X

La grille ouvragée de la villa (avec son prétentieux monogramme O. T., à peine dédoré par le temps) était ouverte. Les roues des ambulances avaient creusé des ornières dans l’allée, où il ne restait plus trace du gravier fin que M. Thibault faisait jadis ratisser chaque jour. Ouvertes aussi, la plupart des fenêtres de la maison, dont on apercevait entre les branches la façade ensoleillée, gaiement pavoisée de stores neufs à raies rouges.

– « C’est ici mon domaine de lingère », dit Jenny, lorsqu’ils arrivèrent devant les portes des anciennes remises. « Je vous laisse… Traversez la véranda, et entrez à droite, au bureau. Vous y trouverez maman. »

Resté seul, il fit halte pendant quelques secondes, pour souffler. Chaque buisson, chaque tournant d’allée où se posait son regard, lui redevenait immédiatement familier. Les sons d’un piano, qui arrivaient jusqu’à lui par bouffées, évoquèrent soudain une vision d’autrefois : Gise, juchée sur un tabouret, sa natte sur le dos, et ânonnant des gammes sous le double contrôle de la vieille Mademoiselle et d’un métronome au rythme impératif…

À travers les massifs, il apercevait, devant la villa, une animation de kermesse : de jeunes hommes, coiffés de bonnets de police et vêtus de flanelle grise, en espalier sur les degrés du perron, devisaient au soleil. D’autres, réunis autour des tables de jardin, jouaient aux cartes, ou lisaient les journaux. Deux soldats, sans vestes, en culottes bleues d’uniforme et en bandes molletières, coupaient l’herbe de la pelouse, et Antoine reconnut le cliquetis exaspérant de la tondeuse à gazon. Plus loin, sous le hêtre, une demi-douzaine de convalescents s’ébrouaient autour du vieux jeu de tonneau, et l’on entendait tinter les palets contre la grenouille de bronze.

À l’approche de ce major étranger, les hommes vautrés sur les marches se soulevèrent pour saluer militairement. Antoine gravit le perron. La véranda avait été entièrement vitrée et transformée en un jardin d’hiver, clos et tiède comme une serre. C’est là que venaient s’étendre les malades que leur état n’autorisait pas encore à sortir. À gauche, se dressait le piano – et c’était bien l’antique instrument en noyer clair sur lequel s’exerçait Gise enfant. Un soldat, assis au clavier, y cherchait d’un doigt novice le refrain de la Madelon.

Le piano se tut, et des mains se levèrent pour saluer le passage du major. Antoine pénétra dans le salon. Il était désert à cette heure. Il avait pris l’aspect d’un hall d’hôtel : fauteuils et chaises étaient groupés autour de quatre tables à jeu.

La porte du cabinet de M. Thibault était fermée. Sur un carton fixé par des punaises, il lut : Secrétariat. Il entra. Et, d’abord, il ne vit personne. La pièce avait conservé son mobilier : la grande table de chêne, le fauteuil, les bibliothèques, trônaient solennellement à leurs places consacrées. Mais le cabinet était divisé en deux par un paravent déplié. Au bruit de la porte, une machine à écrire stoppa, et la tête d’un jeune secrétaire émergea au-dessus du paravent. Il eut à peine dévisagé l’arrivant, qu’il s’écria, joyeux :

– « Monsieur le docteur ! »

Antoine, interloqué, sourit. À vrai dire, il ne reconnaissait pas du tout le grand garçon qui venait à lui ; mais ce devait être Loulou, le plus jeune des deux orphelins de la rue de Verneuil, le gamin qu’il avait jadis opéré d’un abcès au bras. (En quittant Paris au début de la guerre, Antoine avait confié les deux enfants à Clotilde et à Adrienne. Il se rappela vaguement avoir appris que Mme de Fontanin leur avait trouvé un emploi à l’hôpital.)

– « Ce que tu as grandi ! » fit-il. « Quel âge, maintenant ? »

– « Classe 20, Monsieur le docteur. »

– « Et qu’est-ce que tu fais ici ? »

– « J’ai commencé par être vaguemestre. Maintenant, je fais les écritures. »

– « Et ton frère ? »

– « En Champagne… Il a été blessé, vous avez su ? À la main. En avril 17, près de Fismes. Vous connaissez ?… Il s’était engagé en 16… On lui a rogné ces deux doigts-là… Heureusement, c’est la gauche… »

– « Et il est reparti au front ? »

– « Oh, il sait se débrouiller ! Il s’est fait affecter à la météo… Il ne risque plus. » Loulou regardait Antoine avec une curiosité apitoyée. Il murmura enfin : « Vous, c’est les gaz ? »

– « Oui », répondit Antoine. Il avisa un petit fauteuil de velours grenat à clous dorés, qui lui rappelait son enfance, et s’assit d’un air las.

