XI

« Ils parlent tous de Daniel comme d’une énigme », songeait Antoine, en traversant la place. « Et chacun me donne son interprétation personnelle… Et, bien probablement, il n’y a pas d’énigme du tout ! »

Un peu las, mais surpris et satisfait de ne pas l’être davantage, il s’achemina sans hâte vers la propriété des Fontanin. Il était soulagé d’être seul. La grande avenue de tilleuls s’allongeait devant lui, jusqu’à la forêt. Le soleil de quatre heures, déjà bas, s’insinuait entre les troncs, et couchait sur le sol de longues traînées flamboyantes. Par instants, se souvenant des routes poussiéreuses du Midi, il humait avec gourmandise cet air léger, aigrelet, saturé des senteurs printanières de l’Île-de-France.

Mais le cours de ses pensées était triste. Ce séjour à Maisons remuait trop de souvenirs. La visite à la villa Thibault avait fait lever trop de fantômes. Ils l’accompagnaient, sans qu’il pût se défendre d’eux. Sa jeunesse, sa santé d’autrefois… Son père, Jacques… Jacques, en ces vingt-quatre heures, lui était redevenu tout proche. Jamais encore il n’avait senti à ce point que la disparition de Jacques le privait d’un être absolument irremplaçable : son seul frère… Non, jamais, depuis la mort de Jacques, jamais il n’avait si exactement mesuré l’irréparable de cette perte. Il se reprochait même d’avoir attendu jusqu’à maintenant pour ressentir ce désespoir vrai, ce désespoir nu. Comment cela était-il possible ? Les circonstances, la guerre… Il se souvenait très bien du moment où il avait reçu la lettre de Rumelles – cette lettre après laquelle il eût été insensé de conserver le moindre espoir. Elle lui avait été remise, un soir, dans la cour de l’ambulance de Verdun, quelques heures à peine avant le départ de sa division pour le secteur des Éparges. Il s’attendait à la nouvelle ; et, cette nuit-là, dans le tohu-bohu du départ, il n’avait pas eu le temps de s’abandonner au chagrin. Pas davantage, d’ailleurs, au cours des deux semaines qui avaient suivi : des déplacements successifs, sous la pluie, dans la boue ; la difficulté d’assurer son service dans les ruines de ces petits villages de la Woëvre ; une vie harassante, qui ne laissait aucune place aux soucis personnels. Plus tard, au repos, quand il avait relu la lettre, répondu à Rumelles, il s’était trouvé habitué à cette mort, sans y avoir beaucoup pensé. Mais aujourd’hui, dans ce cadre retrouvé de la vie familiale, son regret prenait tardivement consistance ; l’irréparable l’obsédait avec une acuité insolite. Même là, dans ces avenues, chaque détail du paysage lui rappelait des souvenirs, des jeux. Ensemble, malgré leur différence d’âge, Jacques et lui avaient, d’un bond, franchi ces barrières blanches ; ensemble, ils s’étaient roulés dans cette herbe de mai, avant la fenaison ; ensemble, ils avaient bouleversé, à la pointe d’un bâton, ces nids d’insectes à dos plats qui grouillent entre les racines moussues des tilleuls, et qu’ils appelaient des « soldats » parce que leur carapace est d’un rouge garance et porte d’étranges soutaches noires. Ensemble, par des après-midi pareils à celui-ci, ils avaient longé ces palissades et ces haies, arraché au passage des grappes de cytise ou de lilas, suivi ce chemin à bicyclette, avec, sur leur guidon, un maillot de bain ou une raquette. Et, là-bas, ce portail ombragé d’acacias lui rappelait l’année où, encore un gamin, il allait pendant les vacances prendre des répétitions chez un professeur de lycée, en villégiature à Maisons. Souvent, à la tombée du jour, en septembre, pour qu’il n’errât pas seul dans le parc, Mademoiselle et Jacques venaient l’attendre à ce portail. Il revit son frère, bambin de trois ans, s’échappant des mains de Mademoiselle, courant à sa rencontre, et se suspendant à son bras pour lui conter dans son jargon les menus faits de sa journée…

