui la mange, à chaque créature ses microbes rongeurs, semble avoir prévu, depuis la nuit des origines, que les hommes tenteraient de se prolonger un peu en construisant des choses durables ; alors, pour anéantir leur œuvre, il a imaginé, entre mille autres agents destructeurs, les pariétaires, et surtout ce « figuier des ruines » auquel rien ne résiste.

C’est le « figuier des ruines » qui règne aujourd’hui en maître sur Angkor. Au-dessus des palais, au-dessus des temples qu’il a patiemment désagrégés, partout il déploie en triomphe son pâle branchage lisse, aux mouchetures de serpent, et son large dôme de feuilles. Il n’était d’abord qu’une petite graine, semée par le vent sur une frise ou au sommet d’une tour. Mais, dès qu’il a pu germer, ses racines, comme des filaments ténus, se sont insinuées entre les pierres pour descendre, descendre, guidées par un instinct sûr, vers le sol, et, quand enfin elles l’ont rencontré, vite elles se sont gonflées de suc nourricier, jusqu’à devenir énormes, disjoignant, déséquilibrant tout, ouvrant du haut en bas les épaisses murailles ; alors, sans recours, l’édifice a été perdu.

La forêt, toujours la forêt, et toujours son ombre, son oppression souveraine. On la sent hostile, meurtrière, couvant de la fièvre et de la mort ; à la fin, on voudrait s’en évader, elle emprisonne, elle épouvante… Et puis, les rares oiseaux qui chantaient viennent de faire silence, et qu’est-ce que c’est que cette obscurité soudaine ? Il n’est pas l’heure cependant ; il doit y avoir autre chose que l’épaisseur des verdures, là-haut, pour rendre les sentiers si sombres… Ah ! un tambourinement général sur les feuillées, une averse diluvienne ! Au-dessus des arbres, nous n’avions pas vu que tout à coup le ciel devenait noir. L’eau ruisselle, se déverse à torrents sur nos têtes ; vite, réfugions-nous là-bas, près d’un grand Bouddha songeur, à l’abri de son toit de chaume.

Cela dure longtemps, l’hospitalité forcée de ce dieu, – et c’est infiniment triste, dans le mystère de dessous bois, au baisser du jour.

Quand le déluge enfin s’apaise, il serait temps de sortir de la forêt pour ne pas s’y laisser surprendre par la nuit. Mais nous étions presque arrivés au Bayon, le sanctuaire le plus ancien d’Angkor et célèbre par ses tours aux quatre visages ; à travers la futaie semi-obscure, on l’aperçoit d’ici, comme un chaos de rochers. Allons quand même le voir.

En pleine mêlée de ronces et de lianes ruisselantes, il faut se frayer un chemin à coups de bâton pour arriver à ce temple. La forêt l’enlace étroitement de toutes parts, l’étouffe et le broie ; d’immenses « figuiers des ruines », achevant de le détruire, y sont installés partout jusqu’au sommet de ses tours qui leur servent de piédestal. Voici les portes ; des racines, comme des vieilles chevelures, les drapent de mille franges ; à cette heure déjà tardive, dans l’obscurité qui descend des arbres et du ciel pluvieux, elles sont de profonds trous d’ombre devant lesquels on hésite. À l’entrée la plus proche, des singes qui étaient venus s’abriter, assis en rond pour tenir quelque conseil, s’échappent sans hâte et sans cris ; il semble qu’en ce lieu le silence s’impose. On n’entend que de furtifs bruissements d’eau : les feuillages et les pierres qui s’égouttent après l’averse.

Le guide cambodgien insiste pour partir ; nous n’avons pas de lanternes à nos charrettes, dit-il, et il faut rentrer avant l’heure du tigre. Soit, allons-nous-en ; mais nous reviendrons, exprès pour ce temple infiniment mystérieux.