– « C’est moche, les gaz », constata Loulou, en fronçant le museau. « Et puis, moi je trouve que ça n’est pas loyal… pas régulier… »

– « Mme de Fontanin n’est pas là ? » interrompît Antoine.

– « Elle est montée… Je vais la prévenir… On s’attend à un arrivage : on rajoute des lits partout. »

Antoine demeura seul. Seul, avec son père. La forte personnalité de M. Thibault habitait encore cette pièce. Elle émanait de chaque objet, de la place choisie pour chacun d’eux et conforme à un usage déterminé – de l’encrier à capsule d’argent, de la lampe de bureau, du tampon buvard, de l’essuie-plume, du baromètre pendu au mur. Personnalité si tenace, qu’il ne suffisait pas d’un déplacement de meuble ou de la pose d’un paravent pour en venir à bout : elle restait opiniâtrement enracinée dans ces lieux qu’elle avait, durant un demi-siècle, encombrés de son autoritaire prédominance. Antoine n’avait qu’à jeter les yeux sur cette porte de faux chêne pour l’entendre s’ouvrir et se refermer d’une certaine manière, inoubliable, à la fois contenue, sournoise et violente. Il n’avait qu’à regarder sur le tapis cette traînée d’usure, pour revoir aussitôt son père, dans sa jaquette aux basques flottantes, les yeux mi-clos, ses grosses mains gonflées solidement nouées sur sa croupe, allant et venant, d’un pas pesant, de la bibliothèque à la cheminée. Et il lui suffisait de contempler un instant cette copie du Christ de Bonnat, et, au-dessous, ce fauteuil vide, avec ces initiales enlacées en creux dans le cuir : il y ressuscitait immédiatement la volumineuse présence de M. Thibault, lourdement tassé sur son siège, les épaules rondes, levant sa barbiche vers quelque visiteur important, et, avant de parler, cueillant son lorgnon entre ses sourcils pour le glisser dans la poche de son gilet, d’un geste recueilli et assuré qui ressemblait à un signe de croix.

Le bruit de la serrure le fit se lever. Mme de Fontanin entrait.

Elle était en blouse, comme ses infirmières ; mais ne portait pas de voile sur les cheveux, devenus tout à fait blancs. Le visage était pâle et amaigri. « Teint de cardiaque », songea machinalement Antoine. « … Ne fera peut-être pas de vieux os… »

Elle lui saisit les deux mains, le fit rasseoir, et alla s’installer de l’autre côté de la grande table, dans le fauteuil à initiales. C’était, de toute évidence, la place habituelle de la « huguenote… » (« Si défunt Monsieur revenait… ! »)

Tout de suite, elle le questionna sur sa santé. Ces quelques minutes d’attente l’avaient reposé ; il sourit :

– « Si j’avais dû y rester, ce serait déjà fait… Heureusement, le fond est solide… »

À son tour, il l’interrogea sur l’hôpital, sur la vie qu’elle s’était faite. Elle s’anima aussitôt :

– « Je n’ai aucun mérite… J’ai un personnel admirable. Sous les ordres de Nicole. La chère enfant a tous ses diplômes, comme vous savez. Elle me rend d’immenses services… Oui : un personnel admirable ! Et entièrement composé de jeunes femmes et de jeunes filles qui habitent Maisons, de sorte que toutes mes chambres sont pour mes malades. Et mes infirmières sont bénévoles, ce qui me permet de boucler mon budget, malgré la modicité des allocations. Mais je suis très aidée ! Je l’ai été depuis le premier jour ! Le pays s’est montré si généreux ! Songez que tout mon matériel, lits, cuvettes, vaisselle, linge, tout m’a été fourni par des voisins ! Et, tenez : nous prévoyons un nouvel arrivage… Nicole et Gisèle sont parties quêter de la literie. Je suis sûre qu’elles trouveront tout ce qui me manque ! » Ses yeux levés, son sourire triomphant, épanoui de gratitude, semblaient rendre grâce au Tout-Puissant d’avoir peuplé le monde, et singulièrement Maisons-Laffitte, de créatures serviables et de cœurs compatissants.

Elle décrivit en détail les modifications apportées à la villa, et celles qu’elle projetait encore. L’idée que la guerre et sa vie d’hôpital pussent jamais prendre fin ne paraissait pas l’effleurer.

