XI

Lundi, 2 décembre 1901.

Vers trois heures cette nuit, sous un déluge où se déversaient toutes les nuées d’hier, nous sommes venus nous amarrer parmi les roseaux au grand fleuve, près de ce village de Kampong-Luong, le lieu de la rive me rapprochant le plus de certain temple, dédié aux mânes de la reine mère du Cambodge, qui est là-bas dans la grande brousse et où je veux faire en passant un pèlerinage.

À présent, à la pointe de l’aube, des pas formidables me réveillent… Ils font trembler la berge voisine et s’accompagnent d’une musique de branches qui s’écrasent. Par le sabord, ouvert près de ma tête, je regarde quels pesants visiteurs m’arrivent. Le jour à peine naissant m’indique un fouillis de roseaux et d’arbustes mouillés, qui semblent d’un vert déjà trop intense pour si peu de lumière, de même que le sol paraît déjà trop rouge. Et voici, dans ce décor de l’extrême matin, des bêtes colossales qui surgissent, s’ébattent avec des gaietés lourdes, ébranlant la terre… On croirait quelque scène des premiers âges du monde… Des éléphants ! Sans nul doute les quatre éléphants promis ; ils arrivent, ponctuels au rendez-vous ; quatre hommes vêtus de blanc les suivent, leur parlent avec douceur, et, d’un ordre donné presque à voix basse, les immobilisent là juste en face de moi.

Quand les bons éléphants sont sellés, ayant chacun sur la nuque un conducteur accroupi et sur le dos un palanquin semblable à une cabane cambodgienne, on m’invite à prendre place, avec mon interprète et mes deux serviteurs. Nous partons à la file, chacun de nous dans sa maisonnette oscillante. D’abord le village à traverser. Ensuite le marché où s’agite un petit monde jaune, arrivé de la brousse voisine à pied ou en charrette ; on vend des fruits, des graines, des poulets et de bizarres poissons du Mékong ; nos éléphants, avertis de l’effroi qu’ils vont causer, ne marchent plus ici qu’à petits pas discrets ; mais, comme toujours, tous les bœufs, tous les buffles s’enfuient devant la bête souveraine, et il y a des mannequins chavirés, des jattes de lait renversées, du tumulte, des cris.

Après ce groupement isolé de vie humaine, nous plongeons pour deux ou trois heures dans la grande brousse où, sur notre chemin, nous ne rencontrerons plus personne. Ce n’est pas la forêt d’ombre comme au Siam ; non, la brousse, cette brousse indo-chinoise, inextricable, toujours pareille, inutile et infinie. Nous suivons d’étroits sentiers, sur une terre d’un rouge de sanguine, entre deux rideaux d’arbustes d’un vert trop éclatant. Des feuillages qui nous sont étrangers nous emprisonnent de plus en plus dans leur multitude compacte : toute une végétation éternellement arrosée, éternellement surchauffée, qui cependant n’arrive pas à jaillir en futaie puissante, mais demeure plutôt chétive, molle, d’une exubérance malsaine. Du haut de nos palanquins, nous voyons parfois des déploiements illimités de cette triste verdure-là, qui dit l’exil et qui sent la fièvre.

Au premier plan, devant soi, toujours la nuque de bronze du cornac, et par instants deux énormes oreilles grises qui se soulèvent pour battre l’air comme des éventails. On est royalement bien dans la maisonnette balancée, à l’abri du soleil de feu, cheminant d’une façon si solide et sûre, d’un pas qui ne bronchera jamais, avec une tranquillité qu’aucun obstacle n’aura la force de troubler. Et cependant, à la longue, on a le cœur serré par la monotonie de cette brousse, qui se referme derrière vous en silence, sans cesse, sans merci, à mesure que l’heure passe…

 

Nous faisons la halte méridienne dans une vieille bonzerie, au pied de la petite montagne qui sert de piédestal au mausolée des rois cambodgiens. Ici, il y a de l’eau courante, de vrais grands arbres et c’est un coin paradisiaque au milieu du désert de mauvaise verdure. Une vaste salle en bois rougeâtre, au toit contourné, n’ayant guère pour murailles que des stores de roseau, et décorée d’immenses images bouddhiques, sur papier de riz, qui sont pendues aux piliers. Nous nous y installons sur des nattes, très dignement accueillis par deux ou trois vieillards bonzes, et par une grand’mère bonzesse aux cheveux blancs tondus ras, dont la figure parcheminée porte cent ans. Nos éléphants ont été lâchés dans la brousse, où ils vont manger pour leur dîner quelques jeunes arbres. En marchant sur la pointe du pied, la vénérable vieille dame au religieux costume jaune nous apporte des oreillers, de forme carrée, pour appuyer notre tête, ou pour nous accouder ; elle ne dit rien, et rien ne bouge dans ses traits que figèrent tant d’années d’un mysticisme inintelligible à nos âmes… Après le repas de midi nous nous endormons étendus sur des nattes, dans une sorte de paix monacale très particulière, entendant le bruit du ruisseau voisin qui donne une illusion de fraîcheur.

Vers trois heures et demie, le réveil, pour nos gens comme pour nous-mêmes, et je commande de rappeler nos éléphants, car il est l’heure de se remettre en route.

Cette montagne qui surplombe la bonzerie est l’une de ces fantaisies géologiques jetées çà et là au milieu des régions basses du Cambodge ; un de ces petits cônes abrupts, isolés, inattendus, que l’on appelle ici des pnôm : presque tous sont sacrés et servent de base à un lieu de prière. Celui-ci, déjà très pointu par lui-même, est exagéré encore par le mausolée qui le couronne, et qui est plus pointu, plus effilé, qu’aucune de nos flèches de cathédrale ; – c’est donc là-haut que dorment, au milieu de cette jungle à tigres et à singes, le plus près possible du ciel plein d’orages, les vieux rois cambodgiens. Les cendres de la reine mère viennent d’y être montées récemment, après une crémation accomplie suivant des rites immémoriaux, avec un cérémonial de danses et de musiques remontant sans nul doute à l’époque d’Angkor.

