XI

C’était un samedi, jour de marché, et les rues étaient pleines de paysans; sur la grande-place que je traversais pour regagner mes voitures, Filasse et la Bouillie arrêtés devant Turquetin, qui, au son de la grosse caisse et du trombone, arrachait les dents avec tant de rapidité qu’on les voyait voler en l’air comme s’il eût joué avec des osselets.

Tout jeune alors, Turquetin n’avait point encore la célébrité que trente années de batailles contre les mâchoires normandes, plus braves que solides, lui ont si justement acquise; mais déjà sa sûreté de main, surtout sa bonne humeur narquoise et gouailleuse l’avaient rendu populaire dans tous les départements de l’Ouest; la foule était compacte autour de sa voiture.

Mauvais gymnasiarque, la Bouillie était un très remarquable escamoteur, et son grand plaisir était de pratiquer son art en jouant des tours plus ou moins gais aux paysans; quand je le vis au milieu du public de Turquetin, je pensai bien qu’il était là pour s’amuser, et je restai pour savoir quelle malice il allait inventer : seulement, comme plus d’une fois, à ce jeu, il avait récolté des claques, je me tins prudemment à l’écart.

Bien m’en prit.

Ce jour-là, le jeu, pour mes deux camarades, consistait à prendre leur tabatière aux gens qui prisaient, et leurs mouchoirs à ceux qui ne prisaient pas. Naturellement c’était

la Bouillie, qui, avec sa dextérité de main, était chargé de fouiller les poches. Le rôle de Filasse consistait, quand on lui passait une tabatière, à remplacer le tabac par du marc de café, et, quand on lui passait un mouchoir propre, à le barbouiller de tabac.

Attentifs au boniment de Turquetin, les yeux attachés sur le malheureux patient, qui attendait qu’on voulût bien l’opérer, les oreilles pleines du bruit de la grosse caisse ou des éclats de voix du charlatan, insensibles à tout le reste, les paysans se laissaient fouiller comme s’ils eussent été des mannequins inanimés.

Déjà plusieurs avaient tiré leurs mouchoirs et avaient éternué avec frénésie, au grand contentement des deux complices, qui se tordaient de rire; d’autres, après avoir prisé, regardaient leur tabatière avec une surprise véritablement si comique, que l’envie me gagna de prendre une part active à cette mystification.

Mais comme j’allais me joindre à mes camarades, je vis un gendarme se faufiler derrière la Bouillie et, au moment où celui-ci introduisait sa main dans la poche d’une vieille femme, le saisir au collet. Il y eut un grand mouvement dans la foule, une rumeur, et Filasse fut aussi arrêté.

Sans chercher à en voir davantage, je me dégageai de quelques personnes qui m’entouraient, et, tremblant de peur, je me hâtai de regagner notre campement, où je racontai ce qui venait d’arriver.

Une heure après, des gens de justice arrivèrent pour faire des perquisitions dans nos voitures. Naturellement on ne trouva rien, car mes deux camarades n’étaient pas des voleurs. Cependant on les garda en prison et les explications de Lapolade, tendant à persuader les magistrats qu’il n’y avait là qu’une mauvaise plaisanterie de deux gamins, furent si mal reçues, qu’il ne dut pas insister, de peur d’être arrêté lui-même comme complice, tout au moins comme receleur. La police n’est pas douce aux saltimbanques; et si un crime est commis dans un pays au moment où ils le traversent, ce sont eux, les premiers, qu’on accuse; contre eux, il n’est pas nécessaire de prouver qu’ils sont coupables, et c’est à eux, au contraire, de prouver qu’ils n’ont rien fait.

Filasse et la Bouillie, surpris les mains dans les poches des paysans, ne purent pas prouver qu’ils ne voulaient pas voler, et ils furent condamnés à la détention dans une maison de correction jusqu’à leur majorité.

Il fut décidé que, pour boucher le vide que leur absencefaisait dans la troupe, je les remplacerais tous les deux. À cette proposition de Lapolade, je poussai les hauts cris, je n’avais aucune vocation pour me disloquer et m’enfermer dans les boîtes.

– Il n’est pas question de boîte, dit-il en me tirant les cheveux, ce qui chez lui était une caresse et un témoignage de bienveillance; tu as de la souplesse, tu réussiras très bien dans la voltige.

Ce fut à la foire d’Alençon que je débutai. Par malheur mon éducation n’avait pu être poussée bien loin, et, quoique mes exercices fussent très simples, ils donnèrent lieu cependant à un accident qui dérangea nos projets de fuite.

C’était un dimanche : nous avions commencé nos représentations à midi, et, sans une minute d’interruption, nous les avions continuées jusqu’au soir; les musiciens desséchés pouvaient à peine souffler dans leurs instruments; Lapolade ne poussait plus que quelques cris, qui étaient plutôt un aboiement qu’un boniment; le lion ne voulait plus se lever, et, quand Diélette le menaçait de sa cravache; il attachait sur elle, sans bouger, ses yeux alanguis, qui demandaient grâce; pour moi, j’étais mort de fatigue, j’avais faim, j’avais soif, je ne pouvais plus remuer ni les bras ni les jambes.

À onze heures il y avait encore du monde devant notre baraque, et Lapolade décida que nous devions donner une dernière représentation.

– Je ne connais que les plaisirs du public, dit-il dans sa courte parade; nous sommes exténués, mais, dussions-nous tous mourir de fatigue, nous nous devons à votre curiosité. Entrez, entrez!

C’était par mes exercices que commençait le spectacle : ils consistaient en sauts périlleux par-dessus quatre chevaux et en tours de force au bout d’une perche que tenait Cabriole. Je réussis assez mal mes sauts, et le public murmura. Lorsque Cabriole me présenta la perche, j’eus la tentation de dire que je n’en pouvais plus, mais les yeux de Lapolade fixés sur moi avec une expression que je ne comprenais que trop, mon amour-propre, l’excitation de la foule me décidèrent; je sautai sur les épaules de Cabriole et grimpai à la perche assez facilement.

Cabriole était, lui aussi, fatigué; au moment où, à la force du bras, je me dressais horizontalement, pour former un angle avec la perche, je la sentis vaciller; mon sang s’arrêta; j’ouvris les doigts et me laissai tomber en étendant les mains en avant.

La foule poussa un cri, je touchai la terre; le coup fut rude, car je tombais d’une hauteur de cinq mètres, et sans la couche de sciure de bois, assurément je me serais brisé; je sentis une violente douleur à l’épaule avec un petit craquement..

Je me relevai aussitôt et, comme je l’avais vu faire, je voulus saluer le public qui, debout sur les banquettes, me regardait avec anxiété; mais je ne pus pas lever le bras droit..

On m’avait entouré; tout le monde me parlait à la fois; on m’étouffait; je souffrais beaucoup et le coeur me manquait.

– Ce ne sera rien, dit Lapolade, veuillez reprendre vos places, la représentation va continuer.

– Il ne pourra pas faire ça, dit Cabriole en levant ses deux bras au-dessus de sa tête, les bonnes âmes peuvent dormir tranquilles.

Et le public applaudit en riant formidablement. En effet, pendant six semaines, je ne pus pas faire le geste indiqué par Cabriole, car j’avais la clavicule cassée. Dans la banque on a généralement peu recours aux médecins; ce fut Lapolade lui-même qui m’appliqua un bandage sur l’épaule quand la représentation fut finie. Pour tout remède interne il me fit coucher sans souper. J’habitais seul la voiture des bêtes. J’étais sur mon lit depuis plus de deux heures, sans pouvoir dormir, brûlé par une soif fiévreuse, me tournant, me retournant avec colère sans trouver une bonne position pour mon épaule, quand il me sembla qu’on ouvrait doucement la porte de la voiture.

– C’est moi, dit Diélette à voix basse, dors-tu?

– Non.

Elle entra vivement et, venant à mon lit, elle m’embrassa.

– C’est pour moi, me dit-elle, me pardonneras-tu?

– Quoi?

– Si je t’avais laissé partir, tu ne serais pas tombé aujourd’hui.

Par le vasistas, la lumière de la lune dans son plein frappait la figure de Diélette; il me sembla voir des larmes dans ses yeux. Je voulus faire le brave.

– Ça n’est rien, dis-je, crois-tu que je sois douillet?

J’essayai d’étendre le bras, mais une douleur aiguë me fit pousser un petit cri.

– Là, vois-tu, dit-elle, c’est pour moi, pour moi. Et, avec un brusque mouvement, elle défit sa camisole.

– Tiens, regarde, dit-elle.

– Quoi?

– Tâte là.

Elle me prit doucement la main et la posa sur son bras; je sentis comme du sang.

– Quand j’ai vu que tu avais l’épaule cassée, dit-elle, je me suis mordu le bras tant que j’ai pu, pour que ça me fasse bien du mal, parce que, quand on est ami, il faut souffrir ensemble.

Elle dit cela avec une énergie de sauvage et ses yeux reflétèrent la lumière de la lune comme s’ils eussent été des diamants; ce qu’elle avait fait était absurde, mais je me sentis tout ému et j’eus envie de pleurer.

– Es-tu bête! dit-elle en devinant mon émotion, tu en aurais fait autant pour moi; tiens! je t’ai apporté du raisin que j’ai pris dans le coffre; as-tu faim?

– J’ai soif, le raisin me fera du bien.

Elle alla encore me chercher une tasse d’eau, sans faire plus de bruit qu’une ombre.

– Maintenant, dit-elle, il faut dormir – elle m’appuya la tête sur le traversin –, il faut guérir bien vite pour que nous nous sauvions; le jour où tu pourras marcher, nous partirons; je ne veux plus que tu remontes à la perche, ça n’est pas fait pour toi, ces métiers-là.

– Et si Lapolade me force?

– Lui! je le ferais plutôt manger par Mouton; ce n’est pas difficile, va; un coup de patte, un coup de dent, crac!

Sur le seuil de la porte, avant de la refermer, elle fit un signe d’amitié :

– Dors! Il me sembla que mon épaule était moins endolorie; je trouvai une position pour m’étendre et m’endormir en pensant à ma mère, le coeur ému, mais pas trop attristé. Ce qu’il y avait de plus fâcheux dans mon accident, c’est qu’il retardait notre fuite et nous amenait fatalement à la mauvaise saison. J’avais bien pu coucher en plein champ pendant les belles nuits d’été, mais en novembre, quand les nuits seraient longues et froides, avec de la pluie, de la neige peut-être!...

Diélette ne me laissait rien faire, et c’était elle-même qui soignait les bêtes; elle montrait plus d’impatience que moi de me voir guéri, et quand je lui disais quelquefois qu’il serait plus prudent d’attendre le printemps, elle se fâchait.