Tout de même, avant de m’éloigner, je lève la tête vers ces tours qui me surplombent, noyées de verdure, – et je frémis tout à coup d’une peur inconnue en apercevant un grand sourire figé qui tombe d’en haut sur moi,… et puis un autre sourire encore, là-bas sur un autre pan de muraille,… et puis trois, et puis cinq, et puis dix ; il y en a partout, et j’étais surveillé de toutes parts… Les « tours à quatre visages ! » Je les avais oubliées, bien qu’on m’en eût averti… Ils sont de proportions tellement surhumaines, ces masques sculptés en l’air, qu’il faut un moment pour les comprendre ; ils sourient sous leurs grands nez plats et gardent les paupières mi-closes, avec je ne sais quelle féminité caduque ; on dirait des vieilles dames discrètement narquoises. Images des dieux qu’adorèrent, dans les temps abolis, ces hommes dont on ne sait plus l’histoire ; images auxquelles, depuis des siècles, ni le lent travail de la forêt, ni les lourdes pluies dissolvantes n’ont pu enlever l’expression, l’ironique bonhomie, plus inquiétante encore que le rictus des monstres de la Chine…

 

Nos bœufs trottent bon train pour le retour, comme devinant qu’il faut sortir avant la nuit de cette forêt, mouillée d’eau chaude, qui déjà se fait obscure presque soudainement, sans crépuscule. Et le souvenir des trop grandes vieilles dames, qui sourient là-bas derrière nous, discrètes au-dessus des amas de ruines, continue de me poursuivre pendant cette fuite sautillante et cahotée à travers la brousse.

Quand je retrouve enfin l’air libre, devant les larges fossés de nénufars, à l’entrée du pont cyclopéen, le ciel déblayé a repris une limpidité de cristal, et c’est l’instant où commencent à palpiter les étoiles. Au bout de la clairière réapparue, les tours du temple d’Angkor-Vat se dressent très haut ; elles ne sont plus, comme à midi, pâlies par un excès de soleil, presque nébuleuses ; d’une netteté violente, à présent, elles découpent à l’emporte-pièce, sur fond d’or vert, leurs silhouettes de tiares à plusieurs rangs de fleurons, et une grande étoile, l’une des premières allumées, scintille au-dessus, magnifiquement… Alors revient chanter en moi la phrase enfantine de jadis : « Au fond des forêts du Siam, j’ai vu l’étoile du soir se lever sur les grandes ruines d’Angkor. »

Après l’étouffement des voûtes d’arbres, après la forêt pleine d’embûches, on a déjà une impression de sécurité et de « chez soi » à rentrer dans l’immense enclos du temple où les broussailles n’ont guère plus que la taille humaine et où l’avenue dallée s’en va droite et sûre vers un semblant de village. Le chant des bonzes est aussi là pour me faire accueil, et quand je remonte par la petite échelle dans ma maisonnette sur pilotis et sans murailles, tout cela me semble hospitalier.

C’est à nuit close, précédé d’un Siamois porteur de torche, que je franchis enfin le seuil de ce temple colossal d’Angkor-Vat. J’avais cependant pris mon parti de n’y commencer mon pèlerinage que demain au lever du jour ; mais il est là, si voisin, surplombant presque de sa masse terrible mon logis frêle !

Quelques marches de granit à monter et m’y voici, dans une première galerie infiniment longue qui a l’intimidante sonorité des cavernes et qui en avait d’abord le silence, mais qui tout de suite s’emplit de bruissements…

C’est la galerie extérieure, celle qui forme un carré de deux cent cinquante mètres de côté et qui entoure, comme un somptueux chemin de ronde, tout l’enchevêtrement étage des constructions centrales… Les dalles y sont feutrées d’on ne sait quoi de mou qui s’écrase sous les pas en répandant une odeur de musc et de fiente. Et, aux bruissements de l’arrivée, s’ajoutent à présent des petits cris aigus qui se propagent devant nous dans ces lointains si obscurs…