Il y rêvait encore lorsqu’il arriva au chalet. Et quand il eut poussé la petite porte, et qu’il vit, à l’entrée du jardin, Jean-Paul quitter soudain la main de l’oncle Dane pour se précipiter au-devant de lui, c’est Jacques qu’il crut voir courir, avec sa tignasse rousse et ses gestes décidés. Plus ému qu’il ne voulait le laisser voir, il saisit le petit dans ses bras, comme il faisait jadis avec son frère, et le souleva pour l’embrasser. Mais Jean-Paul, qui ne supportait pas d’être contraint, fût-ce à recevoir une caresse, se débattit et gigota avec une telle vigueur qu’Antoine, essoufflé et riant, dut le reposer à terre.

Daniel, les mains dans ses poches, contemplait la scène.

– « Est-il musclé, le gaillard ! » dit Antoine, avec une fierté quasi paternelle. « Ces coups de reins qu’il donne ! Un poisson qu’on vient de sortir de l’eau ! »

Daniel sourit, et il y avait, dans son sourire, une fierté toute semblable à celle d’Antoine. Puis il leva la main vers le ciel :

– « Belle journée, n’est-ce pas ?… Encore un été qui commence… »

Antoine, un peu oppressé par sa lutte avec Jean-Paul, s’était assis au bord de l’allée.

– « Vous restez là un instant ? » demanda Daniel. « Il y a longtemps que je suis debout, il faut que j’aille allonger ma jambe… Voulez-vous que je vous laisse le petit ? »

– « Volontiers. »

Daniel se tourna vers l’enfant :

– « Tu rentreras tout à l’heure avec l’oncle Antoine. Tu vas être sage ? »

Jean-Paul baissa le front, sans répondre. Il décocha vers Antoine un coup d’œil en dessous, suivit d’un regard hésitant Daniel qui s’en allait, parut un instant vouloir le rejoindre ; mais, l’attention attirée par un hanneton qui venait de choir à ses pieds, il oublia aussitôt l’oncle Dane, s’accroupit, et demeura en contemplation devant les efforts de l’insecte qui ne parvenait pas à se remettre sur ses pattes.

« Le mieux pour l’acclimater, c’est de ne pas avoir l’air de m’occuper de lui », se dit Antoine. Il se souvint d’un jeu qui amusait son frère à cet âge : il ramassa un épais morceau d’écorce de pin, sortit son couteau, et, sans rien dire, se mit à sculpter le bois en forme de barque.

Jean-Paul, qui l’observait à la dérobée, ne tarda pas à s’approcher :

– « À qui c’est le couteau ? »

– « À moi… L’oncle Antoine est soldat, alors il a besoin d’un couteau pour couper son pain, pour couper sa viande… »

Visiblement, ces explications n’intéressaient pas Jean-Paul.

– « Qu’est-ce que tu fais ? »

– « Regarde… Tu ne vois pas ? Je fais un petit bateau. Je fais un petit bateau pour toi. Quand ta maman te donnera ton bain, tu mettras le bateau dans la baignoire, et il restera sur l’eau, sans tomber au fond. »

Jean-Paul écoutait, le front plissé par la réflexion. Par un certain malaise aussi : cette voix faible et rauque lui causait une sensation désagréable.

Il paraissait d’ailleurs n’avoir rien compris au discours d’Antoine. Peut-être n’avait-il jamais vu de bateau ?… Il poussa un gros soupir ; et s’attaquant au seul détail qui l’avait frappé parce que ce détail était d’une flagrante inexactitude, il rectifia :

– « D’abord, moi, mon bain, c’est pas maman : c’est oncle Dane ! »

Puis, parfaitement indifférent au travail d’art d’Antoine, il retourna vers son hanneton.

Sans insister, Antoine jeta la barque, et posa le couteau près de lui.