– « Venez voir ! » fit-elle allègrement.

Tout était transformé, en effet. La salle de billard était devenue une infirmerie ; l’office, un cabinet de consultation ; la salle de bains, une salle de pansement. L’orangerie, bien chauffée, était convertie en chambrée où douze lits tenaient à l’aise.

– « Montons. »

Les chambres, désertes à cette heure, formaient des petits dortoirs. Quinze malades logeaient au premier ; dix au second ; et, à l’étage des combles, une demi-douzaine de lits supplémentaires étaient utilisés en cas de presse.

Antoine eut la curiosité de revoir son ancienne chambre mais elle était fermée à clef. On attendait le service de désinfection : la pièce venait d’être occupée par un paratyphique qu’on avait transféré le matin même à l’hôpital de Saint-Germain.

Mme de Fontanin allait de chambre en chambre, ouvrant les portes avec l’autorité d’un chef d’entreprise, inspectant tout d’un œil averti, vérifiant au passage la propreté des lavabos, la température des radiateurs, et jusqu’aux titres des livres et des revues qui traînaient sur les tables. Par intervalles, d’un geste qui était devenu un tic, elle soulevait son poignet et vérifiait l’heure.

Antoine suivait, un peu essoufflé. La phrase de Clotilde lui trottait en tête : « Si défunt Monsieur… ! »

Au second étage, comme Mme de Fontanin le faisait entrer dans une chambre tendue d’un papier à fleurs et dont la croisée s’ouvrait sur les cimes des marronniers, il s’arrêta sur le seuil, saisi par ses souvenirs :

– « La chambre de Jacques… »

Elle le regarda, surprise. Et, soudain, ses yeux s’emplirent de larmes. Par contenance elle alla fermer la fenêtre. Puis, comme si ce rappel imprévu lui faisait désirer un entretien plus intime :

– « Maintenant, je vous emmène au pavillon des écuries, où j’ai établi mon quartier général. Nous y serons mieux pour causer. »

Ils descendirent l’escalier en silence. Afin d’éviter le passage par la véranda, ils gagnèrent le jardin par la porte de service. Quatre soldats, à l’ombre, repeignaient en blanc des lits de fer. Mme de Fontanin s’approcha :

– « Dépêchons, mes enfants… Il faut que ce soit sec pour demain… Et vous, Roblet, descendez de là ! » (Un homme, perché sur l’auvent de la cuisine, rattachait les tiges de la clématite.) « Avant-hier vous étiez encore au lit, et aujourd’hui vous grimpez aux échelles ? » L’homme, un barbu qui devait être dans la territoriale, obéit en souriant. Dès qu’il fut à terre, elle alla vers lui, défit deux boutons de sa veste, et lui tâta les côtes : « Naturellement. Votre bandage est desserré. Allez montrer ça à l’infirmerie ! » Et, prenant Antoine à témoin : « Un garçon qui a été opéré il n’y a pas trois semaines ! »

Ils firent le tour de la pelouse pour arriver aux anciennes écuries. Les malades qu’ils croisaient tournaient vers Mme de Fontanin un visage amical, et soulevaient leurs bonnets de police, à la manière des civils.

– « Mon logis est là-haut », dit-elle, en poussant la porte du pavillon.

Au rez-de-chaussée, des établis occupaient les stalles des chevaux ; le sol était jonché de débris.

– « Ici, c’est ce qu’ils appellent l’atelier de bricolage », expliqua-t-elle, en s’engageant dans le petit escalier de moulin qui donnait accès à l’ancien logement du cocher. « Je n’ai plus jamais de travaux à faire faire au dehors. Ces braves enfants me font toutes mes réparations : plomberie, menuiserie, électricité… »

Elle le précéda dans la première des deux mansardes, dont elle s’était fait un petit bureau personnel. Le mobilier se composait de deux fauteuils de jardinet, d’une table chargée de dossiers et de livres de comptes ; une natte usée était jetée en travers du carrelage. Sur la table, Antoine, en entrant, avait tout aussitôt reconnu sa lampe – une grosse toupie à pétrole, coiffée d’un abat-jour de carton vert, sous lequel, jadis, par les nuits chaudes de juin bourdonnantes de phalènes, il avait préparé tant d’examens, tandis que tout dormait dans la maison. Le mur était fraîchement blanchi à la chaux. Quelques photographies y étaient épinglées : Jérôme, jeune homme, la taille cambrée, une main posée sur le dossier d’un fauteuil à capitons ; Daniel, les mollets nus, en costume de marin anglais ; Jenny, enfant, les cheveux flottants, un pigeon apprivoisé sur son poing tendu ; et une autre Jenny, jeune femme, en deuil, avec son fils sur les genoux.

