IX

Le couvert était mis dehors, sous le porche de la cuisine.

Le déjeuner fut rapide. Jenny n’avait guère d’appétit. Antoine, à qui le temps avait manqué pour faire son traitement avant le repas, avalait avec difficulté. Daniel fut le seul à faire honneur aux tendrons de veau et aux petits pois de Clotilde. Il mangeait en silence, indifférent et distrait. À la fin du repas, à propos d’une remarque d’Antoine sur Rumelles et les « mobilisés de l’arrière », il sortit brusquement de son mutisme pour se lancer dans une apologie féroce des « profiteurs » (« les seuls qui ont su ramener les événements à la mesure de l’homme… ») Et, à titre d’exemple, il cita, avec une admiration ricanante, l’essor pris par son ancien patron, « ce génial forban de Ludwigson », installé à Londres depuis le début des hostilités, et qui, affirmait-on, avait plusieurs fois décuplé sa fortune en créant, avec l’appui équivoque des banquiers de la City et de quelques politiciens anglais, une Société Anonyme de Carburants, la fameuse S. A. C.

« Oui, plus tard, elle ressemblera étrangement à sa mère », se disait Antoine, frappé de voir combien le physique de Jenny s’était modifié en ces quatre ans. La maternité, l’allaitement, avaient développé les hanches, les seins, épaissi la base du cou. Mais cet alourdissement n’était pas désagréable : il corrigeait ce qui subsistait encore de raideur protestante dans son maintien, son port de tête, et jusque dans la finesse un peu sèche des traits. Le regard était bien resté le même : il avait toujours cette expression de solitude, de courage silencieux, de détresse, qui avait tant intrigué Antoine, jadis, la première fois qu’il l’avait vue, enfant, au moment de la fugue de son frère et de Jacques… « Mais, malgré tout », se disait-il, « elle paraît maintenant être plus à l’aise dans son personnage… Je m’étonne de l’attrait qu’elle exerçait sur Jacques… Comme elle était rebutante, autrefois ! Cet inconfortable mélange de timidité et d’orgueil ! Cette réserve glaciale ! Maintenant au moins elle ne donne plus cette impression d’avoir un effort surhumain à faire pour livrer un peu d’elle à autrui… Ce matin, elle m’a vraiment parlé avec confiance… Oui, elle a vraiment été parfaite, ce matin, avec moi… Oh, elle n’aura jamais la grâce, l’aménité de sa mère… Non : il y aura toujours, dans ce genre de distinction qu’elle a, je ne sais quoi qui semble dire : “Je ne cherche pas à paraître. Je n’ai pas le souci de plaire. Je me suffis à moi-même…” Il en faut pour tous les goûts. Ce ne sera jamais mon type… N’empêche : elle a beaucoup gagné. »

 

Il avait été convenu qu’Antoine, aussitôt le déjeuner fini, accompagnerait Jenny à l’hôpital pour rendre visite à Mme de Fontanin.

Tandis que Daniel, allongé de nouveau sur sa chaise longue, prenait son café, Jenny monta éveiller Jean-Paul ; et Antoine en profita pour gagner lui aussi sa chambre, et procéder à une rapide inhalation : il redoutait les fatigues de la journée.

Jenny avait coutume de faire le trajet à bicyclette. Elle prit sa machine pour l’avoir au retour, et elle partit à pied avec Antoine à travers le parc.

– « Daniel me semble assez changé », hasarda Antoine, dès qu’ils eurent traversé le jardin et atteint l’avenue. « Est-ce que vraiment il ne travaille plus ? »

– « Plus du tout ! »

Le ton était chargé de reproche. Au cours de la matinée et pendant le repas, Antoine avait observé quelques indices de mésentente entre le frère et la sœur. Il en avait été surpris, se souvenant des prévenances que Daniel, naguère, prodiguait à Jenny. Et il s’était demandé si, sur ce terrain-là aussi, Daniel ne se négligeait pas.

Ils marchèrent quelques minutes en silence. Le feuillage naissant des tilleuls projetait sur le sol une ombre parsemée de taches lumineuses. L’air, sous ces vieux arbres, était lourd et mou comme avant la pluie, bien que le ciel fût pur.