Au bout d’un instant, Jean-Paul était revenu. Antoine essaya de renouer les relations :

– « Qu’est-ce que tu as fait de beau, aujourd’hui ? Tu as été te promener dans le jardin avec l’oncle Dane ? »

L’enfant parut chercher jusque dans l’arrière-fond de sa mémoire, et fit signe que oui.

– « Tu as été sage ? »

Nouveau signe affirmatif. Mais presque aussitôt, il se rapprocha d’Antoine, hésita une seconde, et confia, gravement :

– « Ze ne suis pas sûr. »

Antoine ne put s’empêcher de sourire :

– « Quoi ? Tu n’es pas sûr d’avoir été sage ? »

– « Si ! Moi été sage ! » cria Jean-Paul, agacé. Puis, repris par le même étrange scrupule, et fronçant comiquement le nez, il répéta, en détachant les syllabes : « Mais ze ne suis pas sûr. »

Il passa derrière Antoine, comme s’il s’éloignait, et, se penchant soudain, voulut subrepticement s’emparer du couteau resté à terre.

– « Non ! Pas ça ! » gronda Antoine, en posant la main sur son couteau.

L’enfant, sans reculer, lui lança un regard courroucé.

– « Pas jouer avec ça ! Tu te couperais », expliqua Antoine. Il referma le couteau, et le glissa dans sa poche. Le petit, vexé, restait dressé sur ses ergots, dans une pose de défi. Gentiment, pour faire la paix, Antoine lui présenta sa main grande ouverte. Un éclair brilla dans les prunelles bleues : et, saisissant la main tendue comme s’il voulait l’embrasser, l’enfant y planta ses petits crocs.

– « Aïe… », fit Antoine. Il était si surpris, si déconcerté, qu’il n’eut même pas la tentation de se fâcher. « Jean-Paul est méchant », dit-il, en frottant son doigt mordu. « Jean-Paul a fait mal à l’oncle Antoine. »

Le gamin le regardait avec curiosité :

– « Beaucoup mal ? » demanda-t-il.

– « Beaucoup mal. »

– « Beaucoup mal », répéta Jean-Paul, avec une satisfaction manifeste. Et, pivotant sur ses talons, il s’éloigna en gambadant.

L’incident avait rendu Antoine perplexe : « Simple besoin de vengeance ? Non… Alors quoi ? Il y a toutes sortes de choses dans un geste de ce genre… Très possible que, devant ma défense, devant la difficulté de l’enfreindre, le sentiment de son impuissance ait atteint tout à coup un paroxysme intolérable… Peut-être n’est-ce pas tant pour me faire mal, pour me punir, qu’il s’est jeté sur ma main. Peut-être a-t-il cédé à un besoin physique, un besoin irrésistible de détendre ses nerfs… D’ailleurs, pour juger une réaction comme celle-là, il faudrait commencer par pouvoir mesurer le degré de convoitise. L’envie de saisir ce couteau était peut-être impérieuse – à un point qu’un adulte ne soupçonne pas !… »

Du coin de l’œil, il s’assura que Jean-Paul restait à portée. L’enfant, à une dizaine de mètres de là, s’efforçait de grimper sur une levée de terre, et ne se souciait de personne.

« Cette réaction rancunière, Jacques, sans aucun doute, en aurait été capable », se disait Antoine. « Mais aurait-il été jusqu’au coup de dents ? »

Il faisait appel à ses souvenirs pour mieux comprendre. Il ne résistait pas à la tentation d’identifier le présent avec le passé, le fils avec le père. Ces sentiments embryonnaires de révolte, de rancune, de défi, d’orgueil concentré et solitaire, qu’il avait déchiffrés au passage dans le regard de Jean-Paul, il les reconnaissait : il les avait maintes fois surpris dans les yeux de son frère. L’analogie lui semblait si frappante, qu’il n’hésitait pas à la pousser plus loin encore : et jusqu’à se persuader que l’attitude insurgée de l’enfant recouvrait ces mêmes vertus refoulées, cette pudeur, cette pureté, cette tendresse incomprise, que Jacques, jusqu’à la fin de sa vie, avait dissimulées sous ses violences cabrées.