– Si tu restes avec eux, disait-elle, tu seras mort au printemps. Lapolade veut t’apprendre un tour de trapèze, tu n’en réchapperas pas. Et puis, nous nous éloignons toujours de Paris; au printemps nous serons peut-être dans le Midi.

C’était là une raison déterminante. Il fallait se dépêcher de guérir. Tous les matins je passais l’inspection devant Diélette; pour cela, je m’appuyais le dos contre la cloison de la voiture et je levais le bras autant que je pouvais. Avec son couteau, elle faisait sur la cloison une marque à la hauteur où je m’arrêtais, et ainsi, en comparant cette hauteur à celle de la veille, nous suivions jour par jour la marche de la guérison. D’Alençon nous étions venus à Vendôme et de Vendôme à Blois; de Blois, nous devions aller à Tours, où je reprendrais mes exercices; il était donc décidé avec Diélette qu’à Blois nous quitterions la caravane, et que, par Orléans, nous nous mettrions en route pour Paris. Elle m’avait donné son argent, et, chez un brocanteur de Vendôme, j’avais acheté une vieille carte routière de la France; avec une épingle à cheveux je m’étais fabriqué un compas et j’avais compté comme distance, de Blois à Paris, quarante lieues; c’était bien long au mois de novembre, quand les journées sont à peine de dix heures. Diélette, qui ne savait pas marcher, pourrait-elle faire des étapes de six lieues? Elle l’affirmait bravement, mais moi, j’en doutais. Dans tous les cas, c’était un voyage d’une semaine; heureusement elle avait augmenté ses économies qui montaient maintenant à dix francs; notre provision était faite, mes souliers étaient

achevés, et elle avait eu la chance de ramasser sur la route une vieille couverture de cheval sur laquelle nous comptions beaucoup pour nous envelopper la nuit.

Nous étions donc prêts et nous n’attendions plus pour partir que la parfaite guérison de mon épaule, qui, d’après nos calculs et surtout d’après les progrès constatés par les crans de la cloison, devait coïncider avec la fin de notre séjour à Blois; mais une révolte de Mouton, d’ordinaire si pacifique, nous retarda encore.

Un soir, deux Anglais, qui avaient beaucoup applaudi Diélette, s’approchèrent d’elle lorsque le public fut sorti, et demandèrent qu’elle recommençât ses exercices. Lapolade accepta cette proposition avec d’autant plus d’empressement qu’elle était faite par deux hommes qu’un dîner abondant semblait avoir disposés à la générosité. Diélette rentra dans la cage.

– Charmante, cette enfant!

– Très brave!Et ils recommencèrent à applaudir.Je ne sais quel sentiment d’amour-propre excita la

jalousie de Lapolade, mais il dit que si elle pouvait se livrer aussi tranquillement à ses jeux avec le lion, cela tenait à l’éducation que lui, Lapolade, avait su lui donner.

– Vous, dit le plus petit des deux Anglais, un très joli garçon rose et blond, vous êtes un blagueur, vous n’entreriez pas dans la cage.

– Dix louis contre un que vous n’entrez pas, dit le second.

– Je les tiens.

– Bien, mais la petite fille va sortir, et vous entrerez seul.

C’est peut-être un préjugé de croire qu’il faut un grand courage pour entrer dans les cages des bêtes féroces.

– La cravache, dit Lapolade à Diélette.

– Entendu, dit le petit Anglais, que l’enfant va s’en aller et qu’elle ne reviendra plus.

– Entendu.Nous étions tous là, Cabriole, madame Lapolade, les

musiciens et moi, qui devais ouvrir la porte de la cage. Lapolade se débarrassa de son costume de général.

– Si ce lion est intelligent, dit l’un des Anglais, il ne lui fera pas de mal; c’est de la viande trop coriace. Et ils se mirent tous deux à plaisanter en se moquant de notre patron, ce qui nous faisait bien rire.

Intelligent, Mouton l’était assez pour avoir gardé le souvenir des coups de manche de fourche que Lapolade lui administrait souvent à travers les barreaux, et il se mit à trembler quand celui-ci entra gravement dans la cage, la cravache haute.

Cette attitude de la bête encouragea Lapolade; il crut qu’il était maître du vieux lion et lui cingla un coup de cravache pour le faire lever; mais les coups de cravache ne ressemblent pas aux coups de fourche. Mouton comprit qu’il tenait son ennemi en son pouvoir; un éclair de courage frappa sa cervelle abrutie; il se dressa debout en rugissant, et, avant que Lapolade eût pu faire un pas, il se laissa retomber sur lui. Lapolade s’affaissa sous les deux pattes formidables, dont on voyait les ongles se crisper, et le lion le roula sous son ventre avec un hurlement rauque.

– Je suis mort! cria Lapolade.

Courbé sur lui, le lion nous regardait à travers la grille; ses yeux lançaient des flammes; de sa queue il se battait les flancs, qui résonnaient comme un tambour.

Cabriole saisit une fourche et frappa dessus à coups redoublés; il ne bougea pas. Alors un des Anglais tira un revolver de sa poche et l’approcha de l’oreille du lion, qui touchait presque les barreaux.

Mais, d’un geste rapide, madame Lapolade lui releva le bras.

– Ne le tuez pas! cria-t-elle.

– Aoh! dit l’Anglais, elle aime mieux son lion que son mari. Et il murmura quelques mots en langue étrangère.

Le tapage, les cris avaient attiré Diélette; elle courut vers la cage. Un des barreaux était disposé de manière à s’écarter et à livrer passage à son corps fluet, si elle était surprise, sans cependant que le lion pût y passer sa grosse tête. Elle écarta ce barreau et entra dans la cage sans que Mouton, qui lui tournait le dos, la vît.

Elle n’avait pas de cravache, elle lui sauta courageusement à la crinière. Surpris de cette attaque et ne sachant d’où elle venait, il se retourna si brusquement qu’il la renversa contre les barreaux; mais en voyant qui elle était, il laissa retomber sa patte déjà lancée pour la broyer, et, se relevant de dessus Lapolade, il alla se blottir dans un coin.

Lapolade n’était pas mort, mais si contusionné qu’il fallut le tirer à force de bras, pendant que Diélette maintenait du regard le lion honteux.

Elle sortit elle-même en boitant : le lion lui avait tordu la jambe, et elle avait une foulure qui la retint pendant huit jours sur une chaise, tandis que Lapolade gardait le lit, à moitié mort, déchiré, crachant le sang.

Enfin, au bout de quinze jours, elle me déclara qu’elle pouvait très bien marcher sans douleur, et que le moment était venu de mettre notre projet à exécution; retenu par ses blessures, Lapolade ne pourrait pas nous poursuivre.

C’était le 3 novembre, mais l’automne était beau; en nous hâtant, nous pouvions espérer d’arriver à Paris avant le mauvais temps.

Notre plan, longuement discuté, avait été définitivement arrêté ainsi : comme je n’étais pas surveillé, je sortirais le premier de la baraque, emportant tout le bagage, c’est-à-dire la provision de croûtes, la couverture, une bouteille, mes souliers de rechange, un petit paquet de linge qui avait été caché dans ma caisse par Diélette, une casserole de fer-blanc, enfin, tout un déménagement; puis, quand les époux Lapolade seraient endormis, Diélette se lèverait, s’échapperait de la voiture et viendrait me rejoindre près d’un arbre que nous avions marqué sur le boulevard.

J’y arrivai comme onze heures sonnaient. Diélette m’y rejoignit à minuit seulement. Je commençais à désespérer et je craignais qu’elle n’eût été surprise, quand j’entendis son pas léger sur la terre du boulevard; elle coupa une bande de lumière et je reconnus la cape rouge qui lui servait à s’envelopper lorsque, sortant de la représentation, elle venait assister à la parade.

– J’ai cru que je ne m’échapperais jamais, dit-elle en haletant; Lapolade gémissait comme un phoque, il ne voulait pas s’endormir, et puis j’ai été dire adieu à Mouton. Pauvre Mouton! c’est lui qui va avoir du chagrin. As-tu bien tout?

Ce n’était pas le moment de nous livrer à un inventaire; je lui dis qu’on pouvait nous surprendre et qu’il fallait nous hâter de gagner la campagne.

– Bon! dit-elle, partons; mais avant, donne-moi ta main.

– Pour quoi faire?

– Pour que tu la mettes dans la mienne et que nous jurions tous deux que c’est à la vie et à la mort. Veux-tu jurer ça?

– Je veux bien.

– Alors donne-moi ta main et dis comme moi : Nous nous aiderons à la vie, à la mort!

– À la vie, à la mort! Elle me serra la main et je me sentis tout ému de l’accent avec lequel elle prononça cette formule. Il régnait dans la ville déserte un silence mystérieux, troublé seulement par le jet d’une fontaine qui coulait avec de petits clapotements dans le ruisseau, et aussi par la plainte des réverbères qui, sous le souffle du vent, criaient au bout de

leurs chaînes de fer : leur balancement faisait de grandes ombres changeantes sur le pavé de la rue.

– Maintenant, marchons, dit-elle en prenant les devants. Nous ne tardâmes pas à sortir de la ville et à nous trouver dans les champs; tout en la suivant, je l’examinais curieusement; il me semblait qu’elle avait le bras gauche arrondi comme si, sous sa cape, elle portait quelque chose.

Puisque j’avais tout le bagage, qu’est-ce que cela pouvait bien être? Je le lui demandai.

C’est mon réséda, dit-elle en ouvrant sa cape.

Et j’aperçus un petit pot coiffé d’un papier doré : elle avait toujours cultivé cette fleur, qui occupait un des vasistas de la voiture et pour laquelle je lui avais vu plus d’une fois des exigences tyranniques qui exaspéraient Lapolade.

– Comment veux-tu que nous portions ça? dis-je, assez contrarié de cette surcharge nouvelle.

– Fallait-il l’abandonner? elle serait morte : c’est bien assez de Mouton. Pauvre Mouton! Tu ne sais pas que tout à l’heure j’ai eu envie de l’emmener. Comme il me regardait! Bien sûr, il se doutait de quelque chose.

Emmener Mouton était une idée qui me parut extrêmement drôle. À la laisse probablement, comme un chien. Je ne pus m’empêcher de sourire.

Diélette voulut faire le partage des bagages et j’eus bien du mal à en prendre plus qu’elle.

