III

– « Elles sont toutes prises. Tu les garderas bien dix minutes ? »

– « Vingt, si tu veux. »

Huit ventouses collées sur son dos nu, Antoine était assis à califourchon sur une chaise, dans son petit bureau de la rue de l’Université.

– « Attends », dit Gise. « Ne prends pas froid. » Elle avait déposé sa pèlerine d’infirmière sur le dossier d’un fauteuil ; elle lui en enveloppa les épaules.

« Qu’elle est douce et gentille », pensa-t-il, bouleversé de découvrir en lui, intacte, une tendresse qui lui réchauffait le cœur. « Pourquoi l’ai-je tenue à distance, ces dernières années ? Pourquoi ne lui écrivais-je pas ? » Il songea soudain à sa chambre rosâtre du Mousquier, aux six girls qui levaient la jambe au-dessus de la glace, à la promiscuité des repas, aux soins dévoués, mais rudes, de Joseph. « Comme ce serait bon de rester ici, avec Gise pour garde-malade… »

– « Je laisse les portes ouvertes », dit-elle. « Si tu as besoin de quelque chose, appelle. Je vais préparer la popote. »

– « Non, pas la popote ! » ; fit-il avec brusquerie. « Non, non ! Trop de popotes, vois-tu, depuis quatre ans ! »

Elle sourit et s’esquiva, le laissant seul.

Seul, avec cette sensation d’un foyer retrouvé, ce rêve d’une douceur féminine à son chevet.

Seul, aussi, avec l’odeur : elle l’avait saisi, dès l’entrée, tandis qu’il traversait l’antichambre pour suspendre mécaniquement son képi à cette patère de gauche, où il accrochait autrefois son chapeau ; et, depuis, à chaque instant, il ouvrait les narines, avec une curiosité jamais rassasiée, pour humer ces effluves de chez lui, oubliés et pourtant si vite reconnus, flottants, indistincts, impossibles à analyser, qui émanaient à la fois de la peinture, du tapis, des rideaux, des fauteuils, des livres, et qui imprégnaient subtilement tout l’étage – mélange de dix relents divers, laine, encaustique, tabac, cuir, pharmacie…

Le retour du cimetière, le détour par la gare de Lyon pour y prendre sa valise, lui avaient paru interminables. Son point de côté s’était accru ; ses étouffements redoublaient ; et, en descendant de taxi devant sa porte, sérieusement incommodé, il s’était amèrement reproché d’avoir entrepris ce voyage. Par bonheur, il avait avec lui son matériel de traitement ; et, aussitôt arrivé, il avait pu se faire une injection d’oxygène qui avait apaisé la dyspnée. Puis, sur ses indications, Gise lui avait posé ces ventouses ; elles commençaient à agir ; déjà les bronches se dégageaient, la respiration devenait plus aisée.

Immobile, la nuque pliée, le dos tendu, ses bras maigres, croisés sur le dossier de la chaise, il promenait autour de lui un œil attendri. Il n’avait pas prévu qu’il ressentirait tant de trouble à revoir sa maison, à retrouver son petit bureau de travail. Rien n’avait changé. En un tournemain, Gise avait enlevé les housses, remis les fauteuils à leurs places, ouvert les volets, baissé à demi le store. Rien n’avait changé, et pourtant tout était inattendu : cette pièce où, naguère, il avait toujours coutume de se tenir, lui était à la fois familière et étrangère, comme ces souvenirs d’enfance qui surgissent à l’improviste, avec une précision hallucinante, après des années d’oubli total. Ses regards erraient amicalement sur le beau tapis havane, les fauteuils de cuir, le divan, les coussins, la cheminée et sa pendule, les appliques, les rayons de la bibliothèque. « Ai-je vraiment pu attacher tant d’importance à l’ameublement de cet appartement ? » se dit-il. Sur chacun de ces livres – auxquels il n’avait certes pas une fois pensé depuis quatre ans – il mettait le titre exact, comme s’il l’eût manié la veille. Chaque meuble, chaque objet – le guéridon, le coupe-papier d’écaille, le cendrier de bronze avec son dragon, la boîte à cigarettes – lui rappelait quelque chose, un moment de sa vie, l’époque et l’endroit où il en avait fait l’emplette, la gratitude d’un client après une maladie dont il savait encore toutes les phases, tel geste d’Anne, telle réflexion du Calife, tel souvenir de son père. Car ce bureau avait été le cabinet de toilette de M. Thibault. Il n’eut qu’à fermer les yeux pour revoir le grand lavabo d’acajou massif, l’armoire à glace, le bain de pieds en cuivre rouge, le tire-bottes debout dans l’angle… Et, peut-être aurait-il été moins surpris s’il avait retrouvé cette pièce telle qu’il l’avait connue durant toute son enfance, qu’en la voyant telle qu’elle était aujourd’hui, transformée par lui.