Une quinte de toux obligea Antoine à prendre un siège, sans attendre d’y être invité. Lorsqu’il redressa la tête, il surprit le regard attentif de Mme de Fontanin fixé sur lui ; mais elle ne fit aucune réflexion sur sa santé.

– « Je vais profiter de votre visite pour avancer un peu mes raccommodages », dit-elle, riant avec un rien de coquetterie. « Je n’ai plus jamais le temps de faire un point » Elle repoussa la bible noire qui était sur la table pour installer à la place sa corbeille à ouvrage ; et, après un nouveau coup d’œil à sa montre, elle s’assit.

– « Daniel vous a-t-il un peu parlé ? Vous a-t-il seulement laissé examiner sa jambe ? » demanda-t-elle, en étouffant un soupir. (Daniel ne lui avait jamais laissé voir son membre mutilé.)

– « Non. Mais il m’a conté toutes ses misères… Je lui ai conseillé certains exercices de rééducation. On arrive à des résultats prodigieux avec un peu de persévérance… Il reconnaît d’ailleurs qu’il ne peine presque plus à marcher, depuis qu’il a ce nouvel appareil. »

Elle semblait ne pas avoir écouté. Les mains au creux de sa jupe, la tête levée vers la croisée, elle laissait son regard songeur errer sur les verdures du jardin.

Brusquement, elle se tourna :

– « Vous a-t-il raconté ce qui s’est passé, ici, le jour où il a été blessé ? »

– « Ici ?… Non… »

– « Dieu m’a fait la grâce de me prévenir », expliqua-t-elle gravement : « Au moment où Daniel a été atteint, j’ai reçu l’avertissement de l’Esprit. » Sa main se souleva légèrement et elle se tut, troublée. Puis, non sans quelque solennité dans sa simplicité voulue (comme si elle récitait une page des Écritureset aussi comme si elle avait un devoir à remplir en portant, devant les hommes, témoignage d’un miracle), elle poursuivit : « Ce jour-là était un jeudi. Je me suis éveillée au petit jour. J’ai senti la présence de Dieu, et j’ai voulu prier. Mais j’éprouvais un grand malaise… Depuis la création de l’hôpital, c’était la première fois que j’étais souffrante ; et je ne l’ai plus jamais été après… J’ai voulu aller ouvrir ma fenêtre pour appeler une des gardes de nuit. Je n’ai pu tenir debout. Heureusement, ne me voyant pas venir comme à l’habitude, l’une d’elles est accourue. Elle m’a trouvée immobilisée dans mon lit. Dès que je me soulevais, je retombais, prise de vertige. J’étais sans forces, comme si j’avais perdu mon sang par une plaie. Je ne cessais de penser à Daniel. J’ai prié. Mais mon état n’a fait qu’empirer pendant toute la matinée. Jenny m’a plusieurs fois amené le médecin. On m’a donné du sirop d’éther. Je ne pouvais presque pas parler. Enfin, à onze heures et demie, un peu après la première cloche du déjeuner, j’ai poussé un cri involontaire, et j’ai eu une courte syncope. Aussitôt revenue à moi, je me suis sentie mieux. Tellement mieux que, à la fin de l’après-midi, j’ai pu me lever, descendre au secrétariat, signer les états et le courrier. C’était fini. » Elle parlait d’une voix égale, un peu retenue ; elle fit une pause avant de continuer : « Eh bien, mon ami, c’est ce jeudi-là, au petit jour, que le régiment de Daniel a reçu l’ordre d’attaquer. Toute la matinée, il s’est battu comme un héros, le cher enfant, sans être blessé. Mais, un peu après onze heures et demie, un éclat d’obus lui a fracassé la cuisse. Un peu après onze heures et demie… On l’a porté au poste de secours, et de là dans une ambulance où il a été amputé, quelques heures après. Il était sauvé… » Elle secoua la tête, plusieurs fois, en le regardant. « Tout cela, naturellement, je ne l’ai su que dix jours plus tard. »

Antoine se taisait. Qu’aurait-il pu dire ?… Ce récit lui remit en mémoire la méningite de Jenny enfant, et l’intervention « miraculeuse » du pasteur Gregory. Il se souvint aussi d’un mot que le docteur Philip disait quelquefois en souriant : « Les gens ont toujours les histoires qu’ils méritent… »