La torche en passant me révèle, sur les parois d’un gris sombre, une mêlée inextricable de guerriers qui gesticulent avec fureur ; tout le long du chemin, un bas-relief ininterrompu déroule à perte de vue des batailles, des combattants par milliers, des éléphants caparaçonnés, des monstres, des chars de guerre… Je ne prétends pas m’aventurer cette nuit dans le dangereux dédale du milieu, dans le temple proprement dit, mais au moins voudrais-je en faire le tour, par ces galeries si droites, qui semblent si faciles, et continuer de suivre jusqu’au bout le déroulement du bas-relief… Cependant ils me troublent, ces petits cris aigus qui se multiplient en concert, comme poussés par des milliers de rats, au-dessus de ma tête !… Et puis, là-haut, en guise de pierres de voûte, ne dirait-on pas un tremblotement d’étoffes noires ?… Oh ! les adorables créatures inscrites çà et là aux parois, sans doute pour reposer les yeux de la longue bataille : un lotus à la main, elles se tiennent deux par deux, ou trois par trois, calmes et souriantes sous leurs tiares archaïques. Et ce sont les Apsâras divines des théogonies hindoues. Avec amour, les artistes d’autrefois ont ciselé et poli leurs gorges de Vierges… Qui dira ce qu’est devenue la cendre des belles sur qui furent copiés ces torses parfaits ?… Horreur ! voici que les voûtes s’abaissent vers nous, ou du moins les tremblotantes étoffes noires qui y paraissent suspendues !… Elles descendent à toucher nos cheveux, on sent le vent qu’elles font comme à grands coups d’éventail… Des corps poilus, agitant très vite de longues membranes chauves… Et c’était cela qui criait là-haut comme des rats… Nous sommes frôlés de toutes parts… D’énormes chauves-souris, en nuage, en avalanche, affolées, agressives !… Elles vont éteindre notre pauvre lumière falote. Sauve qui peut ! Courons vers les portes… Ce temple, évidemment, ne veut pas qu’on le profane aux heures solennelles de la nuit.

Au dehors, paix soudaine, sérénité du ciel et splendeur des étoiles. Nous arrêtons notre course de fuite pour respirer délicieusement ; il y a des jasmins qui embaument l’air, et la tranquille psalmodie des bonzes, après ces milliers de cris à nos oreilles, semble une musique exquise. Toutes ces figures tourmentées qui peuplaient les murailles et tous ces attouchements d’ailes affreuses !… De quel cauchemar nous venons de sortir !…

 

Du reste, c’est l’heure enchantée dans ces régions, l’heure où le brasier du soleil s’est éteint et où la rosée mauvaise n’a pas commencé de mouiller toutes choses. Dans l’immense clairière au milieu de laquelle trône le temple, et que défendent des fossés et des murs, on a une impression de sécurité parfaite, malgré l’ambiance et les grandes forêts. Les tigres ne franchissent point les ponts de pierre, bien que les portiques n’en soient plus jamais fermés ; à part quelques singes curieux, toutes les bêtes des bois respectent le bocage enclos où des hommes habitent et chantent.

Et la grande avenue est là, qui s’en va devant moi, droite et sûre, blanchâtre dans la nuit, entre les touffes sombres des arbustes aux senteurs de jasmin et de tubéreuse ; sans but, je me mets à cheminer doucement sur ses dalles, m’éloignant du temple, entendant de moins en moins le chant des bonzes qui par degrés se perd, derrière ma route, dans l’infini silence.

J’ai marché, marché, et voici les fossés aux lotus, avec le pont de sortie que gardent les serpents à sept têtes. La forêt, sur l’autre rive, dresse très haut son rideau noir ; elle m’attire, avec son sommeil et son mystère. Sans y entrer, si j’allais seulement jusqu’à l’orée de ses futaies pleines de nuit où tant d’oreilles aux aguets doivent déjà m’entendre… Et je passe avec précaution le portique, m’assurant de chaque dalle où mon pied s’appuie comme à tâtons ; en pareille obscurité, ce pont est imposant à franchir.