Il faut une heure environ pour arriver de la bonzerie à la pagode consacrée aux mânes de cette vieille princesse, et but de mon pèlerinage. C’est au baisser du soleil que nous l’apercevons, dans une sorte de clairière au milieu de la brousse. Parmi des palmiers hauts et frêles, dont les plumets verts dominent la jungle d’alentour, elle nous apparaît tout illuminée des feux de Bengale du couchant, doucement éclatante de dorures ternies comme une vieille orfèvrerie précieuse ; elle se mire dans un étang solitaire parsemé d’îlots de lotus roses ; elle a naturellement de longues cornes d’or, qui partent en tous sens des angles de la toiture ; elle est posée sur un piédestal à trois gradins, au bord duquel des monstres aux attitudes moqueuses éclatent de rire, d’un effrayant rire de tête de mort. Et, entendant venir nos éléphants, des bonzes, vêtus de jaune-citron et drapés de jaune-orange, ouvrent les portes, puis s’arrêtent en groupes étagés sur les marches du seuil. C’est une vision intacte des vieux âges de l’Asie, qui nous attendait dans le silence de ce lieu perdu et dans le rayonnement rouge du soir.

Au dire de mon interprète, il serait plus discret de ma part et plus élégant de ne pas demander aux bonzes, qui n’oseraient me le refuser, la permission de visiter l’intérieur de la pagode. Sans descendre de mon palanquin, je me bornerai donc à en faire lentement le tour.

C’est l’art d’Angkor que l’on retrouve ici, déchu évidemment de ses proportions colossales, trop cherché peut-être, trop maniéré, mais d’une étrangeté tellement exquise ! Là-bas, les énormes murailles étaient couvertes de broderies de pierre. Ici, sous cette toiture fantasque à grandes cornes d’or, on dirait la pagode toute tendue d’un vieux brocart somptueux, qui scintille sous les rayons mourants du soleil – et c’est un réseau de minutieuses ciselures en stuc doré, où se mêlent des parcelles de cristal imitant des rubis et des émeraudes. Quant aux portes, qui brillent d’un éclat différent et plus bleuâtre, elles sont en mosaïque de nacre.

Nos éléphants, comme s’ils avaient compris que nous voulions regarder sans hâte, font le tour des terrasses avec une majesté somnolente. L’une après l’autre, chacune des statues postées sur les rebords nous adresse au passage sa grimace d’ironie ; elles ont des corps d’homme, mais des figures d’épouvantail ; elles représentent les Esprits gardiens des seuils éternels ; leur présence suffit à indiquer un lieu mortuaire et à commander le recueillement ; toutes se tiennent les jambes écartées, les mains posées sur les genoux pliés, ayant l’air de se baisser ainsi pour mieux rire – rire des fragilités humaines sans doute, rire de la naissance et rire de la mort… Ainsi que les parois de la pagode, tous les monstres en sentinelle sont couverts de ciselures dorées et de facettes de cristal, qui leur font des costumes de grand apparat, un peu défraîchis, il est vrai, par les ans, et tachetés de moisissure grise ; quant à leurs visages, ils nous sont déjà connus ; ils ont été copiés sur les bas-reliefs millénaires d’Angkor-Vat. Mais pourquoi ces attitudes convulsées par le rire macabre, dans ce lieu de l’apaisement suprême ? Pour nous, quel abîme de mystère, qu’une telle conception des tombeaux !…

Quand nous avons fini de contourner la pagode, quand nous revenons devant les portes de nacre, il n’y a plus que les ors de la toiture, ses courbes un peu chinoises et ses longues cornes qui brillent d’un éclat ardent ; le soleil achève de se noyer dans les verdures sans fin de la plaine ; il n’illumine plus les murailles, et nous voyons ces vieux brocarts, déjà fanés par les pluies de beaucoup de saisons, s’éteindre en des nuances rares, où miroitent, par places seulement, des espèces de broderies de cristal. Les bonzes, pour nous faire honneur, sont restés sur les marches. Et tout cela – pagode, personnages en robe jaune qui ne bougent pas, esprits funéraires qui rient au bord des terrasses en s’appuyant des mains sur leurs genoux écartés – se reflète dans les eaux mortes de l’étang, où les lotus, fleurs du plein jour, commencent de rapprocher et de fermer leurs larges pétales roses parce que l’ombre du soir approche. Sur ces magnificences surannées, on sent de plus en plus descendre, avec le crépuscule, la paix des isolements profonds.

Il est l’heure de nous en aller, et le pas de nos éléphants redevient rapide pour le départ. Nous nous replongeons dans ces étroits sentiers, où tout le temps la verdure nous enserre et nous frôle. Une fois de plus la brousse se referme sur nous, l’éternelle brousse, se hâtant de nous cacher la clairière magique où, peut-être, rôde encore un peu l’âme incompréhensible d’une vieille reine d’Extrême-Asie.

Nuit noire, quand les bonnes bêtes géantes s’agenouillent pour nous déposer au village de ce matin, près de la berge. Le bateau nous attendait là sous pression, et je fais appareiller pour continuer de redescendre le Mékong. C’est l’époque de l’année où les eaux des lacs du Siam se déversent dans le grand fleuve, et nous partons de toute la vitesse de la machine, aidée de la vitesse du courant. Un peu après minuit, nous sommes de retour à Pnom-Penh, la ville presque coloniale française, et amarrés devant les jardins du gouverneur.

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