Mme de Fontanin était demeurée quelques instants silencieuse. Elle avait pris son ouvrage. Mais, avant de commencer à coudre, elle pointa vers la photo de Jenny et de Jean-Paul ses lunettes qu’elle venait de tirer de leur étui :

– « Vous ne m’avez pas encore dit comment vous trouviez notre petit ? »

– « Magnifique ! »

– « N’est-ce pas ? » fit-elle, triomphalement. « Daniel me l’amène, de loin en loin, le dimanche. Chaque fois, je le trouve plus développé, plus vigoureux !… Daniel se plaint que cet enfant soit difficile, désobéissant. Mais si ce petit a du caractère, comment s’en étonner ? Et puis, il faut qu’un garçon ait de l’énergie, de la volonté… Vous ne me contredirez pas ! » dit-elle, malicieusement. « C’est dur pour moi de le voir aussi rarement. Mais il a moins besoin de moi que mes malades… » Et, comme un cours d’eau un instant détourné qui retrouve sa pente, elle se remit à parler de son hôpital.

Il l’approuvait en silence, peu désireux de répondre, car il craignait de réveiller sa toux. Depuis qu’elle avait mis ses lunettes, c’était une vieille femme. « Un teint de cardiaque », pensa-t-il de nouveau. Elle se tenait très droite dans son fauteuil, et elle cousait sans hâte dans une pose à la fois familière et majestueuse, tout en expliquant le fonctionnement de ses services et les mille soucis de la responsabilité qu’elle assumait.

« À quelque chose malheur est bon », songea Antoine. « La guerre a procuré aux femmes de cette espèce, et de cet âge, une forme inespérée de bonheur ; une occasion de dévouement, d’activité publique ; le plaisir de la domination, dans une atmosphère de gratitude… »

Comme si Mme de Fontanin eût deviné ses pensées, elle dit :

– « Oh, je ne me plains pas ! Si lourde que soit parfois ma tâche, elle m’est devenue nécessaire : je ne crois pas que je pourrai jamais reprendre ma vie d’autrefois. J’ai maintenant besoin de me sentir utile. » Elle sourit : « Savez-vous ? Il faudrait que vous fondiez, plus tard, une clinique pour vos malades : et moi, je vous la dirigerais ! » Elle ajouta aussitôt : « Avec Nicole, avec Gisèle… Avec Jenny, peut-être… Pourquoi non ? »

Il répéta, complaisamment :

– « Pourquoi non, en effet ? »

Après une courte pause, elle reprit :

– « Jenny aussi aura besoin d’une occupation dans la vie. » Elle soupira soudain, et, sans chercher à exprimer l’association secrète de ses pensées : « Pauvre Jacques. Je n’oublierai jamais cette dernière fois où je l’ai vu… »

Elle se tut de nouveau. Son retour de Vienne, au lendemain de la mobilisation, lui revint à l’esprit. Mais elle excellait à chasser les souvenirs pénibles. Elle fit, en même temps, un geste de la main pour rejeter une mèche blanche qui lui frôlait le front. Néanmoins, elle était résolue à aborder avec Antoine certaines questions qui lui tenaient à cœur :

– « Nous devons avoir confiance en la Sagesse suprême », commença-t-elle (de ce ton aimablement sentencieux qui semblait dire : « Ne m’interrompez pas. ») « Nous devons accepter les choses voulues par Dieu. La mort de votre frère a été une de ces choses-là. » Elle se recueillit une seconde avant de prononcer son jugement : « Cet amour était voué aux pires souffrances. Pour l’un et pour l’autre… Pardonnez-moi de vous dire cela. »

– « Je pense exactement comme vous », fit-il vivement. « Si Jacques avait vécu, leur existence à tous deux eût été un enfer. »

Elle l’enveloppa d’un regard satisfait, approuva en remuant plusieurs fois la tête, et se remit à coudre.

Après un nouveau silence, elle repartit de l’avant :

– « Je mentirais si je n’avouais pas que j’ai beaucoup souffert de… de tout cela… Le jour où j’ai su que ma Jenny attendait un enfant… »

Il avait souvent pensé à elle, à ce propos. Et, comme elle levait les yeux vers lui, il battit doucement des paupières, pour lui faire comprendre qu’il l’entendait fort bien.