Sans être froide, la nuit était fraîche; le ciel était criblé d’étoiles scintillantes sur un fond d’un bleu grisâtre; tout dormait dans la plaine; les arbres se tenaient raides et immobiles, sans un bruissement ou un murmure, et nous n’entendions aucun de ces bruits d’oiseaux ou d’insectes qui font vivantes les nuits d’été; seulement de temps en temps, quand nous passions devant une habitation, les chiens nous poursuivaient de leurs jappements, leurs voix éveillaient d’autres voix dans le voisinage, et leurs aboiements allaient se perdant dans l’obscurité silencieuse comme le cri des sentinelles qui s’avertissent et se répondent.

Afin de nous mettre à l’abri des poursuites, si Lapolade voulait en entreprendre, nous devions marcher toute la nuit. J’avais craint que Diélette ne pût pas me suivre, mais elle ne parla pas de fatigue avant le matin. Nous avions traversé beaucoup de villages endormis, et les bornes de la route nous disaient que nous étions à cinq lieues de Blois. Une lueur jaune montait au ciel devant nous : les coqs réveillés s’appelaient d’un poulailler à l’autre; dans les maisons, on commençait à apercevoir des lumières derrière les volets; bientôt nous fûmes croisés par des chevaux et des charretiers qui, d’un pas lent, se rendaient au labourage.

– Maintenant, dit Diélette, reposons-nous, je n’ai plus peur.

– Tu as donc eu peur?

– Je crois bien, depuis Blois.

– De quoi?

– Du silence; je n’aime pas ça, la nuit; et puis les ombres s’allongent et se rapetissent, ça vous fait galoper et arrêter le coeur.

Le jour se leva pendant que nous déjeunions avec mes croûtes : un jour gris et humide; il nous montra une grande plaine dénudée à perte de vue, où, dans des bouquets d’arbres, s’élevaient des maisons au-dessus desquelles montaient doucement des colonnes de fumée jaune. Des terres fraîchement remuées succédaient à des sillons de chaume; nulle part on ne voyait de verdure. Des troupes de corbeaux traversaient lourdement le ciel et se divisaient en petites bandes pour s’abattre autour des charrues et des herses qui, çà et là, travaillaient dans les champs.

Nous nous remîmes bientôt en marche et nous fîmes encore deux lieues; mais alors la fatigue commença à nous alourdir. Diélette tombait de sommeil. Elle était si lasse, qu’elle dormit cinq heures sans s’éveiller.

Ma grande inquiétude dans ce voyage était de savoir comment nous passerions la nuit; j’avais l’expérience du coucher à la belle étoile, et je n’étais pas tranquille en pensant au froid de cette saison; aussi, lorsque nous reprîmes notre chemin, il fut décidé que, sans avoir égard à la distance, longue ou courte, nous ne devions nous arrêter que quand nous aurions trouvé un bon endroit bien abrité. Nous le rencontrâmes au pied du mur d’un parc, où le vent avait amoncelé un gros tas de feuilles sèches. Comme il était à peine quatre heures lorsque nous fîmes cette découverte, j’eus tout le temps avant la nuit pour préparer notre lit.

Je ramassai dans le bois plusieurs brassées de feuilles mortes, et je les ajoutai à celles qui étaient contre le mur; je les tassai bien, et au-dessus j’appuyai dans les fentes des pierres, des branches que je fixai solidement en les enfonçant dans la terre; cela formait des espèces de chevrons, sur lesquels j’étendis la couverture : nous avions donc un lit et un toit.

Diélette se montra très satisfaite de cette construction. C’était très drôle, une chaumière dans les bois, ça ressemblait au Petit Poucet. Ah! si elle avait eu du beurre, elle aurait trempé la soupe; elle n’avait pas de beurre.

Cependant, lorsque après notre dîner, qui fut comme notre déjeuner, composé de croûtes, le soir commença à tomber, lorsque la lueur rouge restée au couchant s’éteignit, lorsque les oiseaux perchés dans les sapins feuillus ne firent plus entendre leurs cris, lorsque l’ombre emplit le bois, elle me parut moins rassurée.

– As-tu sommeil? me demanda-t-elle.

– Non.

– Eh bien, si tu veux, ne dors que quand je serai endormie; j’aurai moins peur.

Nous n’étions pas trop mal abrités sous notre couverture; cependant, par les trous qui étaient nombreux on voyait les étoiles briller au ciel, et, bien que tout fût endormi dans la nature, on entendait de petits bruits inexplicables qui nous avertissaient que nous n’étions pas dans une maison.

Assez longtemps, Diélette se retourna avec agitation; mais enfin la fatigue l’emporta, elle s’endormit. Très heureux d’être libéré de ma surveillance, je fis comme elle.

J’avais eu raison de craindre le froid; avant le matin il nous réveilla.

– As-tu froid? me demanda Diélette, lorsqu’elle me sentit remuer; moi, je suis glacée. Il n’y avait rien à faire, nous avions épuisé toutes les précautions; il fallait nous rendormir en attendant le jour.

Pour moi ce me fut impossible, j’étais transi, et, malgré tous mes efforts pour m’en empêcher, je tremblais de tout mon corps : j’entendais aussi autour de nous un bruit qui m’inquiétait; sur la terre, les feuilles craquaient comme si des milliers d’insectes les eussent piétinées.

– Entends-tu? demanda Diélette à voix basse. Malgré mon envie de la rassurer, il n’y avait pas moyen de répondre non; et d’ailleurs je commençais à n’être pas très rassuré moi-même. Je voulais être brave parce que j’avais à protéger ma camarade; seul, je me serais probablement sauvé.

Pendant plus d’une demi-heure, nous restâmes sans oser remuer; j’entendais les dents de Diélette claquer; notre lit de feuilles était agité par notre tremblement, et au-dehors toujours ce même craquement.

Cette continuité et cette égalité dans le bruit finirent par me rendre un peu de coeur; s’il avait été produit par quelqu’un ou par un animal il aurait varié; il fallait voir.

Je soulevai un peu la couverture : la blanche lumière de la lune qui tombait d’un ciel étoilé me montra qu’autour de nous tout était dans le même état. Enhardi, je posai la main sur les feuilles, afin de me pencher au-dehors et de voir plus loin; les feuilles craquèrent; elles étaient roides et prises par une couche compacte. C’était la gelée.

Cela nous rassura, mais ne nous réchauffa pas; au contraire, de savoir qu’il gelait, cela nous refroidit encore.

Tout à coup j’entendis Diélette se lever.

– Qu’as-tu?

– Mon réséda! mon réséda! il va geler et mourir. Elle le prit dans ses bras et le cacha sous sa cape pour le réchauffer. Quelle heure était-il? Étions-nous au matin ou seulement dans la nuit? La lune s’était abaissée; mais je ne savais pas l’heure de son coucher. Il devint bientôt impossible de rester sous notre abri; bien que nous fussions accroupis et serrés l’un contre l’autre, nous grelottions au point de pouvoir à peine parler. Nous décidâmes de nous remettre en route; au moins en marchant nous pourrions nous réchauffer. Il fallut replier le campement et le recharger sur notre dos;

mais une difficulté se présenta : Diélette voulut abriter son réséda, et elle ne trouva rien de mieux que de le tenir sous son manteau, ce qui, en lui paralysant un bras, était peu commode. Je proposai d’abandonner la plante, mais elle me répondit avec colère que je n’avais pas de coeur, et je n’osai pas insister.

Nous revoici donc sur la grande route, la nuit, par la gelée. Le voyage s’annonçait mal; cependant je n’osais pas faire part à Diélette de mes craintes; elle cheminait courageusement, et toujours elle avait quelque parole gaie qui faisait du bien.

Après une heure de marche dans la campagne, nous entendîmes les coqs chanter, et cela nous fit rire de penser qu’il allait bientôt être jour. Nous étions réchauffés, et nous nous racontions, en nous moquant mutuellement l’un de l’autre, nos frayeurs de la nuit; nous nous disputâmes un peu, et enfin il fut accordé que j’étais plus brave qu’elle, mais qu’elle était moins bête que moi.

De peur d’être poursuivis sur la route de Paris, où Lapolade devait nous chercher, s’il nous cherchait, nous avions pris celle qui de Blois va à Chartres; ce n’était, d’après mes études sur la carte, qu’un détour insignifiant.

Ce soir-là nous dépassâmes Châteaudun; la journée avait été chaude, mais le soir se rafraîchit, et nous prîmes le parti de demander à coucher dans une auberge; c’était se lancer dans une dépense considérable : cependant cela valait mieux que de mourir de froid.

– Quand nous n’aurons plus d’argent, dit Diélette, je chanterai dans les villages, et nous en gagnerons.

Elle dit cela bravement, comme une petite personne si parfaitement sûre de son affaire que sa confiance passa en moi.

Mais il n’est pas si facile que cela de gagner de l’argent en chantant; nous devions bientôt l’apprendre, et aussi comment il se dépense.

À deux lieues de Châteaudun, on voulut bien nous recevoir dans une auberge; et l’on nous demanda quarante sous pour notre nuit; encore fallut-il dire par-dessus le marché qui nous étions, où nous allions; heureusement j’avais une histoire préparée à ce sujet : nous allions à Chartres retenir une place pour notre caravane, qui nous suivait de près et qui passerait le lendemain ou le surlendemain.

Mentir n’allait ni à Diélette ni à moi; c’était une utile nécessité qui nous humiliait.

De Châteaudun à Chartres, la route coupe de grandes plaines nues, où l’on aperçoit seulement de loin en loin quelques villages au milieu des champs; mais sur la route elle-même il n’y a pour ainsi dire pas de maisons.

En arrivant à Bonneval, qui est un gros bourg, nous crûmes que nous allions faire fortune; mais on ne nous donna que trois sous; je ne compte pas comme générosité une potée d’eau que nous jeta sur la tête un monsieur qui faisait sa barbe, ni la poursuite d’un chien qu’un boucher lança contre nous et qui déchira la jupe de Diélette; tout n’est pas bénéfice dans le métier de chanteur.

– Si j’avais un loup, dit Diélette, et toi une flûte, nous gagnerions de l’argent; c’est drôle qu’on ne veuille donner qu’à ceux qui ont quelque chose.

Diélette avait un incroyable esprit de patience. Elle ne s’irritait ni contre ces déconvenues, ni contre les méchancetés.

Par bonheur, le soir nous n’eûmes pas d’auberge à payer : on nous reçut dans une ferme et l’on nous mit coucher dans une bergerie, où les moutons entretenaient une bonne chaleur, qui fit de cette nuit la meilleure de notre voyage. Le lendemain, au moment où nous repartions, la fermière montait en voiture pour aller au marché de Chartres; elle eut pitié de l’air fatigué de Diélette, et elle lui offrit une place; mais celle-ci refusa en me regardant d’une façon si expressive que la fermière, comprenant qu’elle ne voulait pas être bien quand je serais mal, nous fit monter tous deux.