« Étrange… », pensa-t-il. « Tout à l’heure, déjà, en franchissant la porte cochère, ce n’est pas chez moi que j’avais l’impression d’entrer, mais chez Père… »

Il rouvrit les yeux et aperçut le téléphone sur la table basse du divan. L’homme jeune, qui tant de fois avait téléphoné là, se dressa devant lui, florissant, fier de sa force, autoritaire, toujours pressé, infatigablement heureux de vivre et d’agir. Entre cet homme et lui, il y avait quatre années de guerre, de révolte, de méditation ; il y avait des mois de souffrance, une déchéance physique momentanée, un vieillissement précoce qui, pas un instant, ne se laissaient oublier. Accablé soudain, il appuya son front sur ses bras. Le présent s’effaçait devant le passé. Son père, Jacques, Mademoiselle : tous disparus. L’ancienne existence familiale lui apparut à travers le prisme de la jeunesse, de la santé. Que n’eût-il pas donné pour retrouver cet autrefois ? Le regret de ce qui n’était plus se mêlait à la tristesse d’aujourd’hui. Il fut sur le point d’appeler Gise, pour échapper à sa solitude. Mais il était encore capable de se ressaisir. De regarder la réalité en face. Tout ça, question de santé. D’abord, retrouver la santé. Il résolut d’avoir, au plus tôt, un sérieux entretien avec son maître, le docteur Philip, de chercher avec lui un traitement plus actif, plus rapide. Celui qu’il suivait, au Mousquier, devait, à la longue, être débilitant. Ce n’était pas naturel qu’il fût devenu si peu robuste ; Philip l’aiderait à reprendre des forces. Philip… Gise… Ses pensées devinrent confuses. Emmener Gise au Mousquier… Guérir… Brusquement, il s’assoupit.

 

Lorsqu’il s’éveilla, quelques minutes plus tard, Gise, juchée sur le bras d’un fauteuil, le regardait. L’attention – avec une pointe d’inquiétude – lui fronçait les sourcils. Il lut ce qu’elle pensait sur son visage lisse qui n’avait jamais bien su dissimuler.

– « Tu me trouves amoché, n’est-ce pas ? »

– « Non : maigri. »

– « J’ai perdu neuf kilos depuis l’automne ! »

– « Te sens-tu un peu soulagé, déjà ? »

– « Très. »

– « Tu as encore le timbre un peu… voilé. » (Parmi tous les changements qu’elle remarquait en lui, ce qui la frappait le plus, c’était cette faiblesse, cet enrouement des cordes vocales.)

– « En ce moment, ce n’est rien. Il y a des heures, le matin par exemple, où je suis complètement aphone. »

Il y eut un silence, qu’elle rompit en sautant sur ses pieds :

– « Alors, on les enlève ? »

– « Si tu veux. »

Elle approcha une chaise, s’assit près de lui, passa les mains sous la pèlerine pour qu’il ne se refroidît pas, et, délicatement, elle décolla les ventouses. À mesure, elle les déposait entre ses genoux ; puis elle releva les coins de son tablier, et emporta les verres pour les rincer.