– « Sentez-vous ? », dit-il, en dressant la tête. Par-dessus la palissade d’un jardin, une haie de lilas en fleurs embaumait.

– « Il pourrait, s’il voulait, se rendre utile à l’hôpital », reprit-elle, sans attacher d’attention aux lilas. « Maman le lui a demandé bien des fois. Il dit : “Avec ma patte en bois, je ne suis plus bon à rien !” Mais ce n’est qu’un prétexte… » Elle changea la main qui tenait le guidon, pour se rapprocher d’Antoine. « Le vrai, c’est qu’il n’a jamais été capable de faire grand-chose pour les autres. Et maintenant moins que jamais. »

« Elle est injuste », se dit-il, « elle devrait lui savoir gré de s’occuper de l’enfant. »

Jenny s’était tue. Puis elle décréta avec raideur :

– « Il n’a jamais eu aucun sens social. »

Le mot était inattendu… « Elle rapporte tout à Jacques », remarqua-t-il, agacé. « C’est d’après Jacques, maintenant, qu’elle juge son frère. »

– « Vous savez », dit-il tristement, « on est à plaindre quand on se sent un homme diminué… »

Elle ne songeait qu’à Daniel ; elle répliqua brutalement :

– « Il pourrait avoir été tué ! De quoi se plaint-il ? Il est vivant, lui ! »

Elle reprit aussitôt, sans avoir conscience de sa cruauté :

– « Sa jambe ? Il boite à peine… Qu’est-ce qui l’empêcherait d’aider maman à tenir la comptabilité de l’hôpital ? Ou même, s’il n’éprouve pas le désir d’être utile à la collectivité… »

« Encore un mot qui vient de Jacques », pensa Antoine.

– « … qu’est-ce qui l’empêcherait de se remettre à sa peinture… Non, voyez-vous, il y a autre chose. Ce n’est pas une question de santé, c’est une question de caractère ! » Sa fébrilité lui avait fait insensiblement accélérer l’allure. Antoine s’essoufflait. Elle s’en aperçut, et ralentit le pas. « Daniel a toujours eu la vie trop facile… Tout lui était dû ! Aujourd’hui, c’est dans sa vanité qu’il souffre, tout bêtement. Il ne sort jamais du jardin, il ne va jamais à Paris. Pourquoi ? Parce qu’il a honte de se montrer. Il ne prend pas son parti d’avoir dû renoncer à ses “succès” d’autrefois ! de ne plus pouvoir mener l’existence qu’il menait ! son existence de joli garçon ! son existence dissolue ! son existence immorale d’avant la guerre ! »

– « Vous êtes sévère, Jenny ! »

Elle regarda Antoine, qui souriait, et elle attendit que ce sourire fût dissipé pour déclarer, d’un ton tranchant :

– « J’ai peur pour mon petit ! »

– « Pour Jean-Paul ? »

– « Oui ! Jacques m’a fait comprendre bien des choses… J’étouffe, maintenant, dans ce milieu – qui n’est plus le mien ! Et je ne peux pas accepter la pensée que c’est dans cette atmosphère-là que Jean-Paul est appelé à grandir ! »

Antoine eut un bref redressement du buste, comme s’il ne saisissait pas bien.

– « Je vous dis tout cela parce que j’ai confiance », dit-elle. « Parce que j’aurai besoin de vos conseils, plus tard… J’ai pour maman une affection profonde. J’admire son courage, la dignité de sa vie. Je n’oublie pas tout ce qu’elle a fait pour moi… Mais, qu’y puis-je ? Nous n’avons plus une seule idée commune ! Sur rien !… Évidemment, je ne suis plus celle que j’étais en 1914. Mais maman a tant changé, elle aussi !… Voilà quatre ans qu’elle est à la tête de cet hôpital ; quatre ans qu’elle organise, qu’elle décide, qu’elle ne fait pas autre chose que de donner des ordres, de se faire respecter, de se faire obéir… Elle a pris le goût de l’autorité. Elle… Enfin, elle n’est plus la même, je vous assure !… »

Antoine esquissa un geste évasif, vaguement incrédule.