En couchant ainsi, tantôt dans une ferme, tantôt dans une briqueterie, tantôt dans une auberge, nous arrivâmes, marchant tous les jours tant que nous pouvions, jusqu’à un petit hameau après Bièvre, et qui n’est qu’à trois lieues de Paris.

Il. était temps; nous n’avions plus que onze sous; les souliers de Diélette étaient en lambeaux; elle avait un pied écorché, qui la faisait terriblement souffrir toutes les fois qu’après un moment de repos nous nous remettions en marche, et nous étions si fatigués que nous levions les jambes comme si nous eussions traîné des semelles de plomb.

Cependant elle ne se plaignait pas, et tous les matins elle était la première prête à partir.

Nos onze sous ne nous permettaient pas de coucher dans une auberge, mais nous avions eu la chance de rencontrer à Saclay un carrier avec qui nous fîmes route, et qui nous avait donné asile dans son écurie.

– Il faut partir demain de bonne heure, dit Diélette, c’est la Sainte-Eugénie et je veux arriver à temps pour souhaiter la fête à maman; je lui donnerai mon réséda.

Pauvre réséda! il était bien dépouillé, déchiqueté, jauni, mais enfin il était encore à peu près vivant, et quelques brins plus vivaces témoignaient de ce qu’il avait été.

Nous partîmes quand le carrier vint arranger ses chevaux, c’est-à-dire dès le petit matin.

Le temps nous avait été jusque-là, par miracle, favorable, froid la nuit et beau le jour; mais quand nous sortîmes de l’écurie, il nous sembla que le froid était devenu plus vif. Cependant le ciel était couvert; pas une seule étoile, et, du côté de l’orient, au lieu des belles teintes rouges et cuivrées auxquelles nous étions habitués depuis le commencement de notre voyage, de lourds nuages de couleur grise. Avec cela un vent du nord qui arrachait et entraînait les feuilles mortes. Parfois elles arrivaient à notre rencontre en bataillons si pressés, qu’elles semblaient vouloir nous barrer le chemin. Diélette avait grand-peine à maintenir sa cape sur le réséda. Le jour se leva, mais sombre et livide.

– Le soleil fait relâche, tant mieux : il n’éclairera pas nos guenilles, dit Diélette, qui trouvait consolation à tout.

– Sois tranquille, le ciel les lavera avant Paris. Je croyais à la pluie, ce fut la neige qui nous arriva. D’abord elle tomba en petits papillons, qui passaient emportés par le vent; puis bientôt ces papillons grossirent et devinrent un essaim compact et serré. La bise nous les fouettait si rudement à la figure qu’ils nous aveuglaient. Nous avions fait à peine une lieue. Les bois, de chaque côté, bordaient la route; il fallut y chercher un abri, car nulle part, au loin, nous n’apercevions de maison, et malgré notre

hâte d’arriver à Paris, il était impossible de marcher contre cette tempête neigeuse.

Des talus de fossé, surmontés de charmilles encore garnies de leurs feuilles séchées sur les branches, coupaient çà et là les bois; nous nous blottîmes au pied d’un de ces talus. Il nous protégea assez longtemps; mais la neige, entraînée par les rafales, rasait la terre comme un nuage de poussière blanche et elle ne s’arrêtait que lorsqu’elle rencontrait un obstacle : bientôt elle dépassa la crête du talus et elle retomba du côté où nous étions appuyés; elle nous arrivait en tourbillons sur la tête et nous glissait dans le cou, où elle fondait. Je voulus nous garantir au moyen de la couverture; le vent l’eut bien vite roulée.

Nos vêtements n’étaient plus que des loques : ils nous protégèrent mal contre le froid. Je vis Diélette bleuir, et elle commença à grelotter; elle se serra contre moi, mais j’avais trop froid moi-même pour la réchauffer. La neige qui m’entrait en poussière dans le cou coulait en eau dans mes souliers; j’étais plus mouillé que si je m’étais jeté dans la rivière.

Pendant deux heures il fallut rester dans cette position sans que le vent faiblît. La neige semblait ne pas tomber du ciel; elle filait horizontalement, rapide comme des milliers de flèches blanches; parfois il se faisait des remous et elle remontait en tournoyant.

Diélette cependant n’avait pas abandonné son réséda; elle le tenait serré contre elle, abrité sous sa cape; mais la neige, qui se glissait à travers ses vêtements, pénétrait partout; quand elle vit qu’elle s’était entassée sur la terre du pot, où elle ne fondait pas, elle voulut me le donner.

– Que veux-tu que j’en fasse?

– Tâche de me le sauver, je t’en prie.

Cela me fâchait de voir qu’elle se donnait tant de mal pour cette plante. Je haussai les épaules en lui montrant ses doigts raidis par le contact du pot.

– Ah! dit-elle avec colère, pourquoi ne m’as-tu pas dit tout de suite de le jeter?

Nous étions dans une situation où les querelles vont vite; nous échangeâmes quelques paroles de colère, les premières entre nous, puis, nous taisant tous les deux, nous nous mîmes à regarder droit devant nous la neige tomber.

Mais bientôt je sentis sa main qui cherchait la mienne.

– Veux-tu que je le jette? dit-elle tristement.

– Tu vois bien qu’il est mort, ses feuilles sont noires et molles.

Elle ne répondit rien, mais je vis des larmes monter dans ses yeux.

– Oh! maman, dit-elle, je ne lui apporterai donc rien.

– Gardons-le, lui dis-je, et je pris le pot. La neige tombait toujours; mais le vent se calmait; insensiblement il cessa tout à fait et alors la neige se mit à s’épaissir en gros flocons; en peu d’instants la terre fut couverte d’un épais drap blanc qui nous montait aux jambes comme si la neige eût voulu nous ensevelir lentement dans ce linceul glacé. Cela dura plus d’une heure. Les arbres se courbaient sous la charge de la neige. Sur notre couverture, qui nous protégeait tant bien que mal, nous sentions un poids de

plusieurs livres. Tassés l’un contre l’autre, nous ne bougions pas, nous ne parlions pas; le froid nous avait paralysés, et je crois bien que ni l’un ni l’autre nous n’avions bien conscience du danger de notre position.

Enfin les flocons de neige devinrent plus petits, plus légers, et il y eut un arrêt. Le ciel était d’un noir d’ardoise; c’était la terre blanche qui l’éclairait.

– Marchons, dit Diélette. Nous regagnâmes la grande route : nous enfoncions dans la neige jusqu’à mi-jambes; il n’y avait, aussi loin que nous pouvions voir, ni voitures sur le chemin ni paysans dans la plaine; les seuls êtres vivants qu’on rencontrât dans ce désert étaient des pies qui, perchées sur les arbres des fossés, semblaient, par leurs cris, se moquer de nous quand nous passions devant elles. Après avoir traversé un village, nous arrivâmes au haut d’une côte, et nous aperçûmes un nuage de fumée planant au-dessus d’une ville immense, qui s’étalait confusément entre

deux collines blanches; un ronflement confus, quelque chose comme le murmure de la mer arriva jusqu’à nous.

– C’est Paris, dit Diélette. Nous eûmes moins froid, nous nous sentîmes moins épuisés. Sur la route on voyait des voitures qui se dirigeaient vers la ville. Mais nous n’étions pas encore arrivés; quand nous fûmes descendus dans la plaine et que nous ne vîmes plus devant nous ce but tant désiré, la lassitude, l’épuisement nous revinrent.

Nous glissions à chaque pas et nous n’avancions guère; nos vêtements mouillés fumaient sur notre corps.

La neige de la route devint moins blanche, puis ce ne fut plus qu’une boue noire : les voitures que nous croisions ou qui nous dépassaient se suivaient dans un continuel défilé; les maisons succédaient aux maisons, et dans les champs on apercevait çà et là de grandes roues noires avec des tas de pierres autour. Malgré son énergie, Diélette fut forcée de s’arrêter; la sueur lui coulait du front, elle boitait très fort. Je balayai la neige qui recouvrait un banc placé à la porte d’une maison, et elle s’assit.

– Demande donc si nous en avons encore pour longtemps, me dit-elle en voyant passer un charretier.

– Où allez-vous? dit celui-ci lorsque je lui eus adressé cette question.

– À la Halle.

– Eh bien! vous en aurez au moins pour une heure et demie, grandement.

– Jamais je ne pourrai, dit-elle en entendant cette réponse. Elle était livide, ses yeux étaient éteints, elle haletait péniblement. Je fus obligé de la relever, elle voulait rester sur ce banc, où le froid nous avait déjà saisis : je lui parlai de sa maman, elle retrouva du courage. Nous allions arriver, nous n’avions plus besoin de tous nos bagages, je les abandonnai sur le

banc, et je lui dis de s’appuyer sur moi. Nous nous remîmes en marche.

– Tu verras comme maman t’embrassera, disait-elle, et puis du bon bouillon, des gâteaux; moi d’abord je resterai couchée huit jours sans me lever.

À la barrière, je demandai le chemin de la Halle. On nous dit d’aller tout droit jusqu’à la rivière. Les rues de Paris étaient encore plus sales et plus glissantes que la grande route : il y avait des gens qui s’arrêtaient pour nous regarder passer; au milieu de la foule et des voitures, ahuris, mouillés, crottés, déguenillés, nous devions avoir l’air de deux oiseaux perdus; Diélette avait repris des forces dans l’espérance, nous avancions encore assez vite.

Arrivés à la Seine, on nous envoya au Pont-Neuf, et en allant tout droit nous tombâmes sur Saint-Eustache.

Quand nous aperçûmes le cadran doré, je sentis Diélette frissonner contre moi.

– L’horloge, dit-elle, voilà l’horloge.Ce ne fut qu’un éclair de joie.

– C’est bien l’horloge pourtant, mais je ne retrouve pas

les maisons. Nous fîmes le tour de l’église.

– Nous nous sommes trompés; ce n’est pas Saint-

Eustache, dit-elle. Je demandai de nouveau où nous étions : on me répondit :

– À Saint-Eustache.

Diélette avait les yeux égarés : elle ne pouvait plus parler, elle bégayait.

– Cherchons dans toutes les rues qui débouchent sur l’horloge, lui dis-je. Elle se laissa conduire, mais elle n’avait plus cette ardeur

qui, en arrivant, avait secoué sa fatigue. Elle ne reconnut aucune de ces rues.

En face de l’église il y avait un grand espace de terrain où les maisons étaient démolies et où des ouvriers travaillaient.

– C’était là, dit-elle, en fondant en larmes, là!

– Demandons.