Il se mit debout, constata qu’il respirait beaucoup plus librement, examina dans la glace son dos osseux marqué de ronds violets, et se rhabilla.

Elle achevait de mettre le couvert lorsqu’il la rejoignit.

Il parcourut des yeux la vaste salle à manger, les vingt chaises alignées, la crédence de marbre où jadis officiait Léon, et déclara :

– « Tu sais, dès que la guerre sera finie, je vendrai la maison. »

Elle s’était tournée, surprise, les yeux fixés sur lui, une assiette à la main :

– « La maison ? »

– « Je ne veux rien garder de tout ça. Rien. Je louerai un petit appartement, simple, pratique… Je… »

Il sourit. Il ne savait pas bien ce qu’il ferait, mais une chose était sûre : contrairement à ce qu’il avait cru jusqu’à ce matin, il ne reprendrait pas son train de vie d’autrefois.

– « Escalopes, nouilles au beurre, et fraises… Ça te va ? » demanda-t-elle, renonçant à comprendre la désaffection d’Antoine pour un cadre qu’il avait entièrement fait à sa convenance. Elle avait peu d’imagination, et ne s’intéressait jamais beaucoup aux projets futurs.

– « Tu t’es donné bien du mal, petite fée », dit-il, en inspectant la table servie.

– « Il me faut encore dix minutes. Et je n’ai pas trouvé de serviettes. »

– « Je vais en chercher. »

La lingerie était encombrée par un lit pliant, ouvert et défait. Dans le creux du matelas, il aperçut une dizaine de chapelet. Des vêtements traînaient sur une chaise.

« Pourquoi n’a-t-elle pas pris la chambre du bout ? » se demanda-t-il.

Il ouvrit un placard, puis un second, puis un troisième. Ils étaient tous trois remplis de linge neuf : draps, taies d’oreillers, peignoirs en tissu éponge, torchons, tabliers d’office ; les douzaines étaient encore nouées par les ficelles rouges du fournisseur. Il haussa les épaules : « Absurde, tout ça… Le strict nécessaire. Le reste, à l’Hôtel des Ventes ! » Il prit néanmoins une pile de serviettes, et en tira deux du tas. « Je sais pourquoi, parbleu ! Elle a voulu s’installer là, pour ne pas coucher dans l’ancienne chambre de Jacques… »

Il reprit le couloir, d’un pas flâneur, palpant de-ci, de-là la peinture laquée des murs, entrouvrant les portes devant lesquelles il passait, et jetant un coup d’œil curieux à l’intérieur, comme s’il visitait le logis d’un autre.

Revenu dans le vestibule, il s’arrêta devant la porte à deux battants de son cabinet de consultation. Il hésitait à entrer là. Enfin il tourna le bouton. Les fenêtres étaient closes. On avait roulé devant les bibliothèques les meubles recouverts de housses. La pièce paraissait encore plus grande. Le jour qui glissait par les lames des persiennes répandait une lumière diffuse, comme dans ces grands salons de province où l’on ne pénètre qu’aux jours de réception.

Il se rappela soudain les derniers jours de juillet 1914, les journaux qu’apportait Studler, les discussions, l’angoisse… Et les visites de son frère… Jacques n’était-il pas venu là, avec Jenny ? Le jour même de la mobilisation ?…

Appuyé au chambranle, le buste penché, il reniflait à petits coups : l’odeur était là, mieux conservée, plus pénétrante qu’ailleurs ; un peu différente aussi, plus aromatique… Au centre, le grand bureau ministre, dissimulé sous un drap, ressemblait à un catafalque d’enfant.

« Qu’est-ce qu’ils ont bien pu empiler là-dessous ? »

Il se décida à entrer et à soulever la toile. Le bureau disparaissait sous un amoncellement de paquets et de brochures. Depuis le début de la guerre, c’était là que la concierge apportait tout le fatras des imprimés, des prospectus, des journaux, des revues, et les multiples échantillons qu’envoyaient les laboratoires. « Qu’est-ce que ça sent ? » se dit-il. À l’odeur familière, se mêlait ici un parfum particulier, lourd, vaguement balsamique.