– « Oh », fit-elle, craignant qu’il ne se méprît sur ce qu’elle avait voulu dire, « pas à cause de… de l’irrégularité de cette naissance… Non… Pas tellement à cause de cela… J’étais surtout accablée par la pensée que cette terrible aventure allait laisser, dans notre vie, ce témoignage, cette conséquence durable… Je vous parle librement, n’est-ce pas ? Je me suis dit : “Voilà l’existence de Jenny entravée pour toujours… C’est la punition ! Fiat !”… Eh bien, mon ami, je me trompais. J’ai manqué de foi. Les desseins de l’Esprit sont impénétrables ; ses voies, secrètes ; sa bonté, infinie… Ce que je supposais devoir être une épreuve, un châtiment, c’était au contraire une bénédiction divine… Un signe de pardon… Une source de joies… Et, en effet, pourquoi Dieu aurait-il châtié ? Ne savait-Il pas, mieux que nous, que le Mal n’avait joué aucun rôle dans cet entraînement ? que le cœur de ces deux enfants était demeuré pur, et chaste, même dans la faute ? »

« Comme c’est étrange », songeait Antoine, « elle devrait m’agacer au-delà de toute mesure… Et non : il y a en elle je ne sais quoi qui force le respect. Plus que le respect : la sympathie… Sa bonté, peut-être ?… En somme, c’est extrêmement rare, la bonté : la vraie, la naturelle… »

– « La part de Jenny est belle », continuait Mme de Fontanin, de sa voix chantante et ferme, sans cesser de tirer l’aiguille. « Elle possède maintenant au fond d’elle un trésor qui ennoblira toute sa vie : le souvenir d’un don total, d’un instant merveilleux ; et qui – chose exceptionnelle – n’a pas été suivi de lendemains avilissants… »

« Il y a des gens », se dit Antoine, « qui se sont fabriqué, une fois pour toutes, une conception satisfaisante du monde… Après, ça va tout seul… Leur existence ressemble à une promenade en barque, par temps calme : ils n’ont qu’à se laisser glisser au fil de l’eau, – jusqu’au débarcadère… »

– « … Et il lui reste la plus noble des tâches : un enfant à… »

– « Je l’ai trouvée toute différente, tout autre », interrompit résolument Antoine. « Très mûrie… Non, pas mûrie… Enfin, très… »

Mme de Fontanin avait posé son ouvrage sur ses genoux, et retiré ses lunettes :

– « Je vais vous confesser quelque chose, mon ami : eh bien, je crois Jenny heureuse !… Oui… Heureuse, comme elle ne l’a jamais été ; – heureuse, autant qu’il lui est permis de l’être… Car Jenny n’est pas née pour le bonheur. Enfant déjà, elle était profondément malheureuse et personne n’y pouvait rien : la souffrance était installée en elle. Pis encore : la haine de soi : elle ne parvenait pas à s’aimer, à aimer en elle la créature de Dieu. Son âme, hélas, n’a jamais été religieuse : son âme a toujours été un temple désaffecté… Eh bien, voyez les miracles que l’Esprit opère, chaque jour, en nous, autour de nous ! Toute douleur a sa récompense ; tout désordre concourt à l’Harmonie universelle… Aujourd’hui, la grâce est venue. Aujourd’hui – et mon intuition ne me trompe pas – aujourd’hui la chère enfant a trouvé, dans ce rôle de veuve et de mère, tout ce qu’elle peut atteindre de bonheur humain, tout ce que sa nature peut réaliser d’équilibre, de contentement… Et je sens maintenant en elle… »

– « Tante ! » appela une voix, dans le jardin.

Mme de Fontanin se leva :

– « Voilà Nicole de retour. »

– « Monsieur le maire est là, tante », reprit la voix. « Il voudrait vous parler. »

Mme de Fontanin avait déjà gagné la porte. Antoine l’entendit crier gaiement, du haut de l’escalier :

– « Monte un instant, ma chérie. Tu tiendras compagnie à… à quelqu’un que tu connais ! »

 

Lorsque Nicole eut poussé la porte, elle s’arrêta, interdite, dévisageant Antoine comme si elle n’était pas certaine de le reconnaître.

Il en eut un pinçon au cœur, et balbutia :

– « Vous me trouvez bien amoché, n’est-ce pas ? »

Elle rougit, et, dominant sa gêne, se mit à rire.

– « Mais non… Simplement, je ne m’attendais pas à vous trouver là. »

Ils ne s’étaient pas encore revus, car elle n’était pas venue dîner au chalet la veille, retenue auprès de ce paratyphique qu’elle n’avait pas voulu confier à une garde de nuit.