– Quoi? le nom de la rue, je ne le sais pas; le nom de maman, je ne le sais pas; mais la maison, je l’aurais si bien reconnue!

De plus forts que nous n’auraient pas résisté à ce coup. Tant de fatigues, tant d’épreuves, une espérance si ferme! Nous restions contre l’église, nous regardant tous deux, hébétés, effarés, et la foule, compacte en cet endroit, nous coudoyait et nous poussait; il y avait des passants qui s’arrêtaient pour examiner curieusement ces deux pauvres petits paquets de guenilles qui faisaient là une si étrange figure.

Moins profondément atteint dans mes espérances, moins épuisé surtout que Diélette, je retrouvai le sentiment, et, la prenant par le bras, je la menai dans un grand bâtiment couvert, où étaient entassés des légumes de toutes sortes. Il y avait dans un coin des paniers vides; je la fis asseoir sur un de ces paniers; elle se laissait conduire comme une idiote. Je ne trouvais rien à lui dire, ses lèvres étaient une goutte de sang, et elle tremblait de tout son corps.

– Tu as mal?

– Ah! maman, dit-elle, et sans qu’elle pleurât précisément, de grosses larmes se fixèrent dans le coin de ses yeux.

Autour de nous, c’était un va-et-vient continuel : des gens criaient, se disputant, vendant, achetant, apportant, emportant, le brouhaha, le tumulte, l’activité de la Halle.

On ne tarda pas à tourner autour de nous : à voir ces deux enfants si misérables dans leur costume, si pâles, si fatigués, dont l’un pleurait sans cesse, la curiosité s’éveilla.

– Qu’est-ce que vous faites là? demanda une grosse femme.

– Nous nous reposons.

– On ne se repose pas ici. Sans rien répliquer, je pris Diélette par la main pour la faire lever et nous en aller : où? je n’en savais rien. Mais elle

me regarda avec une expression de lassitude et de découragement si éloquente, que la grosse femme eut pitié.

– Tu vois bien qu’elle est trop fatiguée, dit-elle; n’as-tu pas honte de la faire marcher?

De questions en questions, j’en vins à lui conter pourquoi nous étions là, c’est-à-dire que nous arrivions de loin pour trouver la mère de Diélette, et que la maison était démolie.

– En voilà une histoire! fit-elle lorsque j’eus achevé ces explications; et elle appela d’autres femmes, qui vinrent nous entourer.

– Alors tu ne sais ni le nom de sa mère ni le nom de la rue? me dit une femme lorsque j’eus recommencé mon récit; dites donc, vous autres, connaissez-vous ça : une lingère qui demeurait dans une des rues démolies?

Ce fut alors une confusion de demandes, de réponses, d’explications; mais on n’arriva à rien de précis : depuis huit ans, comment retrouver un indice? Les rues étaient démolies depuis longtemps déjà; des lingères, il y en avait par centaines; laquelle était la mère de Diélette? où demeurait-elle? où la chercher? Le chaos.

Pendant tous ces propos, Diélette avait pâli encore; son tremblement avait augmenté; on entendait ses dents claquer.

– Vous voyez bien que cette petite est gelée, dit une des femmes; viens, mon petit coeur, tu vas te mettre sur ma chaufferette.

Elle nous fit entrer dans sa boutique, où deux ou trois femmes nous suivirent, tandis que les autres regagnaient leur étal en discutant.

Elle ne se contenta pas de la chaufferette, elle nous fit apporter deux tasses de bouillon, et, quand elle nous eut réchauffés et réconfortés, elle me mit vingt sous dans la main.

C’était beaucoup pour elle, mais combien peu pour nous dans notre terrible situation! Où aller? que faire, maintenant? Pour moi, je n’avais qu’à continuer ma route jusqu’au Havre; mais Diélette? Elle sentait elle-même à quelle extrémité elle était réduite, car lorsque nous nous retrouvâmes dans la rue, son premier mot fut :

– Où allons-nous?

L’église était devant nous; la neige qui recommençait à voltiger dans l’air glacial rendait la rue inhabitable.

– Là, dis-je, montrant la porte de l’église. Nous entrâmes; une bonne atmosphère chaude nous enveloppa; l’église était silencieuse, quelques rares personnes

étaient seulement agenouillées dans les chapelles. Nous nous réfugiâmes dans la chapelle la plus sombre.

– Mon Dieu! mon Dieu! murmurait Diélette.

– Écoute, dis-je à voix basse, puisque tu ne peux pas retrouver ta maman, il faut que tu ailles trouver la mienne.

– Au Port-Dieu?

– Oui; tu ne veux pas retourner chez Lapolade, n’est-ce pas? tu en as assez de la banque; eh bien! il faut aller chez maman. Tu travailleras avec elle, elle t’apprendra son métier; quand je reviendrai de la mer, je vous trouverai toutes les deux. Tu verras que maman t’aimera bien. Et puis, si tu es avec elle, je serai plus tranquille, elle s’ennuiera moins; si elle est malade, tu la soigneras.

Diélette était la franchise même; elle accepta avec une joie qui, mieux que toutes les paroles, montrait combien vivement elle sentait l’horreur de sa position. Elle ne fit qu’une objection :

– Ta mère ne voudra pas de moi.

– Pourquoi?

– Parce que j’ai été saltimbanque.

– Eh bien! et moi, je l’ai été aussi.

– Toi, ce n’est pas la même chose, dit-elle tristement. C’était beaucoup de savoir où aller, mais ce n’était pas tout qu’un but, il fallait y arriver. L’avenir nous paraissait assuré, mais le présent! Je ne me rendais pas bien compte de la distance de Paris à Port-Dieu, je sais seulement que c’était bien loin. En abandonnant à Montrouge ce que nous portions, comme le navire qui jette sa cargaison à la mer pour s’alléger et ne pas couler bas, j’avais heureusement conservé ma carte routière; je la tirai de ma poche, et la dépliant sur une chaise,

je me mis à l’étudier; je vis que pour sortir de Paris il fallait longer la Seine.

C’était là l’essentiel pour le moment; plus tard j’étudierais le reste de la route.

Mais comment la faire, cette route, quand nous n’avions pas de chaussures aux pieds, plus de vêtements sur le corps, et vingt sous seulement dans notre poche? Comment l’entreprendre dans l’état de fatigue où nous étions, surtout avec Diélette, qui, à chaque instant, semblait prête à défaillir? Elle pâlissait tout à coup et tout à coup aussi elle rougissait; le frisson ne la quittait pas. Comment nous exposer à passer la nuit dehors par ce froid et cette neige, quand le matin, en plein jour, nous avions de si peu échappé à la mort?

– Pourras-tu faire le chemin? dis-je à Diélette.

– Je ne sais pas; en venant ici, je voyais ma maman, ça me donnait du coeur, je ne vois pas la tienne.

– Que faites-vous ici? dit une voix derrière nous.

La carte était étalée sur la chaise, il était bien évident qu’elle ne nous servait pas de livre de prières.

– Allons vite, sortez. Il fallut obéir et marcher devant le suisse, qui grommelait entre ses dents. La neige ne tombait pas, mais le vent soufflait; il était glacial. Nous reprîmes la rue par laquelle nous étions arrivés. Diélette pouvait à peine se traîner : pour moi, remis par le bouillon que j’avais avalé, excité surtout par l’inquiétude, je

ne me sentais pas trop fatigué. Nous n’avions pas marché dix minutes qu’elle s’arrêta.

– Je ne peux plus, dit-elle; tu vois comme je tremble; le coeur me manque, j’ai mal dans la poitrine, je crois bien que je suis malade.

Elle voulut s’asseoir sur une borne; cependant, après quelques minutes de repos, elle se releva.

Arrivés à la Seine, nous tournâmes à droite; les quais étaient à perte de vue couverts de neige, et la blancheur de cette bordure rendait l’eau de la rivière presque noire; les passants, enveloppés dans leurs manteaux, marchaient rapidement, des enfants faisaient des glissades sur les trottoirs déserts.

– Est-ce loin? demanda Diélette.

Quoi?

– Où nous allons coucher.

– Je ne sais pas; marchons toujours.

– Mais je ne peux plus marcher; tiens, Romain, abandonne-moi là, laisse-moi mourir, conduis-moi dans un coin.

Je la pris par le bras : je voulais sortir de Paris; il me semblait que, dans la campagne, nous pourrions peut-être trouver une briqueterie, une maison abandonnée, une auberge, un refuge, tandis que dans les rues pleines de ce monde, où chacun passait en se dépêchant, où il y avait des sergents de ville qui vous regardaient d’une façon si dure, je me sentais perdu.

Nous marchâmes encore près d’un quart d’heure, mais sans avancer, c’est-à-dire que, si nous n’étions plus au milieu des maisons, nous nous trouvions pris d’un côté entre un parapet, de l’autre entre un mur immense dont on ne voyait pas le bout; au-dessus de ce mur il y avait des arbres poudrés de neige, et des soldats qui montaient la garde. Diélette ne se soutenant plus, à vrai dire, je la portais; malgré le froid, la sueur me coulait du front, autant de fatigue que d’inquiétude. Je sentais bien qu’elle était à bout de forces, malade. Qu’allions-nous devenir?

Diélette m’abandonna le bras et s’assit ou plutôt s’affaissa sur le trottoir, dans la neige; je voulus la relever, elle ne se tint pas sur ses jambes et se laissa retomber.

– C’est fini, dit-elle faiblement. Je m’assis près d’elle et tâchai de lui faire comprendre qu’il fallait marcher encore. Elle était comme une chose inerte, ne me répondant pas, ne m’écoutant pas; ses mains seules semblaient encore vivantes, elles brûlaient comme des charbons. Au bout de quelques minutes, la peur commença à me prendre; personne ne passait; je me relevai pour regarder au loin; rien que ces deux lignes de pierre et au milieu la neige blanche. Je la priai, la suppliai de se relever; elle ne me répondit pas. Je voulus la porter, elle se laissa faire; mais au bout de quelques pas, je fus obligé de me reposer : je ne pouvais pas. Elle se laissa glisser à terre. Je m’assis auprès d’elle. C’était fini; il fallait mourir là. Sans doute, dans son accablement, elle avait conscience de notre position, car elle se pencha contre moi, et doucement de ses lèvres glacées et tremblantes, elle m’embrassa. Cela me fit monter les larmes aux yeux et mon coeur se serra.

J’espérais cependant que les forces allaient lui revenir, et que nous pourrions continuer; mais elle ne fit pas un mouvement; les yeux clos, elle se laissa aller contre moi; si elle n’avait pas été secouée par un tremblement saccadé, j’aurais cru qu’elle était morte.