Craignant de prendre froid, il s’apprêtait à se lever, lorsque son attention fut sollicitée par les acrobaties bizarres auxquelles se livrait le petit. La butte qu’il essayait de prendre d’assaut pouvait avoir deux mètres de haut ; sur la droite et sur la gauche, ce talus rejoignait le sol par des plans inclinés, d’accès facile ; mais, sur la face centrale, l’escarpement était abrupt, et c’est par ce côté que l’enfant avait justement choisi de grimper. Plusieurs fois de suite, Antoine le vit prendre son élan, gravir la moitié de la pente, glisser et rouler à terre. Il ne pouvait se faire grand mal : un tapis d’aiguilles de pin amortissait les chutes. Il semblait tout à son affaire : seul au monde avec ce but qu’il s’était fixé. Chaque tentative le rapprochait de la crête, et chaque fois il dégringolait de plus haut. Il se frottait les genoux, et recommençait.

« L’énergie des Thibault », songea Antoine complaisamment. « Chez mon père, autorité, goût de domination… Chez Jacques, impétuosité, rébellion… Chez moi, opiniâtreté… Et maintenant ? Cette force que ce petit a dans le sang, quelle forme va-t-elle prendre ? »

Jean-Paul s’était de nouveau lancé à l’attaque : avec tant d’intrépidité rageuse, qu’il avait presque atteint le sommet du talus. Mais le sol s’effritait sous ses pieds, et il allait une fois de plus perdre l’équilibre, lorsqu’il saisit une touffe d’herbe, parvint à se retenir, donna un dernier coup de reins, et se hissa sur la plate-forme.

« Je parie qu’il va se retourner pour voir si je l’ai vu », pensa Antoine.

Il se trompait. Le gamin lui tournait le dos et ne s’occupait pas de lui. Il se tint une minute sur le faîte, bien campé sur ses petites jambes. Puis, satisfait sans doute, il descendit tranquillement par l’un des plans inclinés, et, sans même jeter un regard en arrière sur le lieu de son succès, il s’adossa à un arbre, retira une de ses sandales, secoua les cailloux qui y étaient entrés, et se rechaussa avec application. Mais, comme il savait qu’il ne pouvait boutonner lui-même la patte de cuir, il vint vers Antoine, et, sans un mot, lui tendit son pied. Antoine sourit et, docilement, rattacha la sandale.

– « Maintenant nous allons rentrer à la maison, veux-tu ? »

– « Non. »

« Il a une façon très personnelle de dire non », remarqua Antoine. « Jenny a raison : c’est moins un désir de se dérober à la chose particulière qui lui est demandée, qu’un refus général, prémédité… Le refus d’aliéner la moindre parcelle de son indépendance, pour quelque motif que ce soit ! »

Antoine s’était levé :

– « Allons, Jean-Paul, sois gentil. L’oncle Dane nous attend. Viens ! ».

– « Non. »

– « Tu vas me montrer le chemin », reprit Antoine, pour tourner la difficulté. (Il se sentait fort gauche dans ce rôle de mentor.) « Par quelle allée va-t-on passer ? Par celle-ci ? Par celle-là ? » Et il voulut prendre l’enfant par la main. Mais le petit, buté, avait croisé ses bras sur ses reins :

– « Moi, ze dis : non ! »

– « Bien ! » fit Antoine. « Tu veux rester là, tout seul ? Reste ! » Et il partit délibérément dans la direction de la maison, dont on apercevait, entre les trônes, le crépi rose enflammé par le couchant.

Il n’avait pas fait trente pas qu’il entendit Jean-Paul galoper derrière lui pour le rejoindre. Il résolut de l’accueillir gaiement, comme s’il n’y avait pas eu d’incident. Mais l’enfant le dépassa en courant, et, sans s’arrêter, lui jeta insolemment au passage :

– « Moi, ze rentre ! Parce que, moi, ze veux ! »

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