Elle, en revanche, avait plutôt rajeuni. L’éclat laiteux de son teint n’avait même pas été altéré par cette nuit blanche ; les yeux bleus avaient toujours leur eau incomparable.

Il lui demanda des nouvelles de son mari, qu’il avait rencontré deux fois, au cours de la guerre.

– « Actuellement, son auto-chir est sur le front de Champagne », dit-elle, sans cesser de promener autour d’elle son regard brillant où se mélangeaient, sans qu’on pût jamais les dissocier tout à fait, une innocence de fillette et une coquette sensualité de femme. « Beaucoup de travail… Mais il trouve encore le temps d’écrire pour des revues… J’ai reçu cette semaine un travail à faire taper… Sur la pratique du garrot, ou quelque chose de ce genre… »

Un rayon de soleil, glissant sur la rondeur de l’épaule que moulait la toile de la blouse, jouait, à chacun de ses mouvements, dans les plis de son voile, dorait la chair duveteuse de l’avant-bras nu, et faisait luire ses dents, dès qu’elle souriait. « Ce qu’elle doit éveiller de désirs chez tous ces jeunes rescapés », songea-t-il rapidement…

– « J’ai bien regretté hier de ne pouvoir rentrer au chalet », dit-elle. « Comment s’est passée la soirée ? Daniel a-t-il été aimable ? Avez-vous réussi à l’apprivoiser un peu ? »

– « Mais oui. Pourquoi ? »

– « Il est si sombre, si maussade… »

Antoine esquissa un geste apitoyé :

– « Il est à plaindre, vous savez ! »

– « Il faudrait le sortir de là », reprit-elle. « Le décider à reprendre sa peinture. » L’accent était sérieux, comme s’il se fût agi d’un véritable problème, et qu’elle eût précisément attendu la visite d’Antoine pour le résoudre. « Cette vie qu’il mène ici ne peut pas durer. Il s’abrutit. Il deviendra… »

Antoine sourit :

– « Je n’ai pas remarqué. »

– « Oh, si… Demandez à Jenny… Il est vraiment impossible… Ou bien il monte dans sa chambre dès que nous arrivons – par sauvagerie ? par bouderie ? on ne sait pas… Ou bien il reste auprès de nous, sans ouvrir le bec ; et alors, c’est comme si brusquement la température baissait dans le salon !… Sa présence gêne tout le monde… Je vous assure : vous lui rendriez un inestimable service si vous lui persuadiez qu’il doit travailler, retourner à Paris, revoir des gens, revivre ! »

Antoine se contenta de hocher la tête et de murmurer, à nouveau :

– « Il est à plaindre… »

Une défiance instinctive le tenait sur ses gardes. Sans pouvoir expliquer pourquoi, il avait l’impression que la jeune femme était mue par des pensées secrètes qu’elle n’exprimait pas.

(Ce n’était pas complètement faux. Nicole avait son idée sur Daniel, depuis un certain soir du dernier hiver. Ce jour-là, il était tard, Jenny et Gise étaient montées se coucher, et Nicole, attardée à quelque besogne qu’elle désirait finir, se trouvait seule avec son cousin devant la cheminée du salon. Soudain, il lui avait dit : « Attends, Nico, ne bouge pas ! » Et, sur le dos d’un prospectus qui traînait là, il s’était mis à crayonner un profil de Nicole. Elle s’était prêtée de bonne grâce à ce caprice imprévu. Mais, au bout d’un instant, comme avertie par un pressentiment confus, elle avait brusquement tourné la tête : Daniel ne dessinait plus ; il la couvait des yeux ; un regard odieux, chargé de désir, de fureur sombre, de honte, et peut-être de haine… Baissant aussitôt le front, il avait violemment froissé le prospectus et l’avait jeté dans le feu. Puis, sans un mot, il avait quitté la pièce. « C’est donc ça ! », s’était dit Nicole, atterrée, « il m’aime encore. » Elle n’avait rien oublié du temps lointain où elle habitait chez sa tante, à Paris, et où Daniel adolescent la traquait, comme un possédé, dans tous les coins de l’appartement. Cet amour frénétique et vain, qu’elle croyait depuis longtemps dissipé, s’était réveillé sans doute dans la cohabitation au chalet… De ce jour-là, tout était devenu clair aux yeux de Nicole ; l’amour de Daniel expliquait tout : son air renfermé, inquiet, ses bouderies, son obstination à ne pas quitter Maisons et à mener cette existence recluse, oisive et chaste, si opposée à ses habitudes et à son tempérament.)