Deux ou trois passants, surpris de nous voir ainsi affaissés dans la neige, s’arrêtèrent indécis pour nous regarder, puis ils continuèrent leur chemin.

Il fallait prendre un parti; je me décidai à demander secours à la première personne qui se présenterait. Ce fut un sergent de ville, et lui-même m’interpella en me demandant pourquoi nous restions là. Je lui dis que ma petite soeur était malade et qu’elle ne pouvait plus marcher.

Ce fut alors des questions et puis des questions. Quand je lui eus dit (c’était l’histoire que j’avais préparée) que nous allions chez mes parents au Port-Dieu, bien loin au bord de la mer, que nous marchions depuis dix jours, il ouvrit de grands yeux.

– Allons, dit-il, cette enfant va mourir là; il faut venir au poste.

Mais Diélette, de plus en plus faible, ne put pas se lever; elle n’avait pas pu marcher quand je l’en priais, elle ne marcha pas davantage quand le sergent de ville l’ordonna.

Alors il la prit dans ses bras et me dit de le suivre. Nous nous mîmes en route. Au bout de cinq minutes, il fut rejoint par un de ses camarades à qui il raconta ce que je lui avais dit; celui-ci prit Diélette à son tour, et bientôt nous arrivâmes devant une maison à la porte de laquelle était suspendue une lanterne rouge. Dans une grande salle, autour d’un poêle qui ronflait, il y avait plusieurs sergents de ville.

Comme Diélette ne pouvait pas répondre, ce fut moi qu’on interrogea. Je recommençai mon récit.

– Je crois bien qu’elle est morte, dit un des gens de police.

– Non, mais elle n’en vaut guère mieux, il faut la porter au bureau central.

– Et toi, me demanda le chef, qu’est-ce que tu vas faire;

as-tu des moyens de subsistance? Je le regardai sans comprendre.

– As-tu de l’argent?

– J’ai vingt sous.

– Bon! tâche de filer ce soir; si l’on te trouve dans les rues, tu seras arrêté.

On déposa Diélette sur une civière; on la roula dans des couvertures; on ferma sur elle les rideaux et deux hommes l’emportèrent.

J’étais abasourdi. Je ne pouvais pas croire qu’elle fût si malade : je voulais savoir... Et les gens de police qui menaçaient de m’arrêter s’ils me rencontraient dans la rue. Néanmoins, je les suivis. J’obtins d’eux que je pourrais les suivre.

Après avoir marché assez longtemps et traversé la Seine, ils s’arrêtèrent sur une place au fond de laquelle se dressait une grande et belle église; on me laissa entrer avec eux; un monsieur en habit noir ouvrit les rideaux de la civière. Diélette était rouge comme un coquelicot.

Il l’interrogea assez doucement; je m’avançai et répondis pour elle, en recommençant pour la troisième fois mon récit.

– Bien, dit-il, refroidissement, fatigue extrême, c’est unefluxion de poitrine. À Jésus.

Il écrivit quelques mots sur un papier, et nous nous remîmes en marche. Sur la neige glissante, les porteurs avançaient difficilement; quand ils se reposaient, je m’approchais de la civière et parlais Diélette; quelquefois elle me répondait d’une voix dolente, d’autres fois elle ne me répondait pas.

Cette nouvelle course dura plus longtemps encore que la première. Enfin, dans une rue où les passants n’étaient pas nombreux, on s’arrêta devant une porte verte; puis on entra dans une pièce assez sombre : des hommes en tablier blanc s’approchèrent.

Diélette comprit sans doute, comme je le comprenais moi-même, que le moment de la séparation était venu; elle écarta le rideau et, me regardant avec ses yeux qui étincelaient :

– M’abandonnes-tu? me dit-elle.

Je ne pensai qu’à Diélette, à son isolement; je ne vis qu’elle, étendue sur cette misérable civière et me suppliant :

– Non, lui dis-je. Elle eut à peine le temps de me remercier d’un regard, mais quel regard! On l’enleva.

Je restais stupide, anéanti, sans bouger de place, quand le concierge me dit que je devais m’en aller.

– Est-ce que je ne pourrai pas la voir?

– Si : le dimanche et le jeudi.Et la porte me fut poussée sur les talons.La nuit allait bientôt venir, et déjà, dans quelques

maisons, les lumières étaient allumées. La première question qui se posa devant moi fut de savoir où coucher; quant à chercher comment vivre à Paris, en attendant que Diélette fût guérie, je m’en inquiéterais le lendemain. Je n’étais plus au temps où il me fallait un plan bien arrêté avec toutes les précautions prises; l’habitude de la misère présente rend assez insensible aux choses de l’avenir.

Bien que tendu sur une seule idée, mon esprit ne trouvait pas de solution; je ne savais pas que dans cette grande ville il y avait des milliers de misérables comme moi, qui, à cette même heure, ne savaient où ils coucheraient et qui cependanttrouvaient à coucher et peut-être à dîner. Élevé aux champs, je ne trouvais que des moyens à la portée d’un paysan, une grange, une écurie, une meule de foin; or, dans le quartier où je marchais, je ne voyais rien de tout cela; des maisons, des murs et puis des maisons!

J’avais tourné à droite, en sortant de l’hospice à l’encoignure de la rue, je lus : Rue de Sèvres, et me trouvai sur un large boulevard planté de grands arbres. Où conduisait-il? je n’en savais rien; peu m’importait! Puisque je n’avais pas de but, autant cette route qu’une autre. J’allais lentement, car, épuisé de fatigue, je commençais à ne plus pouvoir me traîner; mes pieds sans chaussures et plongés dans la neige depuis le matin étaient devenus insensibles comme s’ils eussent été morts. Sur la contre-allée du boulevard, des enfants avaient fait une glissade; je m’arrêtai machinalement pour les regarder.

Parmi ceux qui passaient devant moi, quelle ne fut pas ma surprise de trouver une figure connue, c’était un enfant nommé Biboche, que j’avais vu à Falaise, où il appartenait à la troupe Vignali. Sa baraque touchait celle de Lapolade et nous avions joué ensemble.

Comme j’étais le seul spectateur, il me regarda et me reconnut. Il vint à moi.

– Tiens, qu’est-ce que tu fais à Paris? Est-ce que votre lion est arrivé? J’irai voir Diélette..

Je lui dis que j’avais quitté Lapolade, que j’étais à Paris depuis le matin seulement, et très embarrassé, car je ne savais où coucher; je ne parlai pas de Diélette, et je terminai en lui demandant s’il croyait que dans sa troupe on voulut m’engager.

– Bien sûr qu’on voudra bien si tues bon zigue; es-tu bon zigue?

Je ne me rendais pas bien compte des qualités qu’il fallait avoir pour être un bon zigue; cependant comme je voyais un lit, je répondis que je croyais avoir ces qualités.

– Alors, tape là, dit Biboche.

– Et le patron?

– Est-il loffe, ce môme-là! C’est moi qui engage; tu es de notre troupe; je t’apprendrai à grinchir.

Je ne connaissais pas cette langue nouvelle; sans doute c’étaient des mots parisiens; je ne voulais pas paraître trop étonné, bien que je fusse étrangement surpris de voir Biboche, qui n’avait pas onze ans et qui était gros comme un furet, chef de troupe.

– Tu as froid? dit Biboche, voyant que je tremblais, eh bien! viens te réchauffer.

Il me conduisit chez un marchand de vin, où il me fit boire un verre de vin chaud.

– Maintenant que te voilà réparé, en route pour souper. Au lieu de nous diriger vers le centre de Paris qui était à

notre droite, nous tournâmes à gauche et pendant longtemps nous marchâmes dans des rues où il n’y avait que de rares

passants et où les maisons avaient un aspect malpropre et pauvre.

Biboche vit ma surprise.

– As-tu cru que je t’offrais l’hospitalité aux Tuileries? dit-il en riant.

Ce ne fut point en effet aux Tuileries qu’il me conduisit, mais dans une plaine; la nuit était tout à fait tombée; mais avec elle n’était pas venue une complète obscurité. Nous quittâmes la route et prîmes à travers champs dans un sentier frayé. Au bord d’une excavation, Biboche s’arrêta :

– C’est ici, me dit-il; donne-moi la main et prends garde de tomber.

Nous descendîmes dans une espèce de carrière; puis, après quelques détours au milieu de quartiers de roche, nous entrâmes dans une galerie sous terre : Biboche tira de sa poche un rat-de-cave et l’alluma; j’étais de plus en plus étonné.

– Encore une minute, dit-il, et nous arrivons.En effet, presque aussitôt j’aperçus une lueur rouge qui

éclairait la carrière; c’était un brasier de charbon : auprès, était étendu un enfant de l’âge de Biboche.

– Encore personne? demanda celui-ci.

– Non.

– C’est bon, voilà un ami, tâche de lui trouver des souliers, il en a besoin.

L’enfant s’éloigna et revint presque aussitôt avec une provision de chaussures; c’était à croire que j’étais dans une boutique de cordonnier.

– Choisis, dit Biboche, et, si tu as l’habitude des chaussettes, ne te gêne pas, on va t’en donner; tu n’as qu’à demander.

Je ne saurais dire quel bien-être j’éprouvai lorsque mes pieds endoloris et glacés se réchauffèrent dans de bonnes chaussettes de laine et dans des souliers tout neufs.

J’achevais de me chausser quand deux autres enfants arrivèrent, puis un troisième, puis un quatrième, puis trois autres encore : en tout, neuf.

Biboche me présenta :

– C’est un ami que j’ai connu dans la banque, dit-il, c’est un bon zigue. Et vous autres, allons, qu’est-ce qu’on a fait?

Chacun alors vida ses poches autour du brasier; l’un apportait un jambon, un autre des bouteilles; il y en eut un qui tira de sa poche une petite bouteille avec un biberon en argent.

Il y eut dans la troupe une exclamation générale, des rires, des moqueries.

– C’est bon, dit Biboche, il boira dedans. Tout le monde s’assit au bord du brasier, non sur des chaises, mais simplement par terre. Biboche me fit les honneurs du souper et je fus servi le

premier. Il y avait longtemps que je n’avais vu pareille abondance, et je dois même dire que ni à la maison, ni chez

M. de Bihorel, je n’avais jamais pris part à un pareil festin; après le jambon on entama une dinde froide, et après la dinde un pâté de foie gras. J’avais une si belle faim que je fis l’admiration de la troupe.

– À la bonne heure! dit Biboche, résumant l’impression de tous, c’est plaisir d’inviter des amis qui tortillent comme ça.

Mais la nourriture, la chaleur et surtout la fatigue ne tardèrent pas à m’alourdir.