Machinalement, il déchira l’enveloppe de quelques périodiques médicaux, pour les feuilleter. Et brusquement, il pensa à Rachel. Pourquoi ? Pourquoi pas à Anne ? Pourquoi, précisément à celle qui n’était jamais entrée dans cette maison, et dont il n’avait pas évoqué le souvenir depuis des mois ? « Qu’est-elle devenue ? Où peut-elle être ? Quelque part, sous les tropiques, avec son Hirsch, loin de l’Europe, loin de la guerre… » Il jeta sur la cheminée plusieurs brochures qu’il souhaitait emporter au Mousquier. « Les médecins qui accaparent maintenant ces revues sont tous des vieux, non mobilisés… Une aubaine ! Ils en profitent, ils raclent leurs fonds de tiroir… » Il parcourait des yeux les sommaires. De temps en temps, d’une ambulance du front, un jeune trouvait le temps d’envoyer un bref rapport, sur un cas curieux. Des chirurgiens, surtout… « La guerre aura du moins servi à ça : à faire avancer la chirurgie… » Il restait là, piochant dans le tas, péchant de-ci de-là un fascicule qu’il envoyait sur la cheminée. « Si je pouvais seulement mettre au net mon article sur les troubles respiratoires infantiles, Sébillon me le prendrait sûrement dans sa revue… »

Un paquet, différent des autres, attira son attention, à cause des timbres bariolés qui le couvraient. Il le prit, et aussitôt le flaira : de nouveau, ces émanations aromatiques, qu’il avait remarquées tout à l’heure, l’intriguèrent soudain. Les narines en éveil, il déchiffra le nom de l’expéditeur : M lle  Bonnet. Hôpital de Conakry. Guinée française. Les timbres étaient estampillés : mars 1915. Trois ans. Étonné, il retournait le petit colis dans sa main, le soupesait. Un médicament ? Un parfum ? Il rompit la ficelle et sortit du papier une boîte rectangulaire, en bois rougeâtre, clouée sur toutes ses faces. « Hum… Difficile à ouvrir… » Il chercha des yeux un outil. Il allait renoncer à satisfaire sa curiosité, lorsqu’il réfléchit qu’il avait son couteau de guerre dans sa poche. La lame grinça dans la rainure ; une légère pesée, et le couvercle céda. Un parfum violent monta jusqu’à lui ; un parfum de cassolette orientale, de benjoin, d’encens ; un parfum connu, et que cependant il ne parvenait pas à identifier. Prudemment, du bout de l’ongle, il écarta le lit de sciure : de petits œufs jaunâtres apparurent, brillants et poussiéreux. Et tout à coup, le passé lui sauta au visage : ces grains jaunes… Le collier d’ambre et de musc ! Le collier de Rachel !

Il le tenait entre ses doigts, et l’essuyait avec précaution. Ses yeux s’étaient embués. Rachel ! Son cou blanc, sa nuque… Le Havre, le départ de la Romania, dans le petit jour… Mais pourquoi ce collier ? Qui était cette demoiselle Bonnet, de Conakry ? Mars 1915… Qu’est-ce que tout cela voulait dire ?

Il entendit marcher dans le couloir, et glissa vivement le collier dans sa poche.

Gise le cherchait pour déjeuner. Elle s’arrêta sur le seuil, et huma l’air.

– « Ça sent drôle… »

Il rabattit le drap sur le fouillis de brochures et de médicaments… »

– « C’est là qu’ils empilent toutes les spécialités pharmaceutiques… »

– « Viens-tu ? C’est prêt. »

Il la suivit. Au fond de sa poche, dans le creux de sa paume, il sentait s’attiédir les grains froids. Il pensait au corps blanc et roux de Rachel.

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