– « Maman était toute indulgence », continua Jenny. « Elle avait beau être très croyante, jamais elle ne cherchait à imposer aux autres ses façons de voir. Aujourd’hui !… Si vous l’entendiez catéchiser ses malades !… Et ce sont toujours les plus dociles qui obtiennent les plus longues convalescences… »

– « Vous êtes sévère », répéta Antoine. « Injuste, sans doute. »

– « Peut-être… Oui… J’ai peut-être tort de vous raconter tout ça… Je ne sais comment me faire comprendre… Tenez, par exemple : maman dit “nos poilus”… Maman dit “les Boches”… »

– « Nous tous ! »

– « Non. Pas de la même manière… Tous les crimes que l’on a pu commettre, depuis quatre ans, au nom du patriotisme, maman les absout ! Maman les approuve ! Maman est convaincue que la cause des Alliés est la seule pure, la seule juste ! La guerre doit durer aussi longtemps que l’Allemagne ne sera pas anéantie !… Et ceux qui ne pensent pas comme elle sont de mauvais Français… Et ceux qui cherchent les vraies origines du mal, et qui rendent le capitalisme responsable de tout ça, sont… »

Il l’écoutait avec étonnement. Ce que ces confidences lui révélaient sur l’état d’esprit de Jenny, sur sa vision du monde, sur cette nouvelle échelle des valeurs qu’elle avait adoptée sous l’influence posthume de Jacques, intéressait Antoine bien plus que les modifications survenues dans le caractère de Mme de Fontanin. Il avait envie de dire, à son tour : « J’ai peur pour le petit ! » Car il se demandait avec inquiétude si cette évolution de Jenny (qui ne pouvait être, selon lui, qu’assez factice, assez superficielle), ne risquait pas de créer autour de Jean-Paul une atmosphère dangereuse ; plus dangereuse, en tout cas, pour le développement d’un jeune cerveau, que l’exemple oisif de l’oncle Dane, ou que le chauvinisme à courte vue de la grand-mère…

Ils débouchaient sur le rond-point ensoleillé d’où l’on apercevait l’entrée de la villa Thibault. Distrait malgré lui, Antoine parcourait du regard ces lieux qu’il lui semblait avoir connus dans un lointain passé, dans une existence antérieure…

Tout était cependant demeuré immuablement pareil : la large avenue, à double bas-côté, que bornait la perspective solennelle du château ; la petite place, avec son bassin rond et son jet d’eau des dimanches, ses parterres gazonnés et leurs bordures de buis, ses lices blanches, et, là-bas, enfouie sous les branches basses des arbres du jardin paternel, la barrière de service où Gise enfant venait guetter son arrivée. Ici, la guerre semblait n’avoir touché à rien…

Jenny s’arrêta avant de traverser la place :

– « Maman, depuis plus de trois ans, vit en contact quotidien avec les souffrances de la guerre… Et on dirait qu’elle n’est plus capable d’en être émue, tant sa sensibilité s’est endurcie à faire ce métier révoltant… »

– « Le métier d’infirmière ? »

– « Non », fit-elle durement, « le métier qui consiste à soigner, à guérir, de jeunes hommes uniquement pour qu’ils puissent repartir se faire tuer ! Comme on recoud les chevaux éventrés des picadors avant de les relancer dans l’arène ! » Elle baissa le front, et, soudain, se tourna vers Antoine avec une tardive timidité : « Je vous scandalise ? »

– « Non ! »

Il fut surpris lui-même par la spontanéité de ce « non » ; surpris de s’apercevoir qu’il était, aujourd’hui, infiniment plus éloigné du patriotisme d’une Mme de Fontanin que des réprobations, des indignations, d’une Jenny. Et, songeant à son frère, il se répéta, une fois de plus : « Comme je le comprendrais mieux qu’autrefois ! »

Ils arrivaient à la grille.

Elle soupira ; elle regrettait que leur promenade prît fin. Elle lui sourit affectueusement :

– « Merci… C’est si bon, une fois par hasard, de pouvoir parler à cœur ouvert… »

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