– « Voulez-vous mon avis ? » reprit Nicole, sans se douter combien son insistance paraissait suspecte à Antoine. « Daniel est à plaindre, vous avez raison. Mais ce n’est pas seulement de son infirmité qu’il souffre. Non… Les femmes ont de ces intuitions, vous savez… Il doit souffrir d’autre chose encore… D’une chose intime, et qui le ronge… Quelque amour malheureux, peut-être… Quelque passion, sans espoir… »

Elle craignit brusquement de s’être trahie, et rougit légèrement. Mais Antoine ne la regardait pas. La vision de Daniel, allongé à l’ombre des platanes, mâchonnant sa chique, l’œil vague et les mains sous la nuque, passa devant les yeux d’Antoine.

– « C’est possible », fit-il, naïvement.

Elle se mit à rire, rassurée.

– « Enfin, voyons, vous vous rappelez comme moi la vie que Daniel menait à Paris, avant la guerre !… »

Elle n’acheva pas : elle venait d’entendre le pas de sa tante sur le palier.

Mme de Fontanin portait un paquet de paperasses :

– « Excusez-moi ; je reviens, mais c’est pour repartir tout de suite… » Elle souleva le tas de lettres et de plis administratifs qu’on venait de lui remettre. « Nous sommes accablés d’états quotidiens, que nous devons envoyer en plusieurs exemplaires aux autorités. Mon courrier de l’après-midi me demande deux heures, tous les jours ! »

– « Je vais vous laisser », dit Antoine, qui s’était levé.

– « Il faudra revenir. Restez-vous quelque temps avec nous ? »

– « Hé, non… je pars demain. »

– « Demain ? » fit Nicole.

– « Je dois être de retour au Mousquier vendredi. »

Ils descendirent tous trois le petit escalier branlant.

Mme de Fontanin consulta son poignet :

– « Je vais tout de même vous accompagner jusqu’à la grille… »

– « Et moi, je vous quitte », s’écria Nicole. « À ce soir. »

 

Dès que la jeune femme se fut éloignée, Mme de Fontanin, sans s’arrêter, demanda, d’une voix troublée :

– « Nicole vous parlait de Daniel, n’est-ce pas ? Le pauvre enfant… Je pense à lui bien des fois chaque jour. Je prie pour lui… Elle est si lourde, la croix qu’il porte ! »

– « Au moins, vous êtes sûre qu’il vivra, Madame. Malgré tout, par le temps qui court, cette certitude n’est pas sans prix ! »

Elle n’eut pas l’air de vouloir comprendre. Ce n’était pas sous cet angle-là qu’elle voyait les choses.

Ils firent quelques pas en silence.

– « Toute la journée, seul… », reprit-elle. « Seul, avec son infirmité ! Seul avec ce regret, qu’il ne confie à personne… Pas même à moi ! »

Antoine s’arrêta au milieu de l’allée, avec un regard franchement interrogatif.

– « On comprend si bien ce qu’il peut éprouver, le cher enfant », continua Mme de Fontanin, sur le même ton, assuré et douloureux : « Avec sa nature ardente, généreuse… Se sentir encore plein de courage, de santé ! Et voir sa Patrie envahie… menacée… Sans plus rien pouvoir pour elle ! »

– « Vous croyez que c’est cela ? » hasarda Antoine. Il s’attendait si peu à cette explication, qu’il n’avait pu dissimuler son incrédulité.

Elle redressa le buste, et un sourire entendu, avivé d’une pointe de fierté, passa sur ses lèvres :

– « Daniel ? C’est très simple, et c’est, hélas, sans remède… Daniel est inconsolable de ne plus pouvoir faire son devoir. » Et, comme Antoine ne semblait pas encore complètement convaincu, elle ajouta, avec un visage austère et buté :

– « Tenez, ce que je vous dis est si vrai que, si Daniel redoute de venir à l’hôpital, ce n’est pas tant, comme il le dit, parce que le trajet le fatigue. Non : c’est parce qu’il lui est intolérable de se trouver parmi tous ces garçons, tous ces soldats, qui ont le même âge que lui, qui ont été blessés comme lui, mais qui, eux, sont à la veille de pouvoir repartir se battre ! »

Il ne répondit rien. Ils arrivèrent en silence à proximité de la grille. Mme de Fontanin s’arrêta :

– « Dieu seul sait quand nous nous reverrons », dit-elle, en le considérant avec émotion. Elle prit la main qu’Antoine lui tendait, et la retint un moment entre les siennes : « Bonne chance, mon ami. »

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