– Tu as sommeil, dit Biboche en voyant que mes yeux se fermaient, ne te gêne pas; je regrette de n’avoir ni pieu ni galette à t’offrir, mais tu dormiras bien tout de même, n’est­ce pas?

À quoi un pieu et une galette pouvaient-ils m’être utiles pour me coucher? Je n’osais pas le demander; c’était encore là sans doute des mots distingués qui n’ont pas cours en province.

– Un verre de punch, dit Biboche, et bonne nuit! Je refusai le verre de punch, ce qui parut étonner

considérablement la société, et demandai à Biboche de me dire où je pouvais me coucher.

– Je vais te conduire. En effet, il alluma une chandelle au brasier et, passant devant moi, il me mena dans une galerie latérale de la carrière.

Il y avait une épaisse couche de paille par terre et dessus deux ou trois couvertures de laine.

– Dors bien, dit-il, demain nous causerons; et il me laissa en emportant la chandelle.

Je n’étais pas trop rassuré dans cette carrière, dont mes yeux ne pouvaient pas sonder la profondeur; en même temps que j’étais très intrigué de savoir ce qu’étaient mes nouveaux camarades; ces poches pleines, le jambon, le biberon, tout cela me semblait louche. Mais mon accablement était tel, que la fatigue l’emporta sur l’inquiétude; à peine roulé dans ma couverture, le sommeil me prit. « Nous caserons demain », avait dit Biboche; le lendemain il serait temps de s’expliquer. J’avais un abri, j’avais bien soupé; la journée avait été assez rude pour ne pas la prolonger; je m’endormis sans être troublé par les cris de la troupe que j’entendais boire et rire à quelques pas de moi.

Le lendemain, ce fut Biboche qui m’éveilla, car sans lui j’aurais probablement dormi vingt-quatre heures.

– Tiens, dit-il, voilà des frusques, habille-toi. Je me débarrassai de mes haillons et j’endossai les vêtements qu’il avait jetés sur la paille; ils se composaient d’un pantalon et d’une veste taillés dans une bonne laine épaisse et douce.

Une faible lueur blanche tombait de la voûte; c’était le jour qui filtrait difficilement jusqu’à cette profondeur.

– Mon bonhomme, dit Biboche pendant que je procédais à ma toilette, j’ai pensé à toi et voici ce que j’ai trouvé. Tu n’es pas malin dans le métier, n’est-ce pas?

– Pas trop.

– Je m’en doutais : ça se voit tout de suite; si tu voulais, sans apprentissage, travailler comme nous, il t’arriverait malheur. Pour empêcher cela; je vais te mettre avec un bon garçon et tu lui serviras de raton.

Malgré mon désir de ne pas me déshonorer en montrant que je n’étais pas au courant de la langue parisienne, il m’était impossible de laisser passer ce mot sans explication : puisque je devais être un raton, je devais avant tout savoir ce que c’était.

– Es-tu habillé? dit Biboche en voyant que je le regardais.

– Oui.

– Eh bien, nous allons déjeuner et je te conduirai après chez mon ami.

Je le suivis; le brasier était éteint et il ne restait aucune trace du festin de la veille. Le jour, un peu plus vif, parce que nous étions plus rapprochés de l’ouverture, laissait voir seulement deux piliers qui soutenaient la voûte et, çà et là, des amas de pierre.

Dans un creux de la paroi, Biboche prit une bouteille, du pain et un débris de jambon.

– Cassons une croûte, dit-il, nous déjeunerons chez ton

nouveau patron. Je pris mon courage à deux mains.

– Ne te moque pas de moi, lui dis-je, tu sais, je ne suis pas de Paris, explique-moi donc ce que c’est qu’un raton.

Cette demande le mit dans une telle gaieté, qu’il faillit s’étouffer en riant.

– Sont-ils loffes dans ton pays! dit-il. Eh bien, mon bonhomme, un raton est un môme, autrement dit un enfant comme toi et moi, pas trop lourd et alerte. Tu ne sais peut-être pas non plus comment beaucoup de marchands ferment leurs boutiques pendant qu’ils sont à manger dans leur cuisine?

Bien que ne comprenant nullement quel rapport pouvait exister entre ces deux idées, je répondis que je ne savais pas en effet comment les marchands ferment leurs boutiques.

– Avec une petite barrière basse, poursuivit Biboche, me passant la bouteille de vin, qu’il avait vidée à moitié; cette

barrière est retenue par un ressort qui correspond à une sonnette; si quelqu’un entre, il faut qu’il pousse la barrière, alors la sonnette sonne, et le marchand, qui est bien tranquille dans son arrière-boutique ou dans sa cuisine, vient voir qui est là. Devines-tu maintenant à quoi sert le raton?

Pas du tout; à moins qu’il ne soit chargé de remplacer la sonnette.

Biboche retomba dans un accès de rire, qui cette fois l’étouffa bel et bien. Quand il eut fini de tousser, il m’allongea une bonne taloche :

– Si tu en dis encore de pareilles, fit-il, préviens-moi, tu me ferais mourir. Au lieu de remplacer la sonnette, le raton est chargé de l’empêcher de sonner; pour cela, on le passe par-dessus la barrière, il va sans bruit et en rampant au tiroir, enlève la caisse, la donne à celui qui est en dehors; celui-ci le reprend au bout des bras, le fait repasser par-dessus la barrière, et voilà : le marchand est rincé sans le savoir. Ça te va-t-il?

J’étais abasourdi.

– Mais c’est voler, ça!

– Eh bien?

– Mais tu es donc un voleur, toi?

– Eh bien! et toi, tu es donc un imbécile? Je restai sans répondre; je pensais à ce que j’avais vu la veille, et me disais que Biboche avait bien raison de

m’appeler imbécile. Cependant il fallait se décider :

– Écoute, lui dis-je, si tu as compté sur moi pour cela, tu t’es trompé.

Cette fois il n’éclata pas de rire, mais il entra dans une colère furieuse : je l’avais trompé; s’il me laissait partir, je le dénoncerais.

– Eh bien, non! s’écria-t-il, tu ne me dénonceras pas et tu ne partiras pas d’ici.

– Je partirai. Avant que j’eusse pu en dire davantage, il s’élança sur moi; mais s’il était plus souple et plus alerte, j’étais plus fort; la lutte ne fut pas longue : après le premier moment de

surprise, où il m’avait renversé, je pris le dessus, et le maintenant sous moi :

– Veux-tu me laisser partir?

– Me vendras-tu?

– Non.

– Jure-le.

– Je le jure.
Je me relevai.

– Tu sais que tu n’es qu’un imbécile, dit-il avec rage, un vrai imbécile; tu verras si tu vivras avec ton honnêteté; si tu ne m’avais pas rencontré hier tu serais mort aujourd’hui, et, si tu es encore vivant, c’est parce que tu as mangé du jambon volé, c’est parce que tu as bu du vin volé; si tu n’as pas les pieds gelés, c’est parce que je t’ai donné des souliers volés; si tu ne meurs pas de froid en sortant d’ici, ce sera parce que tu auras sur le dos des habits volés.

Ces vêtements si bons et si chauds, je n’y pensais plus, tant je me trouvais bien dedans.

– Veux-tu me donner la chandelle? lui dis-je.

– Pourquoi?

– Pour aller reprendre mes vieux habits.

– Je ne te reproche pas ceux-là, je te les donne.

– Oui, mais je ne veux pas les garder. Il me suivit en haussant les épaules dans la galerie où j’avais passé la nuit. Je défis les vêtements qu’il m’avait donnés et repris mes guenilles humides; ce ne fut pas, je vous l’assure, une agréable sensation; quand je voulus mettre mes vieux souliers, je m’aperçus qu’il y en avait un qui était entièrement décousu.

Biboche me regardait sans parler; je voulus me détourner, car j’étais honteux de ma misère.

– Pour être un imbécile, dit-il d’une voix douce, tu en es un; mais ce que tu fais là, vois-tu, ça me remue là (il se frappa sur la poitrine); c’est donc bien bon de se sentir honnête?

– Pourquoi n’essaies-tu pas?

– Il est trop tard.

– Si tu es arrêté, condamné; qu’est-ce que dira ta mère?

– Ma mère! Ah! si j’en avais une! Tiens, ne me parle pas

de ça! Et comme je voulais l’interrompre :

– Vas-tu prêcher? s’écria-t-il, laisse-moi tranquille; seulement je ne veux pas que tu t’en ailles comme ça; puisque tu ne veux pas de ces vêtements parce qu’ils sont volés, veux-tu accepter ceux que j’avais quand je travaillais à Falaise? Je les ai bien gagnés, ceux-là; prends-les si tu as du coeur.

Je répondis que j’acceptais.

– Bien, continua-t-il avec une évidente satisfaction, sortons ensemble, je vais te les donner.

Nous rentrâmes à Paris, et il me conduisit dans une maison garnie qui était située auprès de la barrière. Il. me fit monter dans une chambre, et tira d’une armoire une veste et un pantalon que je me rappelai très bien lui avoir vu à Falaise; il me donna aussi des souliers, qui sans être neufs étaient encore bons.

– Maintenant, adieu, dit-il, quand je fus habillé; si tu rencontres les camarades, aie soin de ne pas les reconnaître. Il n’était pas encore dix heures; j’avais toute la journée pour trouver comment coucher la nuit prochaine.

Le temps était au sec; chaudement vêtu, bien chaussé, l’estomac rempli, je n’étais pas trop tourmenté de cette difficulté, cependant considérable, de trouver un logis dans Paris.

Je ne pouvais aller voir Diélette. Je me mis à marcher tout droit devant moi; peut-être le hasard me viendrait-il en aide. Mais après deux heures, je n’avais rien trouvé, rien imaginé, et cependant j’avais traversé les quartiers les plus différents; je me dis alors qu’il était plus sage de venir moi-même en aide au hasard, et je me dirigeai vers la Seine. Mon intention était d’aller à la Halle; peut-être la brave femme qui m’avait donné vingt sous pourrait-elle me faire travailler ou du moins m’indiquer chez qui je pouvais demander du travail. Tout d’abord elle ne me reconnut pas dans les habits de Biboche; puis, quand je lui eus rappelé qui j’étais, elle me demanda ce que j’avais fait de ma soeur. Je lui contai ce qui

s’était passé la veille, et je vis qu’elle était touchée : alors je lui dis que je ne voulais pas abandonner Diélette à Paris, que je voulais attendre qu’elle fût guérie; mais pour cela il fallait travailler; que je ne savais à qui m’adresser, et que j’avais pensé, j’avais espéré...