Mais il me semble que j’entends courir derrière moi à pas légers… Des hommes ou des singes ?… Avant que j’aie eu le temps de me retourner, je me sens pris par la main, oh ! très gentiment, et deux silhouettes humaines surgissent qui veulent me retenir. Tout de suite je les reconnais : deux de mes braves Siamois, conducteurs de bœufs ; que me veulent-ils ? Pour nous expliquer, nous ne savons aucun mot commun dans aucune langue. Mais ils me font signe que c’est téméraire d’aller plus loin : il y a des embûches, et il y a des bêtes avec des dents, qui mordent. Alors, soit, je me laisse ramener par eux.

Ils me conduisent en un coin d’élection où d’autres naïfs bouviers, également de mon cortège, sont étendus à fumer des cigarettes en prenant le frais. C’est sur le mur d’enceinte, bas et large, qui forme terrasse au-dessus des fossés de défense. Il paraît que je dois m’étendre aussi ; sur le sol ce serait impossible, à cause de tous les venins sournois qui rampent dans l’herbe ; mais, sur ces vieilles dalles bien nettes, on ne risque rien. L’un d’eux enlève le vêtement mince qui couvrait son torse de cuivre, le roule en peloton et en fait un oreiller pour ma tête ; après quoi il faut allumer une de leurs cigarettes qui a je ne sais quelle agréable et anesthésiante odeur d’herbe brûlée. Nous ne pouvons pas causer, bien entendu ; mais – sans doute parce que le silence, ici, a quelque chose de trop terrible – un des jeunes bouviers entonne en fausset très doux une petite chanson à dormir qui semble la plainte de quelque Esprit des ruines ; rien qu’à l’écouter je me sens très loin, dans un pays d’inconnu et d’incompréhensible. Et de même les constellations, qui, au-dessus de ma tête renversée, scintillent sur le bleu noir de l’infini, me font à leur manière un permanent signal d’exil : la Grande Ourse, qui trônait à demeure dans nos nuits de France, semble avoir glissé dans le ciel ; elle est presque tombée sous l’horizon, et, du côté inverse, je vois briller, très indicatrice, la Croix du Sud.

C’était, au premier abord, une sensation délicieuse de reposer ainsi, demi-nu, se confiant à la tiédeur égale et caressante d’une atmosphère qui ne peut à aucun moment se refroidir et où l’on sait que jamais ne se lèvera un souffle trop vif. Mais les instants de bien-être sont comptés en ces climats ; autour de nous un petit susurrement, discret pour commencer, s’enfle de minute en minute et se généralise : les moustiques s’assemblent, ayant flairé de loin l’odeur inusitée de la chair. Et puis déjà la toile dont je suis vêtu s’amollit, s’imbibe d’humidité : l’éternelle mouillure de ces régions, qui avait fait trêve une heure ou deux, reparaît à présent sous forme de rosée. Nous sommes saupoudrés de gouttelettes d’eau ; il faut revenir chercher un abri au pied du grand temple, dans le hameau des bonzes chanteurs, au hangar de pèlerins.

C’est sous ce hangar, et protégé par son petit autel à Bouddha, que je vais enfin m’endormir. Les pilotis m’éloignent du sol où courent les bêtes venimeuses, et une mousseline tendue est ma protection contre les bêtes qui volent. Autour de moi s’installent les bouviers jaunes de ma suite ; comme ils n’ont pas de moustiquaire, ils décident de se relayer pour entretenir jusqu’au matin, sous le plancher à claire-voie de notre logis, un grand feu d’herbes qui nous enveloppera tous d’un nuage protecteur. Et, bercé par les chants bouddhiques, je m’abîme bientôt dans le sommeil, au milieu d’une odorante fumée.

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