– Tu as pensé à t’adresser à la mère Berceau, interrompit-elle, et tu as bien fait, mon garçon; ça me flatte, vois-tu, que tu aies reconnu sur ma figure que je ne suis pas une femme à laisser mourir un enfant sur le pavé. On n’est pas riche, mais on se sent.

Elle appela deux ou trois de ses voisines, et l’on tint conseil pour savoir à quoi l’on pourrait m’employer; ce qui était assez difficile, car à la Halle ce n’est pas l’usage que les enfants travaillent. Enfin, après de longues discussions, après qu’on m’eut fait subir dix interrogatoires, lorsqu’il fut reconnu que je savais bien écrire, on décida à l’unanimité que je serais employé aux écritures de la criée, si toutefois l’on pouvait m’y trouver une place.

Je n’assistai pas à ces démarches, qui, me dit-on, furent laborieuses; tout ce que je sais, c’est que le lendemain matin, à cinq heures, on m’installa derrière un pupitre à la criée du poisson, et je fus chargé de copier de petits bulletins; rien n’était plus facile; j’écrivais vite et lisiblement; quand madame Berceau vint voir si l’on était satisfait de mon travail, on lui répondit que cela irait très bien, et que je pouvais compter sur trente sous par jour. Ce n’était pas une fortune; mais comme madame Berceau me donnait à coucher dans son magasin, c’était plus qu’il me fallait pour ma nourriture.

Diélette était entrée à l’hôpital le lundi; j’attendis avec grande impatience le jeudi, et quand j’eus fini mon travail à la criée, je me dirigeai vers la rue de Sèvres. On m’avait donné à la Halle une cargaison d’oranges et mes poches étaient pleines; l’inquiétude me poussait; j’arrivai avant l’ouverture des portes. Comment était-elle? vivante? morte?

Lorsqu’on m’eut indiqué la salle Saint-Charles, je me mis à courir, mais un infirmier m’arrêta et me dit que si je faisais du tapage on me renverrait immédiatement. Je me mis à marcher sur la pointe des pieds.

Diélette était vivante et déjà mieux! Jamais je n’oublierai l’expression de ses yeux quand elle me vit.

– Je savais bien que tu viendrais, dit-elle, si tu n’étais pas mort de froid.

Elle me fit lui raconter comment j’avais vécu depuis notre séparation. Quand je lui eus raconté l’épisode de la carrière :

– Bien me dit-elle, bien, mon frère.Elle ne m’avait jamais appelé son frère.

– Embrasse-moi, me dit-elle, en me montrant sa joue.

Quand elle apprit ce qu’avait fait pour moi la mère Berceau :

– Ah! la brave femme, dit-elle, et ses yeux se remplirent de larmes.

Puis ensuite ce fut à elle de me répondre. Elle avait été bien malade, sans connaissance, avec la fièvre et le délire; mais elle était bien soignée; il y avait une soeur qui était très bonne pour elle.

– Mais c’est égal, me dit-elle tout bas, je voudrais bien m’en aller, parce que j’ai peur; la nuit dernière, une petite

fille est morte là, dans le lit à côté, et quand on l’a mise dans la boîte au chocolat, je me suis évanouie.

Diélette se trompait dans son espérance de quitter bientôt l’hôpital; elle avait été si rudement atteinte, que la convalescence fut très longue; elle resta plus de deux mois à Jésus.

Au reste, ce fut pour nous un bonheur; pendant ce temps, elle se fit aimer de ceux qui la soignaient, de la soeur, du médecin et des internes qu’elle séduisit par sa gentillesse; tout le monde savait de notre histoire tout ce que nous avions cru pouvoir en raconter, et l’intérêt qu’elle inspirait rejaillissait sur moi; quand je venais le dimanche et le jeudi, on me recevait comme si j’avais été un ami.

Enfin, son bulletin de sortie fut signé; et en le lui remettant, le médecin et la soeur lui annoncèrent qu’ils avaient pris leurs mesures pour que nous ne fussions pas obligés de retourner à pied au Port-Dieu. On avait trouvé un meneur de nourrices qui voulait bien nous recevoir dans sa voiture et qui nous conduirait à Vire : à Vire, le meneur payerait notre place dans la voiture publique jusqu’au Port-Dieu; on avait fait une collecte dans la salle Saint-Charles, et l’on avait réuni vingt-cinq francs, ce qui était plus que suffisant. Moi-même, pendant ces deux mois, et en vue de notre voyage, que je ne savais pas devoir être si facile, j’avais économisé six ou huit sous par jour, ce qui me faisait une somme totale de vingt-deux francs.

Quelle différence entre notre arrivée à Paris deux mois auparavant, et notre départ! La bonne madame Berceau voulut nous conduire elle-même à la voiture, et elle nous chargea de provisions de toutes sortes.

Ce n’est pas un véhicule bien confortable qu’une voiture pour les nourrices : deux banquettes en planches dans le sens de la longueur, de la paille au milieu, voilà tout; mais pour nous c’était admirable.

On était à la fin de janvier; le temps n’était pas trop froid; ce fut un voyage très agréable : nous n’étions point des délicats, et nous fîmes bon ménage avec les nourrices qui retournaient au pays, chargées de leurs poupons; quand ils criaient trop fort, ou bien quand on procédait à leur toilette, nous descendions et nous faisions un petit bout de route à pied.

À Vire, le meneur nous emballa dans la diligence, qui nous descendit à une lieue de Port-Dieu; c’était un dimanche; il y avait juste sept mois que j’étais parti.

Nous fîmes quelques centaines de pas sans parler ni l’un ni l’autre, car tous deux nous étions embarrassés. Ce fut Diélette qui, la première, rompit ce silence gênant :

– Allons moins vite, dit-elle, je voudrais te parler.La glace était rompue.

– Moi aussi j’ai à te parler; tiens, voilà une lettre que tu donneras à maman en entrant.

– Pourquoi une lettre? dit-elle doucement, pourquoi ne viens-tu pas avec moi? Pourquoi ne me conduis-tu pas à ta mère? Comment sais-tu si elle voudra de moi? Si elle me renvoie, qu’est-ce que je deviendrai?

– Ne dis pas ça, tu ne connais pas maman.

– Si, je la connais bien; mais tu ne sais pas si elle me pardonnera de ne t’avoir pas retenu. Est-ce qu’elle pourra jamais croire que si je t’avais bien prié, tu serais parti? Quoi!

tu auras bien voulu m’amener jusqu’ici et tu n’auras pas voulu entrer chez elle pour l’embrasser? Ça n’est pas naturel, ça.

– C’est justement ce que je lui explique dans ma lettre; je lui dis que si je continue ma route sans la voir, c’est parce que je sens bien que, si je la voyais, je ne partirais pas; alors si je ne partais pas, il faudrait retourner chez mon oncle. Il y a un contrat, et mon oncle n’est pas un homme à abandonner ses droits.

– Ta maman trouverait peut-être un moyen de ne pas te laisser repartir.

– Si maman résistait à mon oncle, c’est elle qui payerait pour moi; tandis que, si je suis embarqué, il ne pourra rien contre elle, et, quand je reviendrai, il ne pourra rien non plus contre moi, parce qu’un marin inscrit appartient au gouvernement, et que le gouvernement est plus fort que mon oncle. J’ai bien pensé à tout cela, va!

– Moi, je ne sais pas, je ne connais pas toutes ces affaires du gouvernement, mais je sens bien que ce que tu fais là, c’est mal...

Je n’étais pas assez ferme dans ma conscience pour entendre sans colère ce mot que moi-même je m’étais dit tant de fois.

– C’est mal?

– Oui, c’est mal, et si ta maman t’accuse, si elle dit que tu ne l’aimes pas, je ne pourrai pas te défendre, puisque je penserai comme elle.

Je marchai près de Diélette un moment sans répondre; j’étais ému, ébranlé, bien près de céder, cependant je me raidis.

– Ai-je été méchant pour toi? dis-je.

– Non, jamais.

– Crois-tu que je puisse l’être pour d’autres?Elle me regarda.

– Réponds.

– Non.

– Crois-tu que je n’aime pas maman? crois-tu que je veuille la faire souffrir?

Elle espérait m’avoir vaincu, elle vit que je me défendais, elle ne répondit pas; alors je poursuivis :

– Eh bien, si tu m’as un peu de reconnaissance, si tu crois que je ne suis pas méchant, ne me parle plus ainsi; tu me déciderais peut-être à rester et ce serait notre malheur à tous.

Elle n’ajouta pas une seule parole et nous marchâmes côte à côte en silence, tous deux émus et troublés.

J’avais pris un chemin à travers la lande, où j’étais presque certain de ne rencontrer personne; nous arrivâmes ainsi jusqu’au fossé qui servait de limite à notre cour. J’avais entendu sonner la sortie de la messe; ma mère devait être rentrée.

– C’est là, dis-je à Diélette, en lui montrant, par-dessus les

ajoncs, la maison où j’avais vécu si aimé. Elle sentit mon émotion au tremblement de ma voix.

– Romain! me dit-elle.

Mais je feignis de ne pas comprendre ce qu’il y avait de supplication dans ce seul mot.

– Tu vas descendre, lui dis-je vivement; en entrant, tu tendras la lettre à maman et tu diras : « Voici une lettre de votre fils »; tu verras, quand elle l’aura lue, qu’elle ne te repoussera pas. Dans six mois, je reviendrai. Je vous écrirai du Havre. Adieu.

Je voulus m’enfuir, mais elle se jeta sur moi.

– Ne me retiens pas, laisse-moi, tu vois bien que tu me

fais pleurer. Elle desserra les mains.

– Ne veux-tu pas que je l’embrasse pour toi? J’avais déjà fait quelques pas en arrière; je revins, et lui passant le bras autour du cou, je l’embrassai; je sentis ses larmes couler sur mes joues. Si je ne me sauvais pas, je ne partirais assurément point. Je me dégageai et, sans me retourner, je me mis à courir. Mais au bout du chemin je m’arrêtai et revins en rampant me blottir dans les ajoncs. Diélette, après avoir descendu la cour, entrait dans la maison. Longtemps elle y resta; je ne voyais, je n’entendais rien, l’inquiétude m’étranglait; si maman n’était plus là, si, comme la mère de Diélette, elle était... Au moment où cette sinistre pensée se présentait à mon esprit, Diélette parut sur le seuil; puis, presque aussitôt, derrière elle, ma mère. Elle était vivante, Diélette était près d’elle, la main dans sa main; toutes les deux avaient les yeux rouges. Je me jetai à bas du fossé. Trois heures après je montais sous la bâche de

la diligence et, en deux jours, par Caen et Honfleur, j’arrivai au Havre. Il me restait sept francs dans ma